Jean-Michel Cadiot dénonce les manœuvres de ceux qui font une
interprétation mensongère de la laïcité.
La laïcité à l’épreuve
Depuis quelque vingt-cinq ans, depuis l’affaire des collégiennes de Creil refusant d’ôter leurs foulards en classe, la question de la laïcité s’immisce en permanence, avec de plus en plus de virulence dans la vie sociale et politique en France. Ces petites filles, aux yeux d’une partie importante de l’opinion, mettaient en cause la laïcité ! Il a fallu une loi, en 2004, pour les exclure de l’école. Désormais, il est question d’une même contrainte à l’Université. Une crispation qui s’est fortement aggravée en 2006, depuis la publication, par Charlie Hebdo de caricatures du prophète Mohammad -surtout celle qui le présente avec un turban bourré d’explosifs. Le droit au blasphème, inconnu dans le droit français, était revendiqué par Charlie et ses partisans.
Un drame terrible est arrivé, le 9 janvier. Deux hommes assurant «venger» le prophète assassinent le directeur de Charlie, Charb, des dessinateurs comme Cabu et Wolinski, des policiers. En tout 11 personnes. Le lendemain, un de leurs amis tue une policière, alors qu’il voulait attaquer une école juive à Montrouge, puis s’en prend à une épicerie casher Porte de Vincennes. Au total, 20 morts en trois jours. Puis, le 11 janvier, c’est la plus grande manifestation de solidarité en France depuis la Libération : 4 millions de personnes, réunies autour de la liberté d’expression et de la laïcité menacées.
« La France a été frappée au cœur de sa nature laïque et de son idée de liberté », déclare Edgar Morin.
Cela aurait-il plu à Cabu? Le paradoxe est criant. Les religieux chrétiens, musulmans, juifs se mobilisent pour Charlie. Une messe est dite et les cloches de Notre-Dame sonnent pour Charlie.
Edgar Morin a raison. Mais les définitions de la laïcité se multiplient, s’opposent, se choquent. Et dans les banlieues, en particulier, de très nombreux jeunes refusent la minute de silence en hommage aux victimes au prétexte que leur prophète a été insulté.
Le 21 avril, Le Parisien, tout en annonçant la formation de « 1.000 ambassadeurs de la laïcité » dans l’Education nationale, publie un sondage de l’Observatoire du Fait Religieux en Entreprise (OFRE) selon lequel les « revendications religieuses » au travail seraient deux fois plus nombreuses (23%) en 2015 qu’en 2014. Comme par hasard, même si ce n’est (lâchement) pas dit, toutes les questions soi-disant préoccupantes semblent concerner les musulmans : « demande d’absence pour fêtes religieuse », « port ostentatoire d’un signe », « stigmatisation d’une personne en raison de ses croyances et pratiques », « prières pendant les pauses et le temps de travail », « refus de travailler avec une femme ».
Une histoire mouvementée
L’édit de Nantes d’Henri IV en 1598 fut sans doute le premier acte historique de laïcité. L’Eglise s’affranchit peu à peu de la tutelle vaticane, et les philosophes des Lumières, Rousseau, Voltaire, Diderot exigent la liberté religieuse. La première République, en 1794, vote une première « loi de séparation ». Puis, en 1801 le Concordat est signé.
« Je veux, je le déclare, la liberté de l’enseignement, mais je veux la surveillance de l’Etat, et comme je veux l’Etat laïque, purement laïque, exclusivement laïque », déclarait Victor Hugo en 1848 à la Chambre. Le mot, « laïcité » alors, commence à s’imposer.
Il sera le mot d’ordre, sur fond d’anticléricalisme au début de la Troisième République qui introduit sous Jules Ferry la laïcité dans l’enseignement « public et obligatoire » et interdit aux prêtres d’enseigner dans le public. En 1892, Léon XIII prône le ralliement à la République. Mais le début du XXème siècle voit se rallumer la guerre ouverte entre le clergé, supposé proche de la monarchie et la République laïque.
Il y a eu consensus, un compromis, difficile à aboutir, sur la loi du 9 décembre 1905, entre les propositions du rapporteur Aristide Briand, les tenants d’un « laïcisme » violemment anticlérical, et les chrétiens républicains. C’était la séparation des Eglises et de l’Etat. Certes, le pape Pie X a condamné la loi, mais l’Eglise s’y est peu à peu adaptée, surtout à la faveur de l’ « union sacrée » pendant la grande guerre. Les relations furent apaisées en 1924 avec la création des associations diocésaines. L’Eglise catholique y perdait ses privilèges. Les prêtres n’étaient plus payés par l’Etat. Les communes devenaient propriétaires des églises, temples, synagogues, mais payaient les travaux.
