Jérusalem : pourquoi l’embarras des médias ?
Entretien avec Charles Enderlin
mené par Dominique Vidal (journaliste et historien)
Le 30 avril 2021
Cet entretien a eu lieu le 30 avril 2021, dans le cadre de l’institut de Recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO), à l’occasion de la parution du dernier livre de Charles Enderlin De notre correspondant à Jérusalem. Le journalisme comme identité (Le Seuil,2021). Charles Enderlin y « retrace un demi-siècle d’espoirs et de violences au Moyen-Orient. Arrivé en Israël en décembre 1968, il sera très vite familier de la vie politique israélienne, interlocuteur de choix des civils comme des militaires, de la gauche comme de la droite, des religieux comme des laïcs, et des Palestiniens, de l’OLP comme des islamistes. Il assiste dès la guerre d’octobre 1973 aux grands événements de la vie du pays et du Proche-Orient. Devenu correspondant pour France 2, il va, des années durant, expliquer en pédagogue aux téléspectateurs français les arcanes d’un conflit d’une rare complexité, et leur dévoiler le dessous des cartes. (1) »
Nous ne transcrivons ici que le début de l’entretien.
Présentation du livre par Dominique Vidal
C’est à cette longue carrière que tu consacres ton dernier livre. Il est indispensable, pour les néophytes qui découvrent avec toi une histoire vivante du dernier demi-siècle au Proche-Orient mais aussi pour des connaisseurs qui retrouveront des événements dont ils sont familiers mais que tu présentes depuis les coulisses de l’actualité. (…) Il se lit comme un polard. Ton livre est aussi un livre de réflexion sur la nature du conflit israélo-palestinien, sur les occasions ratées par les uns et par les autres et enfin sur notre profession avec ses grandeurs et ses décadences.
Tu as, par exemple, regretté la méconnaissance de l’ADN de Benyamin Netanyahou. (…) Tu as aussi critiqué la sous-estimation de l’alliance de Netanyahou avec le parti sioniste religieux, appellation banale qui camoufle deux mouvements ultra-nationalistes partisans de l’expulsion à terme des arabes israéliens. (…) Enfin tu as été choqué, comme moi, par la couverture réduite voire inexistante, en France, des ratonnades de la semaine dernière à Jérusalem. Un événement grave et inédit par son ampleur. Elles n’étaient pas l’œuvre de jeunes fascistes isolés mais de mouvements des partis se réclamant alliés de Benyamin Netanyahou… et sur lesquels ils comptent pour sauver, s’il est encore sauvable, son trône.
Charles Enderlin : Israël, une marque qui cache un problème de gouvernance
(Je voudrais commencer en parlant de gouvernance.) Si j’en parle c’est que vous avez aujourd’hui l’image de la marque « Israël » que je vois sur les télévisions étrangères : « C’est quand même un pays qui a une hightech formidable, la technologie et puis, aujourd’hui, ils ont réussi la vaccination ; c’est extraordinaire, c’est le pays au monde qui marche. » Eh bien, le pays ne marche pas du tout. Quatre élections en à peine deux ans. Pas de budget de l’Etat depuis 2018. Imaginez la France sans budget, un ministre des Finances qui sort des chèques uniquement parce que le Premier ministre et le ministre en charge du portefeuille l’ont décidé. C’est exactement ça Israël. Entre la marque Israël telle qu’elle est projetée à l’étranger et la réalité sur le terrain, il y a une différence énorme. Si la société Pfizer n’avait pas décidé de faire d’Israël l’Etat témoin de la vaccination (…), à l’échelle d’une population de 8-9 millions d’habitants, avec un bon système de dispensaires que, entre parenthèses, Benyamin Netanyahou n’a pas réussi à détruire. Ce sont les dispensaires des Caisses de Maladie créés à l’époque par les travaillistes (et les travaillistes et Netanyahou, c’est l’eau et le feu). Avant cela, jusqu’à l’arrivée du vaccin, la gestion de la pandémie a été une catastrophe absolue. Benyamin Netanyahou a laissé ouvert l’aéroport international pour les ultra-orthodoxes arrivant de New-York où la pandémie faisait rage. (…) Il préside de fait un gouvernement qui expédie plus ou moins les affaires courantes en faisant des bras de fer avec son adversaire. C’est un pays qui est en crise, où on ne sait pas où l’on va, vis-à-vis de l’affaire iranienne, du point de vue économique, vis-à-vis des Palestiniens. Tout le monde a crié : « Attention, il va annexer formellement, juridiquement, des morceaux de Cisjordanie ! » J’étais persuadé qu’il ne le ferait pas parce que Netanyahou n’avait pas besoin d’annexer quoi que ce soit en Cisjordanie puisque sur le terrain, c’est fait : sur 60% de la Cisjordanie, les Palestiniens n’ont pas le droit de construire une barraque, un baraquement.
