Quel avenir ?
La machine pourra-t-elle repartir ?
« Cet appauvrissement va-t-il un jour pouvoir s'arrêter ou allons-nous à la catastrophe totale? »
Comment appréhender cette crise qui secoue la planète ?
Ce qui se passe dans la réalité, c'est l'anarchie créée par l'effondrement d'un système construit sur l'encouragement
à l'endettement sans création de richesses dont les effets pervers sont protégés par le système
financier et monétaire international de fait et même de droit. Cet encouragement mondialisé
par la déréglementation des marchés a provoqué des dérives spéculatives catastrophiques tant par
les volumes de pertes occasionnées que par la logique récessive engendrée. A la différence des dérives spéculatives
cycliques qui l'on précédée, cette débandade affecte l'économie réelle en profondeur et partout ;
elle prend un caractère géostratégique impliquant tous les régimes politiques, toutes les régions du globe.
Cette maladie singulière et typique du capitalisme d'aujourd'hui a atteint cette fois par son ampleur et
sa magnitude un état de gravité extrême. Elle pose la question du lien des marchés financiers et monétaires
démesurés avec les autres marchés en récession et simultanément la question des marchés en général avec ce
qu'on appelle la « régulation/dérégulation», à savoir la cohérence des règles de vie et la morale d'Etat que nous pratiquons
en tant qu'individus, groupes et gouvernements.
Nous ne savons pas encore (ou nous ne savons plus) poser ces questions correctement ;
C'est pour cela que nous disons que nous ne savons pas quand la crise se termine.
Le discours dominant laisse penser qu'à ce moment, nous recommencerons comme avant.
Il fait semblant d'ignorer la question de ceux qui en payent le prix : la « dérégulation »,
à tous les niveaux est une très puissante croyance de notre temps. Jusqu'à présent on était allé de crise en crise :
on appauvrit, on recommence, on arrête, on continue. Mais avec la crise actuelle, on se demande si on
va pouvoir arrêter la machine (comme en 40, après la crise de 29) et revenir à un fonctionnement normal.
Ce qui est en cause c'est bel et bien un système, une organisation du monde qui compte sur
ceux qui travaillent et ont la capacité de créer les richesses sous la contrainte des Etats
« privatisés », pour éponger les déficits créés par les détournements.
Une issue positive nécessite une rupture avec le modèle de consommation et
de croissance ambiant, en donnant la priorité aux dépenses d'avenir et
la taxation soutenue des capitaux gelés ou mal investis, pour dégager des ressources propres.
La difficulté pour rendre justice vient de ce que les pays puissants militairement et économiquement
sont en phase de désindustrialisation avancée alors que ceux qui le sont moins sont en phase
de dynamisme démographique et économique. Il est possible que les puissants recourent à la force pour faire payer ceux qui le sont moins.
Aujourd'hui deux phénomènes nouveaux apparaissent : le premier est lié à la capacité technique, le second à la capacité sociale.
La géographie de la richesse
La capacité technique.
Le premier phénomène est lié aux progrès de l'information et de la technologie. Il y a 100 ans,
un pauvre Indien d'Amazonie face à un Français qui avait fait des études supérieures ne pouvait pas même rêver
de le rattraper ou de discuter les prix avec lui. Aujourd'hui la diffusion des techniques et de l'information coûte très peu.
Et c'est un progrès réel de l'humanité, même si la diffusion de l'information est encore chère à cause de l'accès
à l'école qui n'est pas bien réparti. Toujours est-il que je peux, en tant que Chinois ou Amazonien, acquérir
les mêmes techniques et la même information qu'un Français. Il me faudra, au plus, dix ou quinze ans pour le faire.
Alors moi Amazonien, je pourrai dire au Français : « Voilà, je suis au même niveau que toi. Tu fais un bon portable, moi aussi ;
tu fais une bonne télévision, une bonne fusée ou un bon train, moi aussi. » La capacité technique peut s'acquérir beaucoup moins cher et beaucoup plus vite.
Le capitaliste a donné un énorme coup d'accélérateur à la diffusion de cette capacité technique.
En cherchant à gagner 15% sur les transactions, il est parti chez les Chinois et leur a dit :
« Toi tu peux le faire. Moi je vais emmener mon argent et fabriquer chez toi plutôt qu'à Roubaix.
Comme ça je vais y gagner » C'est ce que j'appelle le changement de la géographie de la richesse.
Le riche s'est déplacé là-bas, il s'est déplacé partout dans le monde. Il y a donc eu une diffusion de la richesse.
