Vingt ans après la mort de Monseigneur Claverie, un colloque fut organisé en mai 2016, au cours duquel Thierry Becker a pris la parole pour évoquer la figure de Christian de Chergé. Thierry, est prêtre en Algérie depuis 1962. Ami de Christian de Chergé, il était présent à Tibirhine lorsque les sept moines furent enlevés. Il a bien voulu nous aider à faire apparaître, en Christian, une authentique figure d’hospitalité spirituelle. Il se nourrissait de l’Islam qu’il avait rencontré en Algérie.
Christian de Chergé
Deux expériences fondatrices
En Algérie, près de Tiaret, jeune officier qui fait son service militaire, Christian de Chergé rencontre Mohammed, un garde champêtre illettré, dont la profondeur spirituelle s’exprime au cours de leurs conversations .
« Il m’a été donné de rencontrer un homme mûr qui a libéré ma foi, écrit-il… Notre dialogue était celui d’une amitié paisible qui avait Dieu pour horizon…je le voyais pratiquer prière et jeûnes avec un cœur enjoué ». Mohammed le protège lors d’une attaque, le lendemain il est assassiné et Christian écrit plus tard : « Dans le sang de cet ami, j’ai su que mon appel à suivre le Christ aurait à se vivre tôt ou tard dans le pays même où il m’avait donné le gage du plus grand amour ». Christian le savait menacé et lui avait dit qu’il priait pour lui. Mohammed lui avait répondu : « Je sais que tu prieras pour moi, mais vois, les chrétiens ne savent pas prier. » « J’ai su du même coup que cette consécration devait se couler dans une prière en commun pour être vraiment témoignage d’Eglise et signe de la communion des saints ».
Christian raconte une autre expérience fondatrice de sa relation à l’islam d’Algérie : une nuit de prière avec un Algérien au monastère de Tibirhine.
« Il y a eu plusieurs interventions inexplicables où pouvait se reconnaître la façon de Dieu. Tout semble culminer en ce jour, en cette rencontre sollicitée par un hôte musulman dans la paix d’un soir après complies. Nos voix se sont associées et soutenues l’une l’autre pour se fondre en louange de l’Unique de qui nait tout amour, dans la demande commune : apprends-nous à prier, dans la récitation de la Fatiha et du Notre Père. Cet événement n’est pas un rêve, c’est un fait. Comme tel il a incarné l’immense espérance de mon appel et m’a fait vivre, l’espace de trois heures, ce que ma foi savait possible pour les siècles des siècles. »
Il trouve sa place de priant, non seulement au milieu des priants de l’islam mais avec eux dans une prière commune, il a fait une expérience de cette communion des saints dans laquelle il voit déjà réunis les chrétiens avec les croyants de l’islam.
« Désormais, comment ne pas croire viable, au jour que Dieu seul voudra, une communauté de prière où chrétiens et musulmans (et juifs ?) se recevront en frères de l’Esprit qui les unit dans la nuit ».
Le groupe Ribat es Salam
Dans un livre écrit sur les moines et préfacé par le Pape François, Mgr Claude Rault, évêque de Ghardaïa jusqu’à cette année, fondateur avec frère Christian, présente ce groupe : « En 1979, nous avons fondé ensemble, avec d’autres membres de l’Eglise d’Algérie, familiers du monastère, le « Lien de la Paix », le Ribat es Salam .Nous étions quelques hommes et femmes à vivre une approche plus spirituelle de l’islam et des musulmans, par le biais de l’amitié et d’une vie partagée au quotidien…Quelques grandes intuitions nous guidaient. D’abord une recherche de l’autre par le cœur plus que par l’intellect ; nous voulions nous situer comme des chercheurs de Dieu avec d’autres chercheurs de Dieu…nous nous engagions par ailleurs à nourrir notre recherche par une meilleure connaissance de l’islam par la lecture du Coran et de sa Tradition spirituelle. » Mgr Rault ajoute : « Christian portait en lui la recherche d’un islam intériorisé avec Jésus au centre. Il vivait une sorte de coïncidence spirituelle entre sa vie de moine rythmée par la prière des heures et la vie des croyants de l’islam qui se déroulait au fil des appels à la prière ».
