La culture du vivre-ensemble
La liberté de croyance
par Mustapha Cherif
Journal L'Expression -
22 Août 2010 - Page 9 (extraits)
Une récente polémique...
Une récente polémique, rapportée par des journaux nationaux, au sujet de la liberté religieuse et du droit à la différence m'a étonné,
et m'amène à revenir sur la question. Je ne pouvais imaginer que l'on puisse dire que la divergence est admise seulement en politique
et non pas en religion. (...)Ces propos étranges ont été rapportés comme venant de notre ministre des Affaires religieuses et des Wakfs.
J'ai pris soin de prendre attache avec lui, connaissant bien son souci d'oeuvrer au vivre-ensemble et
au respect entre les croyants de différentes religions.
D'emblée, je lui pose amicalement la question:
« Je ne peux pas croire que ces paroles médiatisées expriment votre pensée, car depuis longtemps vous dites avec sagesse, clarté et
justesse que l'Algérie et l'Islam respectent les Gens du Livre, les chrétiens. (...)Que se passe t-il? Si ce sont vos propos,
cela contredit votre position et la doctrine de la Sunna.»
Avec le sourire, il me répond:
«Soyez rassuré.(...) J'ai voulu dire que parfois c'est une attitude politique, de révolte, ou d'opposition politique qui
se transforme, sans justificatif valable, en "conversion" religieuse. En effet, je considère que le désaccord politique,
chose naturelle et admissible, ne doit pas conduire à un changement de religion. Il ne faut pas confondre les deux niveaux.
Je ne voulais rien dire de plus.»
La doctrine
Dans mon prochain ouvrage prévu pour octobre, édité chez Barzakh, qui relate ma rencontre inédite avec le pape, j'approfondis
la question du dialogue interreligieux. Il faut savoir que, sur le plan des principes, de la doctrine et de la problématique,
dans le Coran, Dieu menace franchement, sévèrement et lourdement les apostats, ceux qui quittent l'Islam. L'apostasie est présentée
comme une faute grave et un acte foncièrement négatif.(...) Il (L'islam) a prouvé que la liberté est le fondement de l'existence.
L'acceptation de la liberté religieuse, de conscience et de culte est conforme aux préceptes coraniques et à la pratique du Prophète (Qsssl).(...)
Si le droit de changer de religion et de témoigner de sa foi doit être garanti, par contre il est légitime de vouloir se protéger des pratiques du
prosélytisme agressif et manipulateur, notamment en direction de personnes fragiles. Le prosélytisme, avec des méthodes
semblables à celles des sectes, à visée de déstabilisation des sociétés, d'exploitation et de domination, est inadmissible.
Qu'un propagandiste use de moyens douteux pour répandre sa foi, tirant parti des faiblesses des autres, est inacceptable.
Par détournement du problème, certains réfutent le droit légitime à un Etat de réglementer et de contrôler les activités des cultes,
et non point l'intimité, les sentiments et les consciences. Nul ne peut nier que le prosélytisme d'extrémistes chrétiens, qui cherchent
à convertir par tous les moyens, sont une campagne de déstabilisation des musulmans avec des soubassements politiciens, économiques et idéologiques.
Il ne s'agit pas du droit de témoigner de sa foi, tout comme les musulmans ont le droit de témoigner et d'annoncer le Coran,
mais de la tentative inacceptable d'exploiter la détresse, de détourner des personnes fragiles de leur société et de leurs racines.
Le principe de la liberté de conscience et de culte n'autorise pas à abuser de l'hospitalité. (...)
Certains étrangers se drapent dans le noble principe de la liberté de conscience pour agresser des peuples. Dans le monde entier,
il y a une offensive des extrémistes d'organisations - chrétiennes - protestantes. Ce sont souvent des sectes américaines très riches
qui cherchent à endoctriner et convertir superficiellement le plus grand nombre de personnes possible par des procédés odieux. Ils sont
liés au néo-conservatisme, à la propagande fumeuse du choc des civilisations et à l'ambition d'hégémonie sur le monde entier.
En Amérique du Sud, en Afrique, au Maghreb, partout, ils sévissent. (...)
Dialoguer et non pas convertir
Aux yeux de tout musulman, l'Islam est la religion finale et parfaite qui, de surcroit, reconnaît les autres prophètes; mais
Dieu guide à Sa lumière qui Il veut, et demande dans la vigilance, de respecter la différence, qui est une épreuve.
On doit discerner, avec clarté que, contrairement à la dérive sectaire «d' évangéliques» qui mettent à profit l'indigence de
familles et groupes désorientés et qui, sous couvert d'actions de bienfaisance, s'adonnent à des activités de prosélytisme qui
créent de la souffrance, visant même des mineurs, les catholiques, et même des protestants, qui vivent en terre musulmane, comme
en Algérie, sont serviteurs, humbles et pacifiques. Ils ne font pas de prosélytisme et respectent le peuple musulman.
Leur conduite vertueuse est un message qui impose le respect. (...)
