Une question de théologie chrétienne
Joseph Moingt
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La déclaration des Droits de l’Homme a-t-elle posé des question difficiles à L’Eglise ?
Joseph Moingt nous répond.

L’Eglise opposée à la démocratie

Peux-tu nous rappeler comment l’Eglise a réagi face aux Droits de l’Homme, depuis la Révolution française ?

L’Eglise a été très opposée à la Déclaration des Droits de l’Homme. Ceux-ci faisaient appel à la raison humaine qui décide elle-même ce qu’il en est des droits de chacun. D’autre part, la société semblait en appeler à la « volonté commune » qui décide du gouvernement de l’Etat. Donc il s’agissait de démocratie. Pour ces deux raisons, l’Eglise était opposée à cette fameuse déclaration. Elle estimait que l’autorité de Dieu sur l’homme et sur toutes les sociétés était sapée. Autour d’elle on se réclamait d’une volonté générale humaine alors qu’elle tirait tous ses principes d’une Révélation divine.

On pourrait ici citer de nombreuses encycliques pontificales du 19ème siècle : « Mirari vos », par exemple. L’ensemble des erreurs condamnées par l’Eglise est résumé dans ce qu’on appelle le Syllabus (1864). Tout ce qui se réclamait plus ou moins, à des degrés divers, de la volonté commune donc de la démocratie, de la raison humaine, y est relevé et condamné.

Ceci est un point de départ. Mais l’Eglise a évolué. Comment ?

Son évolution ne s’est guère manifestée qu’au Concile Vatican II. Jusqu’à ce moment l’Eglise était restée sur les positions définies par les Papes Pie IX, Léon XIII et plus tard Pie XII. C’était une vision d’un monde que Dieu dirige par l’intermédiaire de ceux à qui l’Eglise confiait le pouvoir, c’est-à-dire aux monarques. Aux yeux de l’Eglise le monde s’écroulait dès lors qu’on disait que l’autorité, plutôt que de descendre d’en-haut, montait du peuple. Les Droits de l’Homme étaient, pour l’Eglise, l’expression d’une volonté qui montait d’en bas et qui, par là-même attaquait Dieu en sapant l’autorité médiatrice de la Révélation chrétienne et de l’Eglise.

Réconciliation avec le monde moderne

L’Eglise a réagi à Vatican II.

Effectivement. Les conclusions de Vatican II étaient déjà contenues implicitement en termes très généraux dans la volonté de Jean XXIII d’ouverture sur le monde moderne   :  «  aggiornamento », une mise à jour. Le Pape Jean XXIII malgré sa formation cléricale, traditionnelle, avait souffert des soupçons portés contre le modernisme. On devait tenter une réconciliation avec ce monde nouveau  ; il s’était formé en-dehors de la pensée de l’Eglise. Le pape l’avait compris. Il s’agissait là d’une ouverture très forte qui s’est manifestée notamment dans le document « Gaudium et Spes  ». Tout reposait sur deux bases. D’une part, on insistait sur le concept de « la dignité de la personne humaine » et donc on soulignait les droits de la raison. D’autre part, on affirmait la reconnaissance de la liberté religieuse. Ces deux idées avaient été rejetées par la Papauté du XIXème siècle. La déclaration conciliaire « Dignitatis humanae » affirmait la dignité de la personne humaine. C’était reconnaître implicitement les Droits de l’Homme.

Droit romains, droit des gens

Tu penses, si je te comprends bien, que les Droits de l’Homme sont inspirés pas l’Evangile. Peux-tu préciser ?

Tu as raison de dire « inspirés ». Je ne prétends pas qu’ils étaient inscrits dans l’Evangile. Jésus ne pouvait penser comme nous. Il était né dans une société religieuse, imprégné par les idées de cette société. Mais il avait, jusqu’à un certain point, rompu avec ce qu’il y avait de tranchant, d’intransigeant dans l’idéologie religieuse de son temps. Par exemple, il n’acceptait pas qu’on considère comme pécheurs ceux qui ne suivaient pas la loi dans son intégrité, ceux qui collaboraient avec l’autorité romaine ou avec les hellénistes.