« Nous avons alors essayé, nous dit Christian, de définir le contenu de ce lien entre nous : ce pourrait être cette attention à la dimension eucharistique - d’action de grâces - de ce que vivent les habitants de ce pays. Et chacun de nous peut se sentir appelé à laisser vibrer en lui cette action de grâce sans distinction de religion. L’Esprit qui travaille tous les cœurs modèle un cœur eucharistique en nos frères musulmans pour qu’ils puissent dire Oui à cette action du Père (abandon, action de grâce, don de moi…). Il nous faut accepter « l’eucharistie » des musulmans qui est incluse dans l’Eucharistie : accepter quelle puisse les conduire d’une façon efficace et réelle jusqu’à la communion des saints sans pour autant que nous puissions la célébrer dans le partage de la Cène. Nous nous unissons alors sinon dans une même Eucharistie, du moins dans une louange commune.
Il nous suffit de chercher à tâtons, avec l’immense espérance de ce que l’autre porte en lui comme germe de son devenir. On finit toujours par rencontrer l’autre au niveau où on le cherche vraiment. La façon de rencontrer les autres que nous privilégions c’est de les rejoindre dans leur propre démarche vers Dieu, dans ce lien mystérieux qui les rattache à lui. Nous nous situons nous-mêmes comme des ‘chercheurs de Dieu’. Comment entreprendre cette démarche sinon comme un pèlerinage vers l’Autre sous le signe de l’Espérance ? Cela ne suppose-t-il pas que, laissant derrière nous certains rivages connus de notre Foi, nous risquions des routes nouvelles, celles qui nous conduisent ensemble vers le Royaume et la Communion des Saints ? Si l’Esprit est au cœur de tout homme, tout homme ne peut-il pas nous révéler quelque chose du visage de Dieu ? Lien d’Eglise, lien d’humanité, ce lien ne peut être qu’un ‘LIEN DE PAIX’. La parole de l’apôtre Paul nous est présente : « Appliquez-vous à garder l’unité de l’Esprit par ce lien qu’est la Paix » (Ep. 4,3). Que de fois par le passé, les hommes se sont cherché querelle et se sont haïs au nom même de leur religion ! Celle-ci ne doit-elle pas contribuer à relier les hommes entre eux ? Nous nous situons résolument dans cette perspective. Dans le Christ, Dieu nous a ouvert une route nouvelle « car c’est lui qui est notre Paix » (Ep. 2,14), lui qui en sa chair a détruit la haine ». A ceux qui le suivent et à tous les hommes de bonne volonté, il a confié le « ministère de la réconciliation » (2 Co. 5,18). Pour nous ouvrir la voie, il a donné sa vie en ‘aimant jusqu’à la fin’. Conscients que le péché, la haine, la division, sont aussi présents au fond de l’homme, nous chercherons de tout notre être à discerner et à mettre en valeur ce qui nous unit, sûrs que Dieu est plus grand que notre cœur, que nos divisions, notre étroitesse et notre péché. Faisant route avec les croyants de l’Islam, nous n’aurons d’autre ambition que de devenir toujours plus ce que nous sommes : des enfants de Dieu et donc des frères. »
C’est à l’abri d’un monastère, celui de Notre Dame de l’Atlas, qu’est né ce ‘Lien de la Paix’. Pour beaucoup, Tibirhine était déjà un haut lieu de cette quête de Dieu. L’Islam lui-même reconnaît au monachisme le rôle du veilleur, de la lampe au cœur de la communauté des hommes (S. 24). La prière est la vie des moines.
