Ce texte raconte l’histoire de Fatima et Ouday, un couple syrien qui s’est adonné à la tâche d’enterrer les cadavres des victimes inconnues. Il s’agit d’une fiction qui s’inscrit au sein d’un projet littéraire et philosophique commun avec Alaa Al-Rach pour traiter de la problématique des récits de la mort omniprésente dans le contexte syrien.
Entre les vivants et les morts
du pain et du sel partagés !
Auparavant j’avais très peur des cadavres. Je me souviens toujours comment enfant, j’avais mouillé mon pantalon à la vue d’un corps froid. Mon grand-père était à côté de moi, et le corps étendu était celui de ma grand-mère. Mais, était-elle son corps ou avait-elle un corps qui n’est plus ? Je ne sais pas ! La scène était absurde, et mon grand-père essayait vainement de retenir un sanglot, pour qu’une larme déborde à la fin de ses yeux incapables de la contenir. Au rythme des gouttelettes qui ruisselaient de ses yeux, j’ai pu enfin m’approcher de la chose jaune, mais je n’ai pas réussi à l’embrasser jusqu’à ce que je me souvienne qu’elle avait un nom : Oum Raed, ma grand-mère !
Aujourd’hui, vingt ans plus tard, j’abandonne l’écriture et les articles sur la politique, afin de revenir au monde des cadavres, après que l’armée ait envahi la ville, et démoli les maisons pour séparer les morts de leurs récits. Les corps s’entassaient au fil des jours, et les manifestants continuaient à traverser les rues et à déranger les cieux : « O Dieu, nous n’avons que toi, ô Dieu… ». Ainsi, commença l’histoire de l’humanisation des cadavres !
Le cadavre par terre a le corps d’un récit
J’ai ramené à la maison un corps sans nom : une vieille que les soldats ont tuée et abandonnée sans pièce d’identité. Fatima, ma femme, a pleuré quand elle a vu le cou tranché. Puis, elle s’est calmée pour méditer longuement sur le cadavre, et c’est ainsi qu’elle s’est égarée dans le visage creusé de rides. Quant à moi, je me suis englouti, étouffé, dans ma tenue de silence délabrée, mais un air nostalgique du Coran s’est emparé de moi : « O toi, âme apaisée, retourne vers ton Seigneur… ».
Fatima n’a pas dormi cette nuit-là, elle s’est contentée de regarder la femme-miroir, jusqu’à l’incorporer presque dans son propre corps. Quant à moi, je me suis abandonné à l’oreiller, pour entrevoir ma femme, entre deux sommes, sa tête tombant sur l’épaule de l’être inconnu, comme une sorte de prophète qui tente vainement de redonner la vie à un mort.
Le matin Fatima m’a demandé avec empressement : « Mais comment s’appelle-t-elle ? ». J’y ai répondu avec une certaine moquerie : « Mais comment veux-tu que je le sache ?! » Cependant j’ai avalé ma salive douloureusement, la gorge serrée, comme si c’était de la pierre. J’étais terrifié, j’ai rêvé la veille de cette femme, elle me regardait dans mon rêve et me souriait de son sourire de mort. « Donne-moi un nom ! », m’a-t-elle dit, « donne-moi un nom, mon fils, afin que je puisse habiter la mort, que je ne sois plus une âme errante ! ».
J’étais encore tout absorbé par les détails de mon rêve, lorsque ma femme s’est tourné vers moi en disant : « Appelons-la Fatima ! ». Je n’étais pas d’accord, mais je n’avais pas la force d’y résister, j’ai hoché la tête en signe d’acceptation, pour laisser la vieille Fatima s’ensevelir dans le cimetière des noms avant de l’enterrer définitivement dans le « Jardin des morts ».