Ce qui est aussi assez positif. Aujourd'hui on a besoin des produits chinois alors qu'avant on pouvait s'en passer.
Et ceci joue dans de très nombreux pays, sauf en Afrique.
Décentrement
Cette diffusion permet à de nombreuses personnes dans le monde de dire à l'Américain le plus riche de Wall-Street :
« Tu as besoin de nous. On peut produire les mêmes produits que toi. Tu as délocalisé chez nous, désormais
tu dois passer par nous pour acheter. Tu es endetté et c'est nous qui pouvons te prêter puisqu'on s'est enrichi.
Alors, tu ne vas pas nous refaire le coup des années 70 ! » La nouveauté de cette crise c'est qu'il n'y a
plus un seul centre qui va manipuler pour en sortir. On est obligé de discuter avec les autres.
Il n'y a plus seulement le Japon, les Etats Unis et l'Europe, qui d'ailleurs ne s'entendent pas.
De nouveaux arrivants- les pays émergents - commencent à se dire : « C'est un peu trop ! Cette fois-ci ça ne se passera pas sans nous ! »
La capacité sociale.
Aujourd'hui deux biens sont à la source de toute cette richesse : l'énergie
(en particulier le pétrole). Et aussi l'écoéconomie. Qui a de l'argent pour se protéger contre ce qu'on a
fait et qui en a la capacité technique ? N'importe quel pays sous-développé peut acquérir les techniques,
produire des médicaments et assainir l'eau à condition qu'il dispose d'une « capacité sociale » c'est-à-dire
d'un gouvernement pour le progrès social. Les pays émergents sont ceux où il y a un Etat. Et c'est là le deuxième phénomène qu'il faut analyser.
L'importance des Etats
Pourquoi la Chine décolle-t-elle ? Parce que la Chine, quoi qu'on en pense, possède un Etat.
Inversement, les problèmes se multiplient en Afrique ou en Méditerranée parce qu'il n'y a pas d'Etat.
Aujourd'hui la capacité sociale n'est plus seulement occidentale. Au contraire, elle s'est beaucoup affaiblie en Occident.
Aux Etats Unis, par exemple, on rêve que le phénomène « Obama » reconstruise l'Etat américain qui a été complètement détruit.
On en est au point qu'on rêve d'une situation qu'on possédait il y a 25 ans !
La capacité sociale c'est la capacité pour un Etat d'avoir ses règles, sa morale, sa cohérence ;
la capacité de faire quelque chose ensemble. Hier les Etats Unis étaient au sommet de la capacité sociale,
avec un Etat solide et démocratique. Aujourd'hui les Américains rêvent qu'un chef vienne régler les problèmes comme par miracle.
Pourtant ils étaient des gens concrets, pratiques, qui ne pensaient jamais au miracle ! C'est dire à quel point la géographie
de la capacité sociale est en train de se déplacer.
L'Iran est un Etat. Et on voit bien comment, dans ce phénomène du Moyen Orient,
évolue un vrai Etat par rapport à de faux Etats. Tous ceux qui ont une réelle capacité sociale disent : « Nous faisons partie du jeu ».
Cette nouvelle géographie du monde est en même temps politique et financière. On en est là.
Comment va-t-on s'en sortir ? Les optimistes disent : « pour la première fois on a un deal réel d'un contrat entre gens différents.
Mais il faut payer des justes prix à tous. Arrêtons de prendre l'argent des autres ! ».
Ceux-là ne sont pas nombreux. On parle de gouvernance mondiale mais ceux qui en parlent disent :
« il faut trouver un accord entre nous ». Le FMI ancien est mort. C'est invraisemblable, la banque mondiale prête moins
que « le fonds pour l'Afrique » de la Chine. Tout ça parce qu'ils ont tout gaspillé. L'argent du FMI est chez des particuliers. C'est ce qui est sinistre.
Et maintenant ?
Les optimistes disent : il faut réussir, il n'y a pas de raison qu'on n'y arrive pas.
Mais les pessimistes disent : « les lourdeurs du passé et la vision dominatrice de l'Occident sont telles qu'on va préférer la guerre ». Moi je n'ai pas d'opinion.
En tout cas, et j'en reviens à mes convictions religieuses, on est devant un phénomène de construction
des capacités sociales, autrement dit de morale et de règles du jeu ; et c'est aussi un phénomène financier.
On ne peut pas considérer l'un sans l'autre : pas d'argent sans morale. Cet aspect est tout à fait différent
de tout ce qu'on écrit sur la finance. C'est un problème de capacité des êtres humains à se construire des règles du jeu,
là où ils sont en collectivité, quelle que soit la dimension des collectivités. Il faut des règles du jeu qui consistent
à ne plus voler l'argent des autres, à partager correctement. C'est devenu un problème. Quand on voit les jeunes, ça donne de l'espoir.