Une charte lie les membres du Ribat :
« Portons un regard d’espérance qui nous fera privilégier dans notre approche de l’islam l’écoute de l’autre, nous laissant interpeller par sa propre existence et par cette Parole de vie qui est pour lui Parole de Dieu. Revêtons-nous de patience dans cette démarche. Soyons prêts à durer dans la recherche de ce que l’autre a de meilleur, quelles que soient les apparences. Ouvrons-nous à tout ce qui exprime concrètement chez nos frères et sœurs de l’islam, leur lien à Dieu. Ne craignons pas si la rencontre de l’autre et de sa tradition religieuse a un retentissement sur l’expression de notre foi personnelle et communautaire. »
Christian commente « Nous savons qu’il y a des musulmans qui voient autrement, nous nous efforçons d’être des chrétiens qui voient autrement. »
Lecture des Ecritures
Frère Christian s’avance en explorateur dans la lecture de « cette Parole de vie qui est pour le musulman Parole de Dieu ;
« Le Coran est ce que l’autre a reçu en propre pour entretenir en lui le goût de Dieu ». Le P. Christian Salenson commente, dans son livre Christian de Chergé, une théologie de l’espérance, « ce sont les Ecritures de la communauté musulmane, le chrétien ne peut pas se les approprier. En conséquence cela invite à une certaine retenue devant le don que l’autre a reçu . Ce « en propre » permet de ne pas annexer ces Ecritures. Il permet aussi de ne pas confondre les Ecritures Chrétiennes et les textes coraniques, il est une invitation au respect. »
Plusieurs fois frère Christian écrit qu’il fait sa « lectio divina » (ce terme désigne la lecture des Ecritures dans la tradition monastique) sur le Coran :
« Il est donné au chrétien que je suis de faire une authentique expérience spirituelle à travers ce que l’autre a reçu en propre pour entretenir en lui le goût de Dieu : appel à la prière, exclamations spontanées, geste de partage. Verset coranique, évidemment, puisque je crois possible une véritable lectio divina du Coran, en langue arabe surtout, si proche du milieu originel de nos Ecritures. » « Tel est l’appel que je porte et auquel il faut bien répondre de l’intérieur d’un cœur qui veut écouter ». « Nos amis soufis aiment à citer l’évangile qu’ils ont tenu à lire. Tant de paraboles et de paroles trouvent un écho vibrant dans le milieu musulman que nous connaissons ! Ne pourrait-on laisser retentir, dans la paix d’une écoute intérieure, le Livre de l’islam avec le désir et le respect de ces frères qui y puisent leur goût de Dieu ? ou faudra-t-il continuer de faire la sourde oreille au message de l’autre en contestant par principe son lien original avec le Tout Autre ? »
Une prière commune
(il ne s’agit pas de la prière rituelle)
Une autre expérience encore confirme frère Christian dans sa recherche de communion avec l’islam d’Algérie, c’est l’arrivée d’un groupe de soufis alaouites de Médéa venus trouver les moines en leur disant : « nous ne voulons pas nous engager avec vous dans un dialogue théologique car souvent, il a dressé des barrières qui sont le fait des hommes. Nous nous sentons appelés par Dieu à l’unité. Il nous faut donc laisser Dieu inventer entre nous quelque chose de nouveau, cela ne peut se faire que dans la prière. Il n’y a sans doute qu’un petit nombre de musulmans qui pourraient comprendre, sans doute aussi un très petit nombre de chrétiens pour y croire. Mais c’est cela que nous nous sommes sentis appelés à faire avec vous ».
Frère Christian commente plus tard : « L’instinct des Alawis invite à la prière et non au dialogue de la foi…. Ensuite – après la prière ensemble et l’expérience de communion - on redescend de la montagne mais les rapports mutuels ont changé, on ne peut plus se dire étrangers les uns aux autres, ni a fortiori s’excommunier. Il va même falloir tenir compte de ce qui s’est passé entre nous pour « élargir l’espace de la foi »
Mais « dire Dieu autrement n’est pas dire un autre Dieu » « Il y a danger, écrit-il encore, à entrer en contradiction avec Dieu lorsqu’une conception trop univoque de l’Unique en amène à dénoncer comme impie toute autre approche de la différence divine. » « Nous allons donc quitter peu ou prou le paysage familier de nos certitudes religieuses et le langage dans lequel nous les exprimions pour scruter la tradition musulmane et avant tout la parole coranique. Il nous faudra relire les versets du livre où la différence est annoncée, parfois sévèrement dénoncée, plus souvent offerte comme un signe de l’Unique et même comme un chemin vers Lui pour ceux qui comprennent. » « Nos différences n’ont-elles pas le sens d’une communion ? ».
