Jamais, nous dit-on souvent, l’islam n’acceptera les Droits de l’Homme dans leur littéralité ; la liberté religieuse des musulmans eux-mêmes est limitée
par la « Déclaration islamique universelle des Droits de l’homme ».
Contrairement à son partenaire musulman, le chrétien est invité à reconnaître le droit et la liberté religieuse. Est-ce, comme on le lui a reproché au moment du
Concile, une façon de se rendre au monde ? En réalité, il aura fallu une assez longue histoire pour que l’Eglise reconnaisse, dans la déclaration des
Droits de l’Homme une invitation à la parole et la reconnaissance d’un monde où chaque homme pourrait être le frère de l’autre.
Michel Jondot en témoigne.
Droits de l’Homme
et Charia
Dans un précédent numéro de ces cahiers, on nous demandait pourquoi les chrétiens cachent le fait que des musulmans se convertissent au christianisme. Tout en précisant que les célébrations de baptêmes étaient publiques, nous évoquions, dans notre réponse, les difficultés d’ordre sociologique ou familial qu’un néophyte éprouvait dans son milieu ou dans sa famille. La peur d’être incompris, pensions-nous, peut entraîner tel ou tel converti à taire sa nouvelle appartenance religieuse. Cette réaction a entraîné les protestations de beaucoup de chrétiens. « Vous êtes beaucoup trop timides. L’apostasie en pays musulman est un crime. Il arrive qu’elle entraîne la mort. Les motivations ne sont pas sociologiques mais théologiques. Parlez clairement ; dites que l’islam ne reconnaît pas le droit à la liberté de conscience. Les fidèles se soumettent à la charia ; celle-ci appelle la soumission du fidèle à la volonté de Dieu. Quitter l’islam revient à injurier Dieu, à mépriser les droits de Dieu sur sa créature ». On ne manque pas d’ajouter, avec un certain accent islamophobe : « Jamais l’islam n’acceptera les Droits de l’homme ».
A ces objections l’islam européen proteste qu’il n’y a pas d’opposition entre les droits de l’homme et la sharia. Le Conseil Islamique pour l’Europe a rédigé une Déclaration en septembre 1981 lors d’une réunion organisée à l’UNESCO. On y déplore que « les droits de l’Homme soient impunément foulés aux pieds dans de nombreux pays du monde, y compris dans des pays musulmans ». Certes, on y aborde différents droits qui peuvent être comparés à ceux de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen. En particulier, l’article 10 aborde la question de la liberté religieuse. La façon dont elle est formulée pose un vrai problème ; on y affirme que « le principe coranique (il n’y a pas de contrainte dans la religion) doit régir les droits religieux des minorités non musulmanes ». Autrement dit, la « Déclaration islamique universelle des droits de l’homme » limite la liberté religieuse des musulmans eux-mêmes. Ces derniers ne sont pas autorisés à choisir une autre religion que celle dans laquelle ils sont nés.
Il ne s’agit pas tant ici de savoir si cet interdit de l’apostasie est un bien ou un mal. Il s’agit plutôt de comparer deux manières de se situer dans la communauté des hommes et des peuples. « Toute personne a droit à la liberté de conscience et de religion… » (art.18). L’appel à la conscience donne une assise purement humaine à la manière de concevoir la vie en société. Il en va tout autrement en islam : tout repose sur l’appel que Dieu adresse à tout homme par l’islam. « Les droits de l’homme, dans l’islam, sont fortement enracinés dans la conviction que Dieu, et Dieu seul, est l’auteur de la Loi et la source de tous les droits de l’Homme ».
Droits de l'Homme au Concile Vatican II
Contrairement à son voisin musulman, le chrétien est invité à reconnaître le droit à la liberté religieuse (« Le Concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse » - Décret sur la liberté religieuse ; n°2). De cette liberté, le croyant n’est pas exclu ; aucun jugement n’est porté sur celui qui se convertit à l’athéisme ou à une autre religion. Et surtout ce droit, en lui-même, n’est pas plus religieux qu’un autre : « Ce droit de la personne humaine à la liberté religieuse dans l’ordre juridique de la société doit être reconnu de telle manière qu’il constitue un droit civil » (Décret sur la liberté religieuse +; n°2).