La mort : des noms et des débris
Les soldats ont envahi à nouveau la ville, et je suis retourné au ramassage des noms et des débris. Un jour j’ai ramené un mort sans identité : un moustachu, dont les yeux sont restés ouverts. Un cadavre qui me regarde, et dans la noirceur de ses orbites sommeille un dernier souvenir. La clarté de ses traits raconte l’indicible, je me sens perplexe : que regardait-il avant d’être tué ? Je ne sais pas… J’ai demandé alors à Fatima : « Comment un vivant ose-t-il fermer les yeux des morts ? ». Silence absolu, elle me répondit au bout d’un moment en disant : « Laisse-les ouverts, Ouday. Le mort voulait peut-être emporter avec lui la dernière impression que ses yeux ont enregistrée. Laisse-les ouverts pour que les autres morts croient que la bien-aimée de cet inconnu était belle ! ». Les mots de Fatima me semblaient logiques, après tout il n’y a pas de passeport pour le monde des morts, excepté les trames des contes et quelques vieux souvenirs qui ne meurent, peut-être, jamais ! J’ai eu envie de lui répondre : « Qu’en sais-tu que sa bien-aimée était la dernière chose qu’il avait vue avant qu’il ne meure ? ». Mais je me suis retenu parce que je crois en l’intuition féminine. « Qu’on l’appelle alors : le mort aux yeux ouverts », j’ai fini par lui dire.
Fatima voulait prendre en photo le mort aux yeux ouverts, pour immortaliser son souvenir sur un mur et l’envelopper d’un ruban noir soyeux, signe de deuil. Mais j’ai refusé parce que je craignais les morts et leur insolence ! Les morts se rebellent contre les barreaux de l’image, et contre la fin des histoires que nous tissons pour les emprisonner, nous nous soulageons alors en les pleurant. Le mort n’est pas une photo qui reste accrochée à un endroit, d’ailleurs les murs de la maison se sont imprégnés de lui, les trottoirs des routes également, ainsi que le coin de café où il s’est attablé vivant pour jouer aux dés. Il n’est plus dans un endroit, il est devenu lui-même l’endroit. J’ai dit à Fatima : « Laisse-le libre sans une photo qui l’encadre, qu’il reste nomade dans son nom étranger, que son histoire demeure éventuelle avec un dénouement dérisoire, duquel nous ramassons les éclats de souvenirs qui s’éparpillent de ses yeux ouverts ». « La cruauté de la vie ! », m’a-t-elle répondu, avant d’aller au lit.
C’était mon tour de passer une nuit sans sommeil, de me perdre dans les détails du cadavre aux yeux ouverts sur tout et sur le néant. J’ai réalisé ainsi que mon intérêt pour les corps n’était pas uniquement une sorte de vénération pour mes hôtes, parce que ces morts sont devenus de la famille, ils se multiplient et se reproduisent… Je me suis souvenu cette nuit, de ce que me disait ma grand-mère à propos des morts, une histoire qu’elle m’a racontée quand j’étais môme : « Quand tu chantes langoureusement un mort, à minuit, dans la pleine lune, il se réveillera un jour pour que tu prennes sa place ! »
Le corps qui est resté sans nom
Nous avons retiré un corps des décombres d’un bâtiment démoli. C’était un cadavre neutre à l’extrême. Pas de sourire aux lèvres, pas de moues non plus, ni des yeux ouverts qui laissent fuir quelque chose du passé. Un corps fermé sans histoire… Quel nom pouvons-nous lui attribuer pour qu’il ne se perde pas dans l’oubli, et quoi écrire sur sa pierre tombale ? J’ai discuté longuement avec ma femme, nos voix se sont élevées sans arriver à nous mettre d’accord sur un nom quelconque. J’ai proposé à la fin de lui donner un numéro et de tracer : « Ici gît le mort numéro 20 ». Mais ma femme a refusé de laisser le corps sans nom de peur qu’il ne devienne sauvage ou qu’il ne se transforme en loup. « Les loups que tu entends hurler, ce sont tous ces morts qu’on a délaissés », disait Fatima. Ainsi, elle a décidé de l’appeler : « le cadavre qui est resté sans nom ». « Quel est ce nom étrange ?! », me disais-je pour me résigner enfin : « C’est le nom qui scrute la réalité des morts : vous demeurez étrangers dans notre vie, mais proches pourtant ! Pour cela, nous vous inventerons des histoires et des noms pour que la vie continue… »
Les cadavres ont leurs philosophies !