Il illustre cette pensée par l’image d’une échelle, image tirée de l’Ecriture et de la tradition chrétienne, les deux montants sont la voie des chrétiens et la voie des musulmans vers Dieu, les montants ne tiennent que s’il y a les échelons qui les relient et font le passage d’une voie à l’autre :
« Voilà notre échelle bien arrimée dans notre glaise commune, nous avons vu se dessiner des échelons qu’il s’agit moins de compter que de monter, et nous voici, par delà l’horizon, sûrs de trouver en Dieu cet appui solide, ce Rocher consistant que chantent les psaumes. » C’est par cette montée que frère Christian cherche à apaiser sa lancinante curiosité qu’il redit dans son Testament : « Voici que je pourrai, s’il plait à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec lui les enfants de l’islam tels qu’Il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de sa Passion, investis par le don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance en jouant avec les différences. »
La fraternité au défi de la violence
« Notre ami ‘Alawi ‘A. dit qu’un tel partage n’est possible que si nous nous engageons résolument et ensemble sur la seule voie possible, celle de l’HUMILITÉ, (bâb edh dhilla) ‘qui est regard d’amour vers l’autre pour laisser la lumière qui nous habite regarder la lumière qui habite l’autre’. Quelle dépossession de soi, mais aussi quelle reconquête que de se laisser ainsi attirer par Dieu qui, doucement, fermement, nous ouvre les bras, ‘dans le geste de Jésus’, dira un autre ami, ‘le seul geste qui puisse rassembler’. Nous avons voulu rester ensemble à l’écoute de cet attrait : ‘Parle, Seigneur, ton serviteur écoute !’ Telle est la prière qui nous ‘lie’ en ce temps de turbulence. Il nous rappelle opportunément que c’est aujourd’hui que Dieu a quelque chose à nous dire à l’oreille, autrement que ceux qui Le font parler hors de propos. Nous voulons croire, malgré tout, et continuer de nous retrouver dans la prière, comme nous l’avons fait longuement en portant notre dernier thème : ‘Seigneur, dispose-nous à la rencontre !’ Il n’était pas indifférent que ce cri soit emprunté au pèlerin de la Mecque. Nous restons en pèlerinage. Pèlerinage vers la PAIX, et la PRIERE en communion, vers le ‘lien’ que l’une et l’autre constituent…mais, ‘c’est de nuit !’
Nous avons donc choisi de VEILLER dans cette nuit, pour nous ouvrir davantage à l’appel de Dieu sur nous-ensemble, et de nous laisser interpeller par Celui-là qui est l’éternel Veilleur, prêt à naître de toute nuit pour peu que nous l’attendions en gardant allumée la petite flamme d’une immense ESPERANCE…quand la prière ne sait plus être qu’une QUESTION, comme au livre d’Isaïe (21,11s) : « Veilleur, où en sommes-nous de la nuit ? »
(Editorial di bulletin du Ribat, les majuscules et les mots soulignés sont de Christian)
Le Ribat es Salam est affecté par l’assassinat successif de trois de ses membres, Henri Vergès, frère mariste, Christian Chessel , Père blanc et Odette Prouvost, petite sœur du Sacré Cœur. Le thème de la rencontre était : O Dieu, c’est toi notre espérance sur le visage de tous les vivants. Frère Christian commente :
« Les uns et les autres, nous savons bien que notre RIBAT peut puiser une plénitude de sens dans l’extension que lui ont donnée les vies consommées de nos frères Henri et Christian. Ce signe que nous cherchons à constituer, ils en contemplent la réalité. En avant de nous, ils sont passés de la foi partagée à la communion accueillie. Pour nous qui cheminons encore sans voir, ce passage a un nom : Espérance ; et il a un miroir : le visage de tout être humain. Dans ces temps difficiles où des luttes fratricides croient pouvoir trouver la légitimité dans la religion en Algérie comme en Bosnie et ailleurs, nous nous voulons unis par une prière d’absolue confiance en Dieu et en l’homme créé par Dieu : La mort brutale d’Odette nous invite à recevoir notre thème à la lumière de cette Pâque, de ce ‘passage d’Odette dans la tendresse du Père’, pour que nous y retrouvions ce ‘lien’ qui nous voue ensemble à ‘prendre ouvertement le parti de l’amour, du pardon, de la communion…’ Mais il y a aussi, désormais, cet autre VISAGE d’elle qui nous échappe, tout entier baigné de lumière pascale, et comme assimilé à Celui de son Seigneur et Maître qu’elle voulait imiter ‘en offrant sa vie pour les Algériens’. Elle avait en-visagé ce qui s’est passé. Dans ce don consommé, il nous est permis d’imaginer que son visage d’éternité aura pris, mystérieusement, à la face du Père, quelques uns des traits de Ses enfants d’Algérie. Je vois aussi, sur le visage d’Odette à jamais vivant, comme une ressemblance avec le jeune homme qui, ce vendredi 10 novembre au matin, a tué ‘ sans savoir ce qu’il faisait’, sans savoir l’eucharistie qui se préparait à cette heure-là, et celle qui allait se consommer par ses mains au bord du chemin. » (éditorial du Lien du Ribat, décembre 1995).
On trouve, dans ces réflexions, ce que frère Christian exprime dans son Testament.
Thierry Becker