N’oublions pas que « l’autorité romaine », en ce lieu et en cette époque, ne ressemble pas à celle de l’occupation allemande en France pendant la seconde guerre. Rome avait une certaine idée de l’universalité avec son concept d’ « humanité ». Elle avait aussi élaboré le concept de « Droit des gens » ; on n’avait pas le droit de tuer les prisonniers de guerre, par exemple. Il suffit de songer aux tueries du XXème siècle et même à celles d’aujourd’hui pour constater que cela ne va pas de soi. L’hellénisme, lui aussi présent en Palestine au temps de Jésus, véhiculait une certaine conception des Droits de l’Homme. Dans ce contexte, Jésus refusait d’exclure qui que ce soit revient à reconnaître des droits à chacun, quel qu’il soit. Il allait manger avec ceux qu’on appelait « les pécheurs », sans complexe. Il avait su dire à ses contemporains que, s’ils voulaient imiter la sainteté du Père, il fallait pardonner aux ennemis. Il a été condamné à mort pour ce qu’on pourrait appeler « crime d’apostasie ». Autrement dit, il ne suivait plus les traditions des Anciens.

Comment les Juifs, contemporains des apôtres, ont-ils pu se convertir au christianisme sinon en acceptant l’idée, à la suite de Jésus, que les « traditions des Anciens » ne représentaient pas un idéal absolu, et n’affirmaient pas une vérité indépassable? En réussissant à inventer une nouvelle manière de vivre les relations humaines, ils affirmaient implicitement la dignité d’autrui. Ils introduisaient du nouveau dans la conception des droits de l’autre. Une pensée originale s’infiltrait dans l’humanité. Cette subversion chrétienne est la racine des Droits de l’homme.

St Paul, à mon avis, va l’exprimer, en disant qu’il n’y a plus de Juifs ni de Grecs, d’esclaves ni de maîtres, d’hommes ni de femme ; il ne doit pas y avoir de suprématie, de différence, d’exclusion entre chrétiens. En cela était posé le principe d’une société ouverte. Paul refuse les cloisonnements de la société traditionnelle. Voilà ce que nous devons à la pensée chrétienne nourrie de pensée hébraïque mais aussi de pensée grecque et romaine. Le christianisme à sa naissance était une pensée philosophique dans laquelle baignait le judaïsme depuis trois siècles ; en réalité, il est né en écoutant l’autre dont on a admis qu’il n’est pas un ennemi et qu’il peut avoir raison. C’est en cela que, nous chrétiens, nous pouvons trouver inscrit dans l’Evangile le principe des Droits de l’Homme. Nous avons mis du temps, des siècles, avant de voir un rapport entre les Droits de l’Homme et l’Evangile. Nous n’avons pas de quoi en être très orgueilleux. Peut-on les revendiquer ? Oui, dans la mesure où cela nous incite à accepter ce bien commun que nous partageons avec nos contemporains. Mais nous n’avons à revendiquer aucun titre de propriété. En effet, ces Droits nous sont revenus par l’intermédiaire de la pensée des Lumières. Ils s’étaient détachés du christianisme. Pourquoi ? Parce que l’Eglise n’avait pas fait de place à la liberté de pensée. Celle-ci a éclos en-dehors d’elle.

Pharisaïsme et Droits de l'Homme

Est-ce que tu ne crois pas qu’il y a de la part, sinon de l’Eglise du moins de l’Occident, une illusion un peu pharisienne à se réclamer des Droits de l’Homme ? Je pense, par exemple à la politique des Etats-Unis à l’égard du Proche-Orient. On arrive avec des principes dont on vante la noblesse et l’universalité. En réalité on crée des situations de violence. Quand le Président Bush, par exemple, présente la guerre au Proche-Orient comme une croisade des Droits de l’Homme, on ne peut que s’indigner.

Je pense comme toi. Mais il n’est pas mauvais que nos principes se retournent contre nous-mêmes. Il n’est pas mauvais que nous soyons contredits par les idéaux dont nous nous réclamons. Que notre société occidentale ait trahi les Droits de l’Homme ne doit pas l’empêcher de s’en réclamer. Non pour justifier les politiques qui sont faites, non pour que l’Occident se mette sur le pinacle. Mais nous avons un instrument pour sortir de nos enfermements et de notre hypocrisie. Peut-être sommes-nous toujours victimes de ce qui nous entraîne au-delà de nous-mêmes. Je veux dire par là que peut-être rabaissons-nous les idéaux qui nous entraînent. Mais ils ne doivent pas être condamnés sous prétexte que nous ne sommes pas fidèles. On a le droit de nous dire : « Vous ne vivez pas selon les principes dont vous vous réclamez ». Ils ne sont pas condamnables pour autant. Ce qui est de l’ordre de la civilisation est lié à des temps et à des sociétés. Cela s’appuie sur ce qu’il y a de plus universel en l’homme. Nous devons marcher dans cette direction-là. Il est vrai que, même quand on se réclame des Droits de l’homme, on peut garder des réticences à l’égard de l’étranger, de l’arabe, du Noir ou du Juif. On n’est pas forcément converti à la morale dont on se réclame. Mais ces idéaux nous transforment. Certains pays arabes peuvent nous dire : « Ce dont vous vous réclamez a servi à commettre des crimes ». Ils ont raison. Il faut alors leur dire : « Aidez-nous à en tirer une application meilleure, c’est-à-dire plus universelle! »