Au lendemain du Concile, beaucoup de chrétiens se sont insurgés. Se rallier aux lois forgées par les hommes pour vivre en société a quelque chose de sacrilège. « Vous vous êtes rendus au monde ! », disait-on parfois aux évêques. J.L. Nancy, devant les textes du Concile en train de s’élaborer, exprimait une véritable inquiétude : « Deviendrions-nous incapables de penser dans ce monde l’abrupte affirmation de transcendance (qui constitue l’Eglise) ? ». Ces paroles écrites en avril 1963 dans la revue Esprit, en plein milieu du Concile, retrouvent leur actualité. Le chrétien peut-il choisir la place à laquelle la société humaine lui donne droit plutôt que de répondre aux appels de Dieu que l’Evangile et toute l’Ecriture lui adressent ? Doit-il se plier au droit forgé par les hommes, ici-bas, plutôt que de se plier à des exigences venues d’en-haut ? Face à l’islam, le disciple de Jésus ne peut esquiver ces questions.
La révolution française : un tournant
La Révolution française, en donnant naissance à la première Déclaration des Droits de l’homme, marquait un tournant dans les rapports entre l’Eglise et le monde, en particulier dans les rapports entre l’Eglise et l’Etat. Jusqu’alors le pouvoir politique, en France du moins, s’appuyait sur l’Eglise pour légitimer son exercice. Comment contester un régime qui tire sa justification de Dieu lui-même ? Au-delà de l’histoire, au-dessus du monde, Dieu, le monarque incontestable, conférait au Roi le soin de diriger un pays et d’y maintenir la cohésion sans laquelle la société s’en serait allée à vau-l’eau. L’Eglise avait alors pour tâche de maintenir, à l’intérieur du peuple, les convictions religieuses communes grâce auxquelles l’obéissance au souverain irait de soi.
Avec l’avènement des Droits de l’homme, cette vision politique était renversée et, lors de la fameuse nuit de l’abolition des privilèges, le 4 août 1789, l’Eglise cessait d’être ce corps privilégié indispensable au souverain. « La Constitution civile du clergé » transformait l’Eglise de France : elle devenait une institution parmi d’autres. L’Etat n’avait plus besoin d’elle pour assurer son pouvoir. La raison – la déesse Raison ! - supplantait la Révélation. Le « Contrat social » de Rousseau fournissait de quoi trouver, à l’intérieur de l’humanité, les moyens d’assurer la légitimité de l’Etat. Une « volonté générale » réside à l’intérieur du peuple. C’est à celle-ci qu’il convient de se plier plutôt qu’à celle de Dieu pour exercer légitimement le pouvoir. Un système de délégation se mettait en place : les élections devenaient le moyen de désigner celui qui exercerait la fonction du prince.
Sujet ou citoyen ?
Cette révolution n’était pas seulement politique ; elle entraînait des conséquences psychologiques et morales importantes. L’individu cessait d’être un « sujet » ; il devenait un citoyen. Il n’importait plus qu’il soit dévot mais il fallait qu’il sache user de ce pouvoir nouveau qu’on lui reconnaissait : comment être à la hauteur de cette vertu qui supplantait l’obéissance et devenait le premier des maîtres-mots des temps nouveaux : liberté ? Comment en vivre ? Comment faire en sorte que chacun acquière les convictions nouvelles qui feraient de lui un vrai citoyen ? Se mettait alors en place un travail d’éducation devant conduire chacun à s’insérer dans la nation. L’éducation nationale prenait la place de l’Eglise pour former les consciences. Commençait une rivalité entre l’Eglise et l’Etat qui devait durer un siècle et demi. S’amorcerait vite également, avec l’industrialisation, une autre rivalité entre l’Etat et le monde économique. Appliquée au marché, la liberté entrainerait un système économique qui ne voulait guère d’autre loi que celle du profit financier.
Nombreux furent ceux qui virent dans cette révolution une victoire de l’humanité. Trouver ici-bas, sans référence à l’au-delà, les moyens de faire société conduisait à libérer l’individu de la tutelle de l’Eglise et reconnaître des droits à chacun : il y gagnait un surcroît de dignité. La société pouvait, grâce aux droits attachés à la condition humaine, trouver la paix sociale. On sortait de ces guerres religieuses qui avaient fait des ravages : on compte par dizaines de milliers les victimes de la St Barthélemy. Désormais huguenots et catholiques pourront se côtoyer en bons citoyens. Ce Dieu qui rendait légitime le pouvoir des monarques a justifié bien des guerres. En son nom les croisades ont occasionné des massacres, des injustices et du mépris. En son nom on a pratiqué la torture, brûlé sur le bûcher tous ceux dont l’orthodoxie était suspecte : autodafés disait-on, c’est-à-dire « acte de foi » ! Le recours à Dieu avait justifié les génocides lors de la découverte des Amériques.