L'Algérie, dont l'islamité constitue l'âme du peuple et son identité profonde,
n'est pas une terre antichrétienne. La pédagogie du discernement doit être transmise.
Mustapha Cherif
Réponse de Thierry Becker
le 3 septembre 2010
Mon cher Mustapha,
Merci pour le texte que tu m'as envoyé et que j'ai lu et relu avec grande attention.
Voici quelques réflexions qu'il me suggère.
Une mise au point
D'abord, un grand merci d'avoir fait cette démarche auprès du Ministre des Affaires religieuses, El Watan
du lundi 30 août a publié une note de mise au point rassurante laquelle, par ailleurs, contient une inexactitude
qui induit l'erreur dans l'esprit des lecteurs : il n'y a pas « 199 ministres du culte de nationalité française »
en Algérie, il y a 36 religieux et prêtres français et 30 algériens dont les ¾ ont plus de 65 ans et sont ici,
comme les 33 issus d'autres nations, principalement pour le dialogue et la rencontre, ce qui ne semble pas intéresser
le ministre. Ils ne sont en rien les fonctionnaires de leur pays comme le ministre présente les imams en France.
Y a-t-il eu une mise au point en arabe ? Les propos incriminés du ministre reflètent, de fait, la pensée de la plupart des imams.
Des pesanteurs
Tu parles justement des « pesanteurs » qui affectent les religions, eh bien, regardons-les en face, ce sont elles qui conduisent les gens.
Qu'enseigne-t-on dans les mosquées, que lit-on dans les manuels scolaires d'histoire ou de religion ? Y a-t-il quelqu'une des propositions
du Congrès islamo-chrétien de 1973 à Cordoue, auquel tu as participé avec Henri Teissier, qui ait été retenue en Algérie. Le problème de
la liberté ne se réduit pas à la liberté de culte, mais il concerne la liberté de prendre ses distances par rapport à l'idéologie
du pays ou à la religion des parents, la liberté de ne pas pratiquer le jeûne d'obligation publique sans adhérer à une autre religion.
Tant que cette liberté n'est pas enseignée, tant que nous restons dans la doctrine et les principes, que pouvons-nous faire ensemble ?
Liberté d'expression et prosélytisme
Tu écris aussi très justement : « Tout croyant et humaniste doit exprimer ses sentiments de compassion à l'égard de ceux qui sont
opprimés dans leur vie religieuse », c'est un beau principe, mais où est-il enseigné ? Les uns comme les autres nous devons y veiller.
De fait El Watan hebdo, le mois dernier, a publié deux pages sur cette question. Voit-on cela dans la presse arabophone? L'enseigne-t-on
à l'école et dans les mosquées ? Pourquoi ne pas signaler le prosélytisme agressant dont sont l'objet continuellement ici les étudiants
subsahariens chrétiens de la part des futurs cadres de l'Etat ? El Watan leur a consacré deux pages le mois dernier. Et le prosélytisme
en Europe ? Tu dis justement que le « propagandisme est inacceptable » mais tu sais bien que la plupart des musulmans le comprennent comme un devoir.
Ce qui est une obligation pour les uns est un délit pour les autres ? J'ai reçu récemment la visite d'un licencié en sciences islamiques
jeune diplômé de l'Institut Supérieur des Sciences islamiques qui m'a dit : « nous n'avons le droit de rencontrer les kouffar que pour
les inviter à l'islam ! » Pour reprendre ton expression, y a-t-il des musulmans qui rêvent d'une Oumma non en lutte contre les
kouffar ou ceux qui ne font pas la prière ou le jeûne, mais en lien spirituel avec tout homme de bonne volonté ? J'ai la chance
d'en connaître quelques uns. Comment les soutenir ?
Quel dialogue ?
Tu invites à dialoguer, comme le fait l'Eglise d'Algérie depuis 50 ans, mais que se dire quand tu rappelles « qu'aux yeux de
tout musulman l'islam est la religion finale et parfaite... la différence est une épreuve » ? Les autres sont
forcément dans l'inachevé et l'imperfection et une épreuve à supporter jusqu'à leur ralliement. Ne peut-on pas
dire qu'ils sont un stimulant et une bénédiction pour ne pas nous enliser en nous-mêmes ? Pour nous, la différence
est créatrice, elle est en Dieu même, mais il faut dire aussi que cela a été souvent oublié.
Je pense que « la majorité des citoyens dans le monde » ne savent pas ce que dialoguer veut dire, ils n'ont aucunement l'intention
de se retrouver dans la plaine, les mains nues, loin de leurs citadelles, pour se rencontrer entre hommes et construire
des relations nouvelles qui vont entraîner des changements de regard et de vie.
Vivre ensemble
S'appliquer à vivre ensemble, tu as raison de le dire, c'est l'essentiel, mais aussi avec les incroyants,
avec ceux et celles qui ne veulent plus de la religion de leurs parents. « L'Algérie n'est pas une terre anti-chrétienne »,
certes, mais l'est la mentalité générale qui ne supporte ni la différence ni la mise en cause. Qu'avons-nous à apporter,
les uns et les autres, pour ce vivre ensemble ? Nos pratiques et nos enseignements souvent nous en empêchent, voilà le sujet de nos dialogues.