Lorsque nous avons baptisé le nom du cadavre par l’innommable, le non-nom, Fatima s’est mise à pleurer, et elle est sortie en maudissant la sauvagerie de la vie. Mais moi je me suis remis au chant nostalgique en me rappelant ses paroles avant qu’elles ne disparaissent : « La mort c’est la naissance des récits, et un contrat entre les cadavres et les vivants ! »
J’ai fixé à nouveau le corps nu qui gît devant moi. Le cadavre que nous nous apprêtions à laver nous livre tout dans la neutralité absolue de la mort. Je le retourne vers la droite ou vers la gauche, il m’obéira, il ne résistera point. Aucun organe ne lui fait honte, il n’a rien à me cacher, et pourtant il se dérobe à moi et me cache tout.
Le mort se livre pour nous charger de tisser son histoire, afin qu’il ne devienne pas néant. Et s’il reste de nom inconnu, il a bel et bien un nom qui raconte son étrangeté, son dépaysement : « Le cadavre qui est resté sans nom » !
Ma femme est retournée à la maison pour éparpiller quelques fleurs de grenadiers sur la poitrine du mort. Il est maintenant un cadavre dans la maison, et un nom à inventer afin de le préserver de l’esseulement et du retour à l’état sauvage. Mais dans l’imaginaire de Fatima c’est une toute autre histoire, elle me l’a racontée les yeux fermés : « Je le vois là-bas, debout à côté de sa femme, regardant prudemment par la fenêtre pour guetter l’entrée des soldats dans le quartier avant que la balle ne perfore son corps… »
Ainsi le mort a péri, et nous lui avons confié des fleurs et un baiser pour qu’il le dépose sur le front de sa maman, là-bas dans le monde blanc éclatant. Ainsi, nous lui avons fourni un nom pour que son corps se mêle au corps des mots, pour qu’il dise à ses collègues, les morts : « Là-bas à Homs, ils ont pris soin de moi, ils m’ont habillé d’un récit et d’un linceul, mais ils n’ont pas voulu posséder mon nom ! »
Le nom qui est resté sans cadavre
Les soldats ont tué Fatima et ont dérobé son corps pour le faire disparaître. Seul un morceau de châle noir est resté, a échappé à leur barbarie, et un nom. Je l’ai pleurée, et pleuré avec toutes ses histoires et ses noms égarées. Longtemps s’est faufilée parmi les émotions sa chanson pour les morts : « Revenez-moi mes bien-aimés, même si vous êtes déjà morts ! ». Des voisins m’ont raconté ce jour-là comment, en rentrant à la maison, elle est morte en souriant quand on lui a tiré dessus. Elle est morte sans un baiser d’adieu, ou un baiser confié pour le remettre à nos proches disparus là-bas, elle est morte sans enterrement pour se révolter contre les rituels.
Dans les affres de la tristesse, parmi la foule venue pour les condoléances, j’ai entrevu, si je me souviens bien, un homme au visage semblable à celui du « cadavre qui est resté sans nom ». Est-il venu remercier Fatima pour le nom et pour l’histoire ? Ou bien pour l’accueillir avec son implacable neutralité dans le monde des morts ? Il m’a semblé se tenir à distance en agitant la main, tout en fixant des yeux la table sur laquelle gisait son corps avant d’être enterré.
Dans cette nuit lunaire, Fatima m’est apparu souriante dans mon rêve, avec des rides qui marquaient son beau visage, et elle m’appelait…
Dernière remarque
Ce sont des bribes de l’histoire de Ouday, retirés par son copain de son journal qui résiste à l’oubli. Ouday est tombé en martyr le 25 mai dernier, en essayant de sauver un enfant, pour qu’il soit pleuré par tous ceux qui sont morts, avant que les vivants ne se lamentent sur lui…
Nibras Chehayed