Le troisième âge dans l'islam transplanté

Sadek Sellam
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Sadek Sellam analyse les problèmes du troisième âge et les survivances du modèle familial musulman traditionnel dans l’islam transplanté : « Ces survivances du modèle traditionnel, malgré l’effort d’intégration, sont insuffisamment étudiées... »

Après le dernier Ramadan, on apprit qu’une journaliste arabophone algérienne installée à Paris avait été admise dans un centre pour personnes âgées. Cette nouvelle fut commentée avec d’autant plus de tristesse que cette journaliste connue pour son franc-parler est la fille d’un membre fondateur de l’association des Oulama musulmans d’Algérie, mariée au fils d’un autre dirigeant de cette association.

La décision de ce petit-fils de Oulama fut d’autant plus déplorée, qu’un grand historien algérien, laïque et agnostique, fit venir de sa ville natale d’Algérie à Paris sa sœur âgée et malade pour s’en occuper personnellement. Ce dévouement pour sa sœur rendit l’historien moins disponible pour les jeunes chercheurs qu’il reçoit régulièrement pour les faire bénéficier de ses conseils.

A chacune de ces occasions, on s’est rappelé le professeur Muhammad Hamidullah qui lorsqu’il commença à faiblir a eu la visite de sa petite-nièce qui, toutes affaires cessantes, est venue des Etats-Unis pour lui venir en aide. Après plusieurs mois passés à Paris, cette américaine d’origine indienne décida de le prendre avec elle à Jacksonville où, avec d’autres membres de cette famille de Hyderabad installée aux Etats-Unis depuis la partition de l’Inde en 1947, elle s’est occupée du grand érudit jusqu’à sa mort en 2002.


« Rien n’est plus terrible que la malédiction des parents. »

J’ai gardé un autre souvenir marquant sur le traitement du troisième âge dans les familles musulmanes immigrées. C’était en 2017, lors d’une enquête sur la nombreuse communauté de mineurs algériens du bassin de la Grand-Combe, près d’Alès dans les Cévennes. Parmi ceux qui acceptèrent d’être interrogés, le plus âgé avait alors 93 ans. L’endroit où eut lieu l’enregistrement était à près d’un kilomètre de son domicile. Il appela sa fille aînée qui, toutes affaires cessantes, a fait 50 kilomètres pour venir le transporter. Il révéla le montant des mandats qu’il envoyait régulièrement à son père depuis son arrivée en 1943. Devant l’étonnement du fils d’un autre mineur qui se souvenait de la modestie des salaires, le vétéran des retraités expliqua : « rien n’est plus terrible que la malédiction des parents !  »

La même importance de l’agrément des parents fut soulignée par les autres mineurs, moins âgés que lui et voués à l’émigration quand leurs douars d’origine se sont trouvés à l’intérieur des zones interdites créées par l’armée française pour isoler l’ALN. Tous dirent leur satisfaction d’être restés en relations avec leurs enfants qui reviennent les voir régulièrement. Parfois, certains jeunes mariés habitant les mêmes pavillons que leurs parents purent acheter pour quitter les baraquements où ils grandirent. C’est le cas surtout chez des familles de « rapatriés » musulmans qui achetèrent de petits pavillons qui permirent la survivance de la famille élargie, malgré la progression de la famille nucléaire dans ces milieux marqués par la vieille tradition familiale maghrébine.

Certains jeunes plus instruits sur l’islam que d’autres justifient leur préférence pour la famille nucléaire en citant la parole du Calife Omar : « les proches parents doivent se rendre visite (régulièrement) plutôt que d’habiter ensemble ».

Les égards pour les vieux parents sont commentés tous les ans, dans les « après-messes » du vendredi, au retour des pèlerins de la Mecque. On loue les vertus des jeunes, nés en France, qui accompagnent leurs parents, âgés et/ou malades, et leur viennent en aide dans l’accomplissement de tous les rites : tournées rituelles autour du temple, va-et- vient renouvelant les déplacements de Hajar entre les monts Safa et Marwa, lapidation de Satan à Muzdalifa, séjour sur le mont Arafat, sacrifice à Mina,…

Ces survivances du modèle familial traditionnel, malgré l’effort d’intégration, restent insuffisamment étudiés par la recherche universitaire. Le meilleur sociologue de l’immigration, Ahcène Zehraoui a bien fait avancer la recherche traditionnelle sur l’immigration en y ajoutant l’étude de l’intégration. Son livre L’immigration. De l’homme seul à la famille immigrée (1) a fait date. Mais il n’a pas été jusqu’au bout de l’étude de « l’islam familial », sans doute en raison de la répartition des tâches imposées par la hiérarchie du CNRS qui tient à isoler l’étude de l’immigration et de l’intégration des questions de l’Islam. Ces dernières ayant fini par être le monopole des politistes de l’islam affairés surtout à traquer les nouvelles radicalisations plutôt que de promouvoir une vraie sociologie religieuse de l’islam.


Partir des textes fondateurs de l’islam

Au milieu des années 1980, un intéressant colloque fut organisé à l’université de Tunis pour examiner l’évolution des « familles musulmanes et la modernité. Le défi des traditions » (2).