La couverture médiatique internationale
Dominique Vidal : Comment expliques-tu que la couverture journalistique faite par nos confrères – qui sont pour certains excellents – soit aussi mauvaise ? L’image d’Israël qu’ils donnent à la TV, à la radio n’est pas du tout ce que tu nous racontes.
Charles Enderlin : C’est le succès de la marque « Israël ». J’ai un collègue qui a fait un reportage sur « Comment Israël résiste à la pandémie ». Il est allé filmer une propriétaire d’un petit restaurant qui dit : « C’est la catastrophe. Ce n’est pas comme en France, je n’ai pas d’aides de l’Etat. » On a demandé à ce journaliste de parler du succès et d’enlever la réaction de cette dame. C’est à la fois de l’autocensure, une vision d’Israël qui est rentrée dans les cerveaux des rédacteurs en chef en tout genre. Et puis, si vous passez du négatif sur Israël… Je n’ai pas l’impression que vous ayez beaucoup vu, sur les chaînes françaises, des images des ratonnades organisées par l’Ava : un mouvement comprenant quelques centaines, voire quelques milliers, de militants racistes anti arabes que l’on voit passer à l’acte régulièrement. Vous ne les avez pas vu parce que cela ne correspond pas à l’image qu’ont les rédacteurs en chef et qu’ils veulent donner parce que c’est elle qui est admise par le public.
Maintenant il y a la pression de ce que, dans mon livre, j’appelle « la police juive de la pensée ». (…) Regardez en 2018, le fameux reportage d’Envoyé Spécial « Les estropiés de Gaza ». Le journaliste est allé dans Gaza et a filmé les gosses gravement blessés, ayant perdus une jambe ou un bras par les tirs de snipers israéliens lors des manifestations de la fameuse Marche du retour, sur la frontière de Gaza. Avant même qu’elle puisse le voir, l’ambassadrice d’Israël à Paris est montée au créneau. Elle a dit : « Si vous diffusez ce reportage, c’est de l’antisémitisme. » Elle est allée à la présidence de France Télévision, le CRIF est intervenu, le Consistoire israélite aussi. Finalement le reportage est passé (…) mais combien de reportages avez-vous vu sur la situation à Gaza aujourd’hui ? On sait que si l’on couvre certaines choses comme l’occupation, les atteintes à la démocratie en Israël, la loi Israël Etat Nation du peuple juif, cela ne passera pas. Il y a eu deux ou trois papiers sur ce dernier sujet, dans la presse française, alors que c’est un élément fondamental pour moi au niveau de la région. Ces pressions sont là. Le CRIF et les autres n’ont pas besoin d’intervenir, les journalistes et les rédactions savent que s’ils couvrent cela, ils recevront des mails, des engueulades, des menaces.
Charles Enderlin intervient ensuite, avec la même liberté de parole, entre autres sur la politique actuelle du gouvernement israélien, sur l’OLP et sur le gouvernement palestinien actuel, sur l’impossibilité dans l’avenir de créer deux Etats, sur les risques pour Israël d’un Etat Juif où les Palestiniens ne sont pas des citoyens à part entière.
Pour voir cet entretien en entier, cliquer sur ce lien (durée de la vidéo 1h23) : "https://iremmo.org/rencontres/jerusalem-pourquoi-les-grands-medias-se-taisent/?fbclid=IwAR35Qz3lnNO1_F8jaNAxEH_szL35vA07Mm2sYcPzK4DpoxqwPxk76wxcJ9M"
1- Extrait de la présentation sur le site de l’iRe MMO / Retour au texte