Evangélisation

Aujourd’hui l’Eglise parle beaucoup de « Nouvelle Evangélisation ». Est-ce une avancée dans la compréhension des Droits de l’Homme ou un recul par rapport à l’esprit des Lumières ?

Moi je l’entends comme un recul. Mais j’y vois aussi comme une invitation à nous ouvrir à l’autre. Finalement l’Evangile est une Bonne Nouvelle. Pourquoi ? Parce qu’elle nous ouvre à autre chose qu’à une religion ancienne. Il faut s’ouvrir à ce qui vient. Pour moi, « la nouvelle évangélisation » consisterait à vivre vraiment de l’Evangile qui, je le précise, n’est pas l’ensemble des obligations et des interdits qui composent ce qu’on considère comme la loi chrétienne. L’Evangile n’est pas moralisateur ; il nous dit : « L’autre est ton frère ! ». Il me dit aussi que celui qui ne pratique pas ma religion, le juif ou l’agnostique, le musulman ou le bouddhiste, est mon frère. Il y a là quelque chose d’universel que l’on doit reconnaître en chacun. Jésus nous a appris que Dieu est Père de tous les hommes. Tous ! C’est dans cette direction de l’universel que l’on doit avancer. J’appelle « évangélisation » cette marche vers l’avant.

Islam et Droits de l'Homme

Dirais-tu que ceux qui se réclament du Coran peuvent, eux aussi, se réclamer de la cohérence des Droits de l’homme ? Nous sommes menacés, à l’heure actuelle, par l’islamophobie. Les Droits de l’homme peuvent être l’alibi dont nous nous servons pour condamner l’islam. Qu’en penses-tu ?

J’ai longtemps pensé que le plus grand danger pour nos pays était l’antisémitisme. Sans doute, maintenant, l’islamophobie a pris le relais. Pour combattre la peur de l’islam, il faut, je le crois, se situer par rapport à l’Evangile. Le musulman est souvent l’étranger à côté de nous ; c’est à lui que l’Evangile nous demande d’être ouverts.

On reproche à l’islam de ne pas reconnaître plus explicitement le droit à la liberté de conscience. Il faut reconnaître qu’il y a là un réel problème par rapport aux Droits de l’Homme. Mais dire cela est peut-être aussi une façon d’imposer une idéologie occidentale. En réalité nous devons évoluer ensemble les uns par rapport aux autres. L’évolution de l’islam n’est pas celle de l’Occident. J’avais mis beaucoup d’espoir dans les révolutions arabes. On les voit maintenant tomber sous le coup de ce que nous appelons l’islamisme. Notre espoir devant les révolutions arabes représentait peut-être un certain impérialisme occidental. Reste que ces événements auront contribué à rapprocher les sociétés européennes et arabes.

L’extrême droite est présente dans l’Eglise : ne crains-tu pas que, plutôt que de se rapprocher des musulmans, les chrétiens soient tentés de les craindre ou les mépriser ?

Oui, les univers se ferment tant du côté chrétien que du côté de l’ensemble des Français. Les catholiques comme beaucoup de protestants s’intéressent plus au judaïsme qu’à l’islam. C’est dangereux. Dans la société, on est inquiet d’avoir à partager avec les immigrés.

On parle de « choc des civilisations » et je crois que c’est inévitable. Mais un choc est une rencontre ; aux chrétiens de nouer des relations plus fraternelles. Je crois que ce ne sont pas les bourgeois qui sont menacés par l’islamophobie. C’est le pauvre qui se sent menacé ; l’étranger lui paraît une menace pour son travail. Il faut laisser au défavorisé « français de souche » le temps de se familiariser avec le défavorisé venu de l’immigration. De la fraternité entre les pauvres renaîtra un renouveau de la civilisation.

Joseph Moingt


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