Les croyants
sont des frères
Interrogé par l’empereur byzantin Héraclius sur le prophète qui venait de commencer sa prédication à la Mecque, le chef de la caravane annuelle mecquoise à Constantinople, Abou Sofiane, répondit : « Innahou Ibn Akhi : c’est le fils de mon frère ». Abou Sofiane était un cousin lointain de Abdallah Ibn Abdelmouttaleb, le père du Prophète. Le mot « frère » a ici le sens de concitoyen, membre de la même communauté tribale.
Dans les récits relatifs aux prophètes issus de leur peuple, le Coran continuait à donner au mot « frère » le même sens : « leur frère Noé… »( 26-106), « Lorsque leur frère Houd leur dit…(26-124) ; « Lorsque leur frère Salih leur dit… »(26, 142) ; « Aux gens de Madyan (Nous avons envoyé) leur frère Choaîb… » (11. 84).
Il s’agit là d’une fraternité naturelle élargie aux liens tribaux.
La fraternité naturelle peut être une source de conflits, pouvant dégénérer en crime fratricide. Le Coran mentionne un conflit entre frères de sang que le prophète David a eu à arbitrer : « Mon frère possède 99 brebis alors que je n’en ai qu’une. Il m’a demandé de la lui confier, (mais il n’a pas voulu me la rendre) et je n’ai pu lui faire entendre raison dans la discussion… » (38-23).
Mais dès le début de la Révélation, le Coran met l’accent sur la fraternité spirituelle qui unit les membres de la première communauté de musulmans : « Les croyants sont des frères » (49-10).
Dans la même sourate, l’appartenance à une communauté de foi se trouve opposée à l’adhésion superficielle des Bédouins restés attachés au tribalisme : « …Le plus noble d’entre vous auprès de Dieu est le plus pieux… »(49-13) ; « Les Arabes bédouins disent : « Nous croyons »…la fois n’a pas encore pénétré dans vos cœurs… »(49-14).
Cette fraternité spirituelle, ciment de la nouvelle communauté appelée à porter son regard au-delà de l’horizon tribal, est un don de Dieu « …Rappelez-vous le bienfait que Dieu vous a accordé en unissant (par l’affection) vos cœurs, pour que vous deveniez des frères, alors qu’auparavant vous étiez des ennemis… » (3-102-3).
Le Prophète soulignait l’importance du lien entre la foi et la fraternité : « N’est vraiment croyant que celui qui souhaite pour son frère ce qu’il aime pour lui ».
Ce sentiment a été traduit par un acte solennel de fraternisation, où chaque émigré mecquois était déclaré « frère » d’un médinois. Cela impliquait une communauté de biens et une association dans le travail.
D’autres versets mentionnent les « frères qui nous ont précédé dans la foi » (59-10). Selon l’exégèse fondée sur les « asbab annouzoul » (circonstances de la révélation), il s’agit d’un ordre de priorité entre plusieurs catégories de croyants, depuis les premiers compagnons de la Mecque, jusqu’aux convertis de la 13° heure, après la reconquête pacifique de la ville natale du Prophète, en passant par les Ançars – les Médinois qui accueillirent les Emigrés mecquois persécutés.
Une fraternité
abrahamique
et adamique
Il y a aussi une fraternité spirituelle avec les croyants des religions du Livre. Cette fraternité abrahamique faisait dire au Prophète : « Mon frère Moïse ; mon frère Jésus ».
Une prière récitée à la fin du Ramadan invoque les « bénédictions de la Thora, de l’Evangile et du Coran » (bi barakati at tawrati wa l indjili wa al forqan…)
La proximité avec les Chrétiens est telle que le grand théologien et mystique Ghazali ne les exclut pas du salut éternel…
Il y a une fraternité adamique que l’on trouve dans la culture populaire. On dit de quelqu’un de généreux et ouvert qu’il est « akhou an nass », « le frère des hommes ». Plus explicite encore est la formule en vigueur dans la culture populaire maghrébine dans la période coloniale. S’agissant des non-musulmans, on disait : « Ils sont certes nos adversaires en religion ; mais ils sont nos frères d’argile » (adyanna fi din wa khawatna fa tin). On sait qu’« …il a créé l’homme à partir d’une argile » (32, 7). Il s’ensuit que « Frères d’argile » signifie bien la « fraternité adamique ».
Il y a enfin la fraternité artificielle, autre nom de l’amitié à laquelle un philosophe non avicennien du IVeme siècle de l’hégire, Abou Hayyan Tawhidi, a consacré un traité célèbre.