Fallait-il vraiment se réjouir de voir s’effondrer les droits de Dieu ? Chercher une légitimité à l’exercice du pouvoir sans sortir des limites de l’humanité était-il un vrai progrès ? Le règne de la raison faisait-il vraiment sortir de la servitude ? Avec le concept de citoyenneté les nations prenaient consistance et se dressaient les unes contre les autres ; quarante millions de morts lors du premier conflit mondial ! Le pouvoir de la raison, certes, s’accompagnait de la maîtrise technologique de l’univers. Mais à quel prix ? Peut-on dire que le travailleur dans les usines, écrasé par les exigences de rentabilité économique, était plus respecté que le paysan de l’Ancien Régime ? Le pire était atteint lorsque, prenant conscience de son pouvoir, l’homme en venait au projet de faire une race humaine absolument purifiée et neuve. Le prix à payer était élevé : on estime à 5 185 000 le nombre de juifs exterminés au cours du siècle précédent. A la même époque, en s’appuyant sur une philosophie de l’histoire, le régime soviétique envoyait en Sibérie 10 à 20 millions de personnes mourir de faim et de froid pour qu’advienne la société sans classe, la société parfaite fruit du travail et de l’intelligence humaine.
Les hésitations de l'Eglise
Il faut reconnaître qu’à partir de cette révolution des Droits de l’homme, l’Eglise a été longue à rejoindre et à partager la dramatique recherche des sociétés nouvelles. Certes, il faut rendre hommage à la dimension prophétique de Léon XIII. Sachant entendre les intuitions d’un théologien comme Lamennais, il s’insurgeait contre la condition imposée par le capitalisme au monde ouvrier ; en ce sens, il faisait siennes les intuitions des « Droits de l’homme » en s’efforçant de promouvoir ceux des travailleurs. Mais, par un autre côté, il ne concevait pas qu’une société puisse subsister sans l’Eglise. « La société civile, disait-il, est le corps de l’Eglise et l’Eglise est l’âme de la société » : elle conduit l’homme vers sa fin surnaturelle, hors de ce monde. Face à une humanité fière de son autonomie, il affirmait ainsi haut et fort les droits de Dieu. A l’heure où Karl Marx promettait la société sans classe, Pie IX qui régnait encore sur les Etats Pontificaux, contestait les prétentions de la société civile à « définir ses droits ainsi que les limites où elle peut les exercer ». L’Eglise, affirmait-il est une société parfaite puisque les droits dont elle se réclame lui ont été conférés par Dieu lui-même (Cf. Le Syllabus, n° XIX ; 1864).
Lorsqu’après le deuxième conflit mondial, les peuples se sont interrogés sur la folie meurtrière qui avait traversé l’univers. Leurs échanges ont abouti à une nouvelle déclaration universelle des Droits de l’Homme pour défendre la dignité de chaque personne humaine. Certes, tous les pays n’ont pas adopté ce texte. Certes, la signature de l’URSS ne semble pas avoir engagé Staline à un comportement correspondant au texte de la Déclaration. Il n’empêche que la parole humaine, pleinement humaine, a pu aboutir à un texte donnant à la déclaration universelle de 1789, une portée internationale. On peut regretter que cette Déclaration soit trop souvent transgressée ; elle n’est peut-être pas ajustée à toutes les cultures. Ceci dit, nul ne peut contester qu’elle soit un beau fruit de l’histoire et qu’elle peut éclairer la conscience des gouvernants comme celle des citoyens de tous les pays. Malgré les hésitations de Pie XII, il était difficile que l’Eglise méprise cette démarche : le Concile Vatican II a articulé ses affirmations sur l’esprit de la Déclaration. L’Eglise cesse de revendiquer, face au monde, des droits qui lui viendraient de Dieu. Elle n’affirme plus que les convictions dont elle se réclame doivent s’imposer à tout homme sous prétexte qu’il y va de leur salut. Elle affirme le droit de tout homme à suivre sa conscience. Quant aux principes de la « Déclaration », elle y souscrit sans réserve : « Le Concile, avant tout, entend rappeler la valeur permanente du droit des gens et ses principes universels. Ces principes, la conscience même du genre humain les proclame fermement et avec une vigueur croissante » (Constitution pastorale sur l’Eglise de ce temps ; n° 79).