La loi, malgré de multiples retouches,
est toujours en vigueur
L’article 1er établit la liberté de conscience et garantit l’exercice de la pratique religieuse. L’’article 2 dispose que l’Etat ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte (sauf -et toujours- en Alsace-Moselle, alors occupée par les Allemands). Cette loi de 44 articles ne limite nullement l’expression des convictions religieuses, où que ce soit, mais interdit la propagande politique dans les églises (article 25). Elle ne parle d’ « emplacement public » que dans l’article 27, pour autoriser les manifestations religieuses à l’extérieur des lieux de culte, au même titre que les marchés et les spectacles, dans la mesure où elles ne troublent pas « la tranquillité publique ».
Le terme « laïque » – venant du grec « laikos », c’est-à-dire « du peuple », par opposition à « clerc » – entre dans la Constitution en 1946. En 1995, la France devient, selon le nouvel article 1er de la Constitution remaniée « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». C’est pratiquement le seul pays où l’on trouve le mot « laïc » dans sa constitution. Il est intraduisible dans quelque langue étrangère que ce soit. « In God we trust » est-il écrit sur les dollars américains et la plupart des chefs d’Etat prêtent serment devant un texte religieux.
Domaine privé, espace publique
Ainsi, il apparaît que tous ceux qui veulent enfermer l’expression ou les manifestations religieuses dans les lieux de culte ont une interprétation mensongère, sectaire de la loi qu’ils brandissent. Cette loi, celle d’Aristide Briand, ils la dévoient, ils la détournent, et tentent même de transformer la laïcité en une nouvelle religion. Sinon, les calvaires sur les routes de France auraient été enlevés, les cloches ne sonneraient plus, les hôpitaux portant des noms de saints, si nombreux, auraient été débaptisés. Sinon, l’abbé Lemire, fervent républicain qui milita pour le repos dominical – remis en cause hélas aujourd’hui – n’aurait pu demeurer maire d’Hazebrouck et haranguer ses collègues députés, en soutane, à la Chambre.
Depuis plus de 120 ans, dans des conditions nouvelles, les différentes églises ont su parler – pas toujours à bon escient – sur les sujets de société, les grands thèmes de société, comme « autorités morales ».
Pour un chrétien, cela veut dire quoi de « laisser ses convictions religieuses à la porte » ? Etre chrétien – et c’est valable pour d’autres, pour les musulmans qui prônent la « miséricorde » – c’est d’abord un comportement, un accueil de l’autre, un regard, une action pour le bien. Etre chrétien, ce n’est pas obéir à des dogmes, des rites, des traditions, comme veulent l’y enfermer notamment l’Observatoire de la laïcité. Faut-il que dans ses activités professionnelles ou sociales, un chrétien oublie d’agir au nom de sa foi ? Doit-il refuser d’aimer son prochain en dehors de l’Eglise ? L’abbé Pierre ou sœur Emmanuelle ont été longtemps les personnalités préférées des Français. Ils agissaient au nom de leur foi. Sans prosélytisme. Dans l’esprit de la laïcité.
Ce dévoiement, ce zèle « laïciste » excessif s’est manifesté récemment lorsque la RATP a voulu interdire au groupe « Les prêtres » de mentionner sur leurs affiches que leur concert bénéficierait aux chrétiens d’Orient ; une campagne d’indignation, à laquelle ont participé les partis de gauche, notamment les communistes, a été lancée. Cette mesure grotesque et discriminatoire a été abandonnée. La RATP a cédé. C’est une victoire de la laïcité.
Les musulmans dans la laïcité
Comme Henri IV avait « oublié » les juifs, la loi de 1905 oublie les musulmans. L’islam est au début du XXème siècle déjà présent quoique très minoritaire. Selon le recensement de 1872, le dernier en France signalant les appartenances religieuses – ce sera désormais interdit, une spécificité de la laïcité française – 94% des Français se disent catholiques. Seuls les protestants et les juifs sont alors également pris en compte. Sont recensés néanmoins les adeptes d’ « autres religions » (3.071 personnes) qui sont, selon une étude d’Emile Poulat, des musulmans et des bouddhistes. Il y a aussi 81917 « sans religion » difficilement identifiables. Il y avait donc bien des musulmans en France. L’historienne Peggy Derder estime à 5.000 le nombre des seuls ouvriers algériens en 1912, et une immigration « en métropole » a débuté dès 1848.