L’étude a porté sur les principales régions du monde musulman. Dans l’étude de l’espace méditerranéen, on a même invité le grand historien espagnol Mikel de Epalza à faire une communication sur « les influences de la famille musulmane sur les comportements familiaux en Espagne  ». Mais on a négligé d’étudier l’évolution du modèle familial traditionnel dans « l’islam transplanté » en Europe, malgré les certitudes sur la « sédentarisation » des immigrés musulmans, la visibilité de leur retour à l’islam et leurs efforts d’adaptation à la laïcité.

Une telle étude devrait partir des textes fondateurs de l’Islam, le Coran et la Sunna.

Nul doute que la famille musulmane a été constituée en application du verset XVII-23 : « Ton Seigneur a décrété que vous n’adoriez que Lui. Il a prescrit la bonté avec vos père et mère. Si l’un d’entre eux, ou les deux atteignent auprès de toi le seuil de la vieillesse, ne leur dis pas : Fi ! ne les repousse pas et tiens-leur des propos affectueux. Incline vers eux par miséricorde, l’aile de l’humilité et dis : Seigneur sois miséricordieux avec eux comme ils l’ont été avec moi, lorsqu’ils m’ont éduqué enfant ».

C’est ce verset qui fixe les limites à ne pas franchir par les jeunes musulmans plus instruits sur l’islam que leur mère, à qui il reprochent tiédeur religieuse et insuffisante culture islamique…


La bonté envers les parents arrive parmi les premières vertus.

Dans le classement des dix vertus qui assurent « la noblesse du caractère » (makarima al akhlaq), la bonté envers les parents arrive parmi les premières.

Dans un autre hadith, le Prophète dit : « nous sommes une communauté dont les jeunes révèrent les plus âgés, et ceux-ci sont indulgents avec les premiers ». Est aussi devenu connu le hadith qui met « le paradis sous les pieds des mères ».

A ces prescriptions normatives, il faut ajouter la gratitude des enfants qui réussissent envers leurs parents aux sacrifices desquels ils disent devoir leur mobilité sociale. Ceux et celles qu’on daignait inviter sur les plateaux de télévision témoigner sur ces questions, commençaient souvent leurs interventions par un hommage marqué à leurs parents.

Ces jeunes furent plus choqués que d’autres en apprenant que certains couples ne daignèrent pas interrompre leurs vacances en apprenant le décès d’un parent victime de la canicule de 2003.

La survivance de ce genre de vertus dans le cadre de l’adhésion à une «  modernité choisie » explique l’absence d’institutions comparables à celle créée par la fraternité de San’t Egidio pour s’occuper du troisième âge.

Il reste qu’une catégorie de retraités immigrés sans enfants, aux revenus modestes et perdant une partie de leur autonomie, a attiré l’attention des chercheurs qui publient sur les « Chibanis », et a justifié la création d’associations qui se chargent de s’en occuper.

Ces initiatives sont d’autant plus louables qu’elles tranchent sur les calculs de certains « représentants » de l’Islam qui veulent ajouter aux complications de l’islamo-affairisme en s’intéressant un peu trop aux successions vacantes. Les plus audacieux vont jusqu’à créer une « médaille » pour «  bâtisseurs de mosquée » de plus de 95 ans. Ces médailles servent à peine à dissimuler un intérêt trop marqué pour les seuls à-côtés financiers de la vie religieuse. On soupçonne dans ces cas des abus de faiblesse. Il n’est pas utile d’ouvrir ici une polémique sur des problèmes de plus en plus préoccupants au regard de l’éthique religieuse la plus élémentaire. Mais cela mérite d’être signalé.

Plus désintéressée est l’initiative de l’intellectuel turc Mohammed Karadak, qui s’occupait de la mosquée de Vanves. Il vient de traduire en français le traité dans lequel le réformateur turc, Badiazzaman Nursi, prodigue des conseils aux personnes âgées pour les aider à supporter la vieillesse, en lisant le Coran régulièrement et en méditant les sagesses de plusieurs pays.

Ce survol impressionniste est incomplet. Mais il suffit à attirer le regard de la recherche destinée à promouvoir une sociologie religieuse de l’islam et appelant à dépasser les blocages laïcistes qui empêchent de bons sociologues de l’immigration et de l’intégration d’ajouter l’islam à leur champ d’étude.

Une telle recherche aboutirait à expliquer la sorte d’Idjtihad populaire, non relayé par les études savantes, qui conduit à l’adhésion à une « modernité choisie », en gardant des attaches avec des vertus traditionnelles. Celles-ci sont jugées archaïques par ceux qui prescrivent « toute l’assimilation, tout de suite ». Mais elles deviennent essentielles si l’on reconnait les manques des sociétés post-modernes auxquels peuvent remédier des travailleurs certes peu cultivés, mais fortement « culturés ».

Sadek Sellam


1- Publié aux éditions CIEMI-L’Harmattan, 1994
2- Actes publiés par Publisud. Paris. 1985. Coordonnateurs : Djamchid Behnam et Soukina Bouraoui

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