Merci, cher Mustapha, de me donner l'occasion de t'exprimer ma pensée et d'accueillir la tienne qui me stimule.
Çahha ftourek, et à bientôt, j'espère,
Très amicalement,
Thierry Becker
En Algérie, l'Eglise du dialogue
Jean-Michel Cadiot
Du premier siècle à la colonisation
L'Algérie, en tout cas l'est de l'Algérie, fut évangélisée dès le premier siècle, et était en lien avec l'Eglise de
Césarée. Au deuxième siècle, le christianisme y connut une forte expansion, marquée par la conversion d'un des pères
de l'Eglise, Tertullien, en 193. Il y eut même à Rome un pape libyen: Victor 1er (189-199). Puis les évéchés se multiplièrent.
Il y eut une cinquantaine d'évéchés. Deux figures marquent ces premiers siècles au Maghreb chrétien: Saint Cyprien, évêque
de Carthage, et Saint Augustin, évêque d'Hippone, le thélogien de la "grace".
Toute l'Afrique du nord était imprégnée de christianisme, mais certaines communautés se convertirent à l'Islam
dès 645, sous le Calife Othman. Puis, depuis Damas, les Ommeyades entreprirent la conquête de cette région.
L'opération fut achevée en 708 sous le calife al-Walid 1er. Ce n'en est nullement fini du christianisme, certes devenu
très minoriaire, comme en témoigne le grand historien et penseur Ibn Khaldoun à la fin du XIVè siècle.
Des occasions de dialogue avaient été gâchées quand le sultan de Bedjaïa demanda à Grégoire VII, en 1076
d'envoyer des évêques. C'est une "querelle des rites", l'imposition du latin par Rome qui fit échouer le projet.
Au temps de la colonisation par la France
La France dont le premier navire débarque le 14 juin 1830 à Sidi Ferruch, a conquis toute l'Algérie, divisée en
départements en 1870. Il demeurait encore des familles chrétiennes Kabyles. Mais le projet colonial est de christianiser
le pays, en faisant en sorte que les Français soient plus nombreux que les Algériens. De fait, par suite de
la guerre et des massacres, -la "terre brûlée"- la population algérienne baissa considérablement,
de 3 à 2,6 millions. Ce rêve fou et horrible du colon ne se réalisa pas. Mais le christianisme
algérien en souffrit terriblement.
Depuis l'indépendance
L'Eglise, par le pape Jean XXIII, mais surtout le cardinal Léon-Etienne Duval, archevêque d'Alger, prend fait et cause
pour l'indépendance, acquise après une terrible guerre en 1962.
Depuis le départ, cette même année, de l'immense majorité des "Européens", l''Eglise, restée sur place, se veut
celle du "dialogue", avec les musulmans, de l'action sociale et caritative, mais aussi de l'enseignement.
Elle a pour fidèles les Européens de nationalité algérienne, mais de plus en plus aussi de travailleurs
et d'étudiants d'Afrique sud-saharienne. Les Catholiques ont quatre évêchés: Alger -dont l'archevêque est le Jordanien Ghaleb Bader-,
Oran, Constantine-Hippone (Annaba) et Laghouat (le désert, 90% du territoire, en des lieux marqués par
la mémoire de Charles de Foucauld). Selon le Vatican, cela fait au total 5.000 fidèles; en fait beaucoup plus.
Il y aurait au moins 50.000 chrétiens, soit 0,14% de la population. Le film projeté actuellement "Les moines de Tibhérine"
rappellent la foi et le courage des religieux chrétiens, qui cherchent à servir et témoigner. Comme le rappelle
Thierry Beker, ll y a 36 religieux et prêtres français, et 30 algériens.
Des difficultés nouvelles
Parmi les protestants, des évangélistes font une action de prosélytisme surtout auprès des Kabyles.
Selon les autorités, 25.000 personnes sont converties. Une ordonnance de février 2006, censée viser d'abord
les islamistes, prévoit néanmoins de fortes amendes et de la prison pour quiconque "incite, contraint
ou utilise des moyens de séduction tendant à convertir un musulman à une autre religion".
Cette disposition laisse trop d'interprétations liberticides.
L'actualité, c'est le procès de ces deux maçons, Hocine Hocini et Salem Fellak, accusés d'avoir rompu
le ramadan et attenté "aux préceptes de l'islam". Il y eut aussi l'incendie le 25 janvier 2010 du temple protestant Tafat à Tizi Ouzou
qui indigna les chrétiens. La loi garantit certes la liberté de culte. Mais, comme dans tous les pays musulmans,
la conversion ne peut être publique. C'est un des enjeux de l'avenir chrétien en Algérie.
Et du dialogue entre Mustapha Cherif et Thierry Becker.
Jean-Michel Cadiot
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