L'Eglise se rallie
Comment rendre compte théologiquement de ce renversement dans la conscience que l’Eglise prenait d’elle-même ? On recourait à l’image poétique de l’homme créé « à l’image de Dieu ». On s’appuyait sur la notion de nature humaine. Dieu a inscrit en l’homme ces droits que la conscience découvre par elle-même. Dans les différentes réunions de chrétiens qui suivaient Vatican II, pour tenter de comprendre on parlait de dimension horizontale et verticale. Au-dessus de nous le créateur de qui nous dépendons. A côté de nous, le concitoyen avec lequel nous partageons la même nature. Pour reprendre un vocabulaire philosophique on ne lâchait ni la transcendance de Dieu ni son immanence. Pour parler vulgairement, on ménageait la chèvre et le chou.
En introduisant ces pages, on évoquait la déception de Jean-Luc Nancy déplorant l’incapacité du Concile à « penser dans ce monde l’abrupte affirmation de transcendance ». Ce jeune philosophe, en vieillissant, a tenté de faire pour son compte ce dont l’Eglise avait été incapable. Jusqu’à ce jour, l’Episcopat, semble-t-il, n’a pas su ou pas voulu l’entendre. Evoquer sa démarche ici est une manière de présenter aux musulmans deux dogmes qui nous séparent : la Trinité et le mystère de Jésus, l’Incarnation.
Dire que Dieu est Trinité revient à refuser de voir en Lui un point fixe. Il n’est pas l’Être suprême dont tout dépend et qui, en particulier, confère le pouvoir. Loin d’être la source d’une quelconque puissance, il faut voir en Lui le jeu d’une vie qui ne se comprend que dans la dépendance. Le Père dépend du Fils ; le Fils dépend du Père et ensemble ils dépendent de l’Esprit qui, à son tour, dépend des deux autres. Etrange monothéisme : il ne suffit pas d’affirmer que Dieu est Un ; son unité ne se comprend pas par opposition au multiple. Son Unité ne se comprend pas sans l’Autre. L’Un ne va pas sans l’Autre. Aucun nom ne peut désigner ce mystère ; s’il faut absolument trouver un mot pour en parler, il n’est guère qu’une proposition qu’on puisse utiliser : « avec ». Peut-on parler d’existence de Dieu ? Mieux vaudrait parler d’épuisement. Le Père sort de soi, se vide de soi pour rejoindre les deux autres et subsister entre eux et « avec» eux.
Dieu n'est plus dans les hauteurs !
Jésus s’affirme, au cœur de ce mystère, « le Fils ». Le Fils, en s’incarnant, révèle, en la vivant dans l’histoire humaine, cette dépendance par rapport à autrui. Il ne domine pas, il ne légifère pas ; il répond aux attentes d’autrui. . L’autre fait loi et Jésus s’y soumet. Il répond au malade qui l’appelle ou à l’aveugle qui l’implore. Mais le voilà tiraillé aux prises avec deux appels : celui des pauvres qui demandent la vie et celui de la loi juive qui promet la mort. « Nous avons une loi et d’après cette loi, il doit mourir ! » La phrase est prononcée par le Grand Prêtre. Jésus se soumet. Avant son procès, au cours d’un dernier repas, il avait posé un geste donnant sens à cette soumission : il lave les pieds de ses disciples. Certes, il était le Maître. En réalité la maîtrise de Dieu se révèle dans ce dessaisissement de soi au profit de l’autre. Etrange révélation : on ne peut dire « Dieu » que dans la relation à l’autre, quitte à subvertir toutes les règles sociales qui font des chefs ou des puissants, d’une part, et ceux qui ont à leur obéir d’autre part. Christ (dont le nom signifie « roi ») s’est anéanti, obéissant jusqu’à la mort et la mort sur la Croix. En cet épuisement de soi-même se manifeste le mystère de Dieu, sa faiblesse, son amoureuse faiblesse. Le mystère de Dieu n’est plus dans les hauteurs mais au cœur de l’humanité. Dieu n’est plus hors de la création. Depuis la naissance de Jésus, nous savons que Dieu n’est plus loin de nous mais «avec» nous (« Emmanuel », Dieu avec nous !). Jésus s’efface pour faire place à l’autre et respecter ses droits, en s’oubliant soi-même pour sauver la vie. Le croyant est à la place de Dieu pour s’effacer devant les droits du frère.