Les musulmans, qui sont en 2015 désormais environ 8% de la population, ont bataillé pour avoir des lieux de culte, quand les chrétiens en disposaient déjà. Il fallait donc construire sans argent public, avec des quêtes auprès des fidèles, en respectant la loi de 1905. Ce fut longtemps « l’islam des caves », sauf à Paris doté d’une grande mosquée depuis 1926. Dans certaines villes, à Asnières, à Rennes, des solutions ont été trouvées avec des baux emphytéotiques de 99 ans. Puis Evry, Argenteuil, Gennevilliers ont trouvé des solutions respectant scrupuleusement la loi. Aujourd’hui, il y a environ 2.400 mosquées ou lieux de prière dont une vingtaine peuvent accueillir un millier de fidèles. Mais ces mosquées ont été, dès le départ, considérées comme autant de menaces par une frange de l’opinion qui s’est retrouvée dans les thèmes du Front national, notamment de Jean-Marie Le Pen qui commençait, dans tous ses discours, à s’en prendre à un « Mohamed » imaginaire, sous la risée de ses partisans.
En 2004, une loi est adoptée interdisant les « signes ostentatoires » religieux à l’école. Personne n’est dupe, notamment le sociologique Jean Baubérot qui y était hostile au sein de la Commission Stasi. Celle-ci proposa cette mesure parmi d’autres, plus utiles mais non retenues. Ce sont, c’est une litote, les musulmanes qui sont visées. En 2010, c’est le voile intégral, juste mesure en soi, mais proposée par Jean-François Copé qui multipliait les propos agressifs envers les musulmans (le « pain au chocolat » qu’un jeune musulman aurait empêché à un non-musulman de manger pendant le ramadan). Mais il en faut plus encore : au nom de la laïcité, une sorte « d’union sacrée » unissant l’UMP, le FN et des « laïcistes » de gauche, soutient le licenciement d’une puéricultrice de la crèche Babyloup, très professionnelle, mais portant un foulard. On veut interdire aux mamans portant un foulard d’accompagner les sorties scolaires. On refuse les menus de substitution dans les cantines ; on veut interdire le foulard à l’Université. On s’insurge contre les « prières de rues » dont il a été établi qu’elles n’avaient lieu, légalement, qu’en l’absence des mosquées attendues.
Un courant de plus en plus influent au sein de l’UMP veut réécrire la loi de 1905 au motif que l’islam avait été oublié. Un de ses fers de lance, le maire UMP de Montfermeil, Xavier Lemoine, écrivait le 1er février dans le site Atlantico, s’appuyant sur des inexactitudes et des présupposés, hélas ancrés dans l’opinion : « La laïcité est étrangère à l’islam qui est tout à la fois une foi et une loi. Il n’y a aucune distinction entre le spirituel et le temporel. L’égale dignité entre l’homme et la femme, ensuite. Le droit civil qui découle de l’islam n’intègre pas cette notion. Enfin, la liberté de conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire (…) La République se grandirait si elle osait réfléchir à ces sujets. Il est étonnant qu’au nom de la laïcité, on favorise un système politico-religieux qui est en contradiction avec ce qui fonde notre vivre ensemble. Ou bien est-ce pour continuer d’affaiblir l’influence et les racines chrétiennes de la France » ?
Une originalité française discutable
Réécrire la loi de 1905 apparaît incongru. Mais la mode est de vouloir « encadrer » l’islam de France. Aider à la formation d’aumôniers, approfondir le dialogue avec les représentants des musulmans de France – le CFCM actuellement - tout cela peut entrer dans le cadre de la « laïcité à la française » qui est un bien précieux, que musulmans, mais aussi chrétiens, juifs, bouddhistes ou non-croyants plébiscitent.
Mais la France a un problème avec les religions, qui tient sans doute à sa forme de laïcité. Aux Etats-Unis, des pasteurs, Luther King ou Jackson ont été reconnus comme chefs de file du combat antiségrégationniste ; en Afrique du sud, Mgr Desmond Tutu, archevêque anglican a été choisi « naturellement » pour présider la Commission Vérité et réconciliation post-apartheid. Le Dalaï lama est reconnu comme autorité des Tibétains. En France, il est impossible de confier d’importantes missions politiques ou sociétales à un religieux. Est-ce juste ? En revanche, sous couvert de laïcité, nous entendons en permanence dans nos medias des intellectuels comme Eric Zemmour, Caroline Fourest, Alain Finkelkraut, Michel Houellbecq fustiger une religion, l’islam, accusée de tous les maux.
La vraie laïcité, ce n’est pas le discours de Latran de Sarkozy, privilégiant le pasteur à l’instituteur. C’est la possibilité pour tous de vivre leur foi en respectant les convictions des autres. C’est le respect du maître de ne pas orienter les opinions, les convictions religieuses des élèves ; c’est leur permettre ainsi de se construire et d’exprimer ce qu’ils croient... ou ne croient pas.
Jean-Michel Cadiot