Tawhidi écrit: « …mon ami me parle de ce qui lui est arrivé depuis notre dernière séparation. Je constate que les mêmes choses me sont arrivées à cette époque, comme si nous partagions ces événements ou bien comme si je les avais vécus, à sa place, ou « comme si, lui, c’était moi. » (cité par Marc Bergé, les Arabes, p. 524-5).
La fraternité,
autre nom
de l’amitié
« Ce qui me réjouit dans son amitié, ce n’est pas le profit que je peux en tirer, car son amitié ne peut m’apporter ce que je trouve déjà dans ma vie. Je n’aime pas seulement la vie, parce que je vis, mais j’aime également tout ce qui donne à la vie un surcroît de vie, ce qui cueille pour moi ses fruits, ce qui m’apporte son souffle, ce qui me mêle à son parfum et à ses douceurs. » (Ibid).
Ces prescriptions des textes fondateurs de l’islam à valeur normative ont marqué ce que Louis Gardet a appelé un « idéal historique concret ».
Quand l’Islam a connu toutes sortes de vicissitudes, cet idéal a certes été battu en brèche. Et il n’est pas difficile de citer des contre-exemples Mais la fraternité est restée une des caractéristiques de la civilisation musulmane.
Invité à prononcer un discours à la fête positiviste de la Fraternité, au siège de la Société Positiviste, le 18 juin 1911, le penseur comtiste Christian Cherfils (1859-1925) a rappelé qu’ « Auguste Comte a préconisé la lecture du Coran, qu’il a introduit dans sa Bibliothèque Positiviste », et invite à lire le livre inaugural de l’islam. « Vous y verrez apparaître les subtiles nuances de ces deux sentiments extrêmes : l’amour et l’aversion fraternels. »
Cherfils commente la sourate 12 du Coran, toute entière consacrée au récit de Joseph, fils de Jacob, victime de la jalousie de ses demi-frères.
La fraternité musulmane
Ayant mis l’altruisme au cœur de la morale positiviste, Comte estimait que l’Islam demande à ses adeptes « le maximum d’altruisme, avec le minimum de métaphysique ». D’où le grand intérêt du « comtisme religieux » pour l’Islam.
Christian Cherfils a été jusqu’à se convertir à l’Islam en choisissant comme prénom musulman Abdelhaq, le « serviteur de la Vérité ».
On le retrouve à la tête de la « Fraternité musulmane », association créée à Paris par un groupe d’intellectuels musulmans en 1907. Pendant une quinzaine d’années, cette association regroupant des musulmans francophiles et des Français islamophiles, a animé d’intéressants débats soulignant les virtualités d’adaptation de l’Islam à la modernité. Cherfils milita pour un « Institut d’Etudes Supérieures Franco-Arabes » à la mosquée de Paris. Mais Lyautey ne voulait pas de l’Institut, jugé par lui dangereux, car pouvant « ouvrir l’esprit de nos jeunes musulmans » !!! C’est la découverte de cet état d’esprit qui fera dire à Ben Badis que « le colonialisme a pour alliée l’ignorance. »
Plus récemment le grand penseur musulman Malek Bennabi (1905-1973), dans un plaidoyer en faveur d’une démocratie musulmane, rappelait que, si la Révolution française a inventé le citoyen et la révolution soviétique le camarade, l’Islam a inventé le frère…
De nos jours, la fraternité est à l’ordre du jour pour deux raisons opposées. Le bien-être matériel des sociétés modernes ne conduit pas à la plénitude escomptée en raison des égoïsmes et des rudes compétitions entre individus ou groupes sociaux. On croit de plus en plus qu’un peu plus de fraternité dans les programmes éducatifs adoucirait les relations interindividuelles.
Plus récemment, les crises économiques durables et la certitude que le système capitaliste ne réalisera jamais le plein emploi conduisent à s’interroger sur les effets négatifs d’une baisse des niveaux de vie sur la cohésion sociale elle-même. La réhabilitation de la fraternité pourrait contribuer à la maintenance de la cohésion sociale en période de crise.
Aussi sommaire soit cet examen des textes fondateurs de l’Islam, qui ont marqué la culture musulmane, il suffit à montrer que les musulmans attachés à un humanisme religieux ont leur mot à dire dans les débats sur la place de la fraternité dans les sociétés post-modernes.
Sadek Sellam