« L’esclave est devenu par le Christ le frère de son maître ». Ces mots sont de Mauriac. Il les prononçait pendant la guerre d’Algérie, protestant contre les soldats chrétiens qui méprisaient les droits élémentaires de l’homme en pratiquant la torture. Mauriac affirmait par ces simples mots la portée politique de la foi en l’Evangile. Quand l’un rencontre l’autre le chrétien refuse de reconnaître un maître ou un esclave ; il découvre un frère qu’il est désirable d’écouter. Entre lui et nous, entre les uns et les autres, l’espace qui s’ouvre est celui qui non seulement tourne le regard vers l’autre mais fait entendre le mystère de l’Autre. En ce point de passage, on peut, en vérité, prononcer le mot « Dieu ». On peut alors « penser dans le monde l’abrupte transcendance de Dieu ». Avant de quitter ce monde, un disciple demandait à Jésus : « Montre-nous le Père » ! Jésus répondait : « Depuis si longtemps que je suis avec vous, vous ne m’avez pas compris : « Qui me voit, voit le Père ! ».
Dieu : la brisure des totalitarismes
Dans une société humaine, le chrétien ne devrait plus se demander si les droits de chacun viennent d’un lieu qui dépasse l’histoire ou s’ils viennent de l’humanité qui écarte Dieu de son vocabulaire. Le chrétien devrait plutôt prendre garde ; il risque d’oublier, comme ses contemporains, que le danger n’est pas de savoir si les droits qui forgent les sociétés humaines ont leur source en elles-mêmes ou en Dieu. Le danger consiste, pour une société humaine, de forger une idéologie qui fasse d’elle une totalité inaltérable d’où l’autre doit être exclu. En réalité, l’histoire permet de reconnaître que tout système totalitaire peut être brisé : la résistance au nazisme l’a montré, la chute du mur de Berlin l’a confirmé. Dire « Dieu » n’est permis qu’en ce lieu où il est possible de casser un ensemble qui ne fait qu’Un pour s’ouvrir sur l’autre au nom d’un Autre. En ce point se prolonge le mystère de Jésus : la rencontre de l’autre qu’on accueille en frère en reconnaissant sa dignité, la rencontre de l’autre qui « n’est plus un serviteur mais un ami », ayant les mêmes droits que soi, manifeste que la maison des hommes est le lieu où habite le Dieu en qui le chrétien met sa foi.
L’Eglise honore volontiers les droits de l’homme. Les chrétiens, s’ils relisent leurs écritures, peuvent se reconnaître « frères » de ceux qui les ont énoncés et de ceux qui s’efforcent de les respecter. Est-ce à dire que, tels qu’ils sont formulés, ils contiennent la loi définitive devant laquelle toute l’humanité doit s’incliner ? Ce serait retomber dans un totalitarisme aussi dangereux que ceux qui ont fait les ravages que l’on sait. Il est bien évident, par exemple, que la notion de liberté qui est à la racine de ces droits a fait naître un néo-libéralisme dont les pauvres font les frais.
La religion de la parole
Reste que la Déclaration de 1789 contient un article qu’il convient de souligner : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement… ». Le christianisme est la religion de la parole. Quand il songe au mystère de Jésus, le croyant entend la parole de St Jean : « La parole a pris chair ; elle a fait sa demeure chez nous ! ». Les événements récents du printemps arabe ont montré comment le recours à internet, permettant aux opinions les plus diverses de s’exprimer, peut changer la face d’une société. Là où circule la parole, se manifeste le mystère de Dieu tel que le chrétien le conçoit. Si ce droit fonctionne, nécessairement les comportements se modifient. La parole est le véhicule du désir, le lieu de l’écoute, de l’appel. Répondre au désir qui s’exprime modifie les situations. C’est pourquoi il appartient au croyant de parler dans la société, de s’indigner s’il le faut, pour parler comme Stéphane Hessel, un des rédacteurs de la Déclaration de 1948. Il est vrai qu’il faut rejoindre, par exemple, ceux qui se battent pour les victimes des systèmes financiers.
Le chrétien se doit aussi d’écouter. On s’indigne parfois de voir le Parlement voter telle ou telle loi qui contredit l’enseignement traditionnel de l’Eglise. Face à cela, l’Eglise a le droit à la parole mais néanmoins son devoir est de respecter ceux qui la contredisent. Condamner ce qui est le fruit de la parole échangée risque d’offenser le nom de celui dont se réclame notre foi. Le seul mal serait, pour les uns comme pour les autres, de prétendre avoir le dernier mot.
On ne peut terminer ces réflexions sans se réjouir, pour notre compte, de ce droit à la parole. Il nous permet de nous tourner, musulmans et chrétiens, les uns vers les autres et de faire grandir la fraternité. Il permet à l’auteur de ces lignes d’entendre l’invitation des musulmans qui l’entourent et qui l’invitent à chercher le lien à Dieu dans cette société sécularisée.
Michel Jondot