Ils ne sont pas insensibles à cet aspect.
Un islam
de libération
« Quand tu dis 'les religieux', peux-tu islamiser cette expression ? »
Aujourd'hui ceux qui se disent musulmans sont un milliard. C'est un phénomène très divers et
très disparate mais il y a des caractéristiques assez fondamentales : l'islam a été un peu partout
en même temps un islam d'Etat et un islam de Libération. Un islam d'Etat : des Etats disent « nous appliquons
les règles de la religion musulmane ». Un islam de libération : pour les pays les plus pauvres, les plus dominés,
des gens disent : « nous sommes musulmans, c'est notre manière de ne pas être dominés, de ne pas être indignement traités. »
Ces deux islams ont cohabité pendant trente ans sans se dire : «Est-ce que nous sommes différents, est-ce que l'un est contre l'autre ? »
Et souvent l'islam d'Etat finissait par dire aux autres : « Ne me remettez pas en cause ! Je suis le mieux pour tout le monde. »
la divergence entre les deux traverse aujourd'hui le monde musulman. Il est visible en Afghanistan, au Pakistan, par exemple.
Il ne l'est pas dans l'immigration parce que les Etats ne sont pas musulmans. Mais la découverte par les musulmans que l'islam
d'Etat n'est pas supportable est un phénomène assez général.
Cette rupture, extrêmement accentuée, est rendue possible par le fait que les Etats Unis manipulent les Etats musulmans.
L'affaire palestinienne a l'air contingente mais elle fait découvrir aux musulmans tout le fossé
entre islam d'Etat et islam de Libération. Des associations (comme « France-Palestine »), qui habituellement mobilisent 3000 personnes,
se trouvent en face de 100 000 personnes. D'où viennent-elles ? Personne n'a été les chercher.
Et le même phénomène se répète un peu partout dans le monde ; et ceci contre ou sans les Etats musulmans.
Il y a une vraie montée de cet islam de libération, un peu comme - il y a 40 ans - la théologie de la libération en Amérique du Sud.
Ce phénomène est devenu extrêmement important en islam.
« Le peuple, dans tous les pays musulmans, prend conscience que l'Etat n'est pas religieux ? »
Que l'Etat manipule l'islam pour le pouvoir catégoriel. Que ce n'est pas ça. Que c'est fini.
L'attitude des Etats arabes dans l'affaire palestinienne est très significative :
les Etats arabes ne disent rien à Israël. Que voient les arabes ? Ils voient Gaza qui a la mer et l'Egypte comme frontières ;
et l'Egypte ferme ses frontières ! Gaza est devenu un problème de musulmans entre eux. Et les gens disent :
« le problème est arabe et musulman ». 90% des musulmans font cette analyse critique.
La question des
subprimes
Dans le système que tu nous as décrit, tu n'as pas parlé des subprimes. Pourrais-tu nous dire comment cela fonctionne ? »
Imaginons que je suis banquier. On vient m'emprunter. Je sais que l'emprunteur va faire faillite.
Puisque je tiens l'Etat qui, en dernier ressort, est le prêteur et qu'il va couvrir les frais le
jour où il va faire faillite, qu'est-ce que je fais ? Je prête à celui qui veut construire une maison parce qu'il gagne 3000 euros par mois
et qu'il a encore vingt ans à travailler. Cela me rapporte 5 ou 10% de commission. Je vais prêter aussi à l'autre,
là-bas, qui est chômeur. Ne croyez pas que je vais perdre puisque c'est l'Etat qui paye. Le jour où il ne peut plus payer,
je prends ce qu'il a. En lui prêtant, je fais du « subprime ». Je sais qu'il n'est pas solvable ; je prends son dossier
et je le fais couvrir par un spéculateur qui, à son tour, le fait couvrir par un spéculateur. Je prends ma commission au passage,
le deuxième aussi, le troisième également. L'emprunteur va se faire attraper parce qu'au bout de quatre ans, il n'a plus un sou.
Il va alors remettre sa dette à l'Etat qui va la prendre. L'Etat, aujourd'hui, prends ces mauvais crédits qu'on appelle « produits toxiques ».
La « titrisation » est l'art de vendre du vide. L'emprunteur n'a pas d'argent mais il a un titre de propriété
que je vends, par exemple à un assureur ! On a des techniques mathématiques qui vont nous permettre de faire cela 10 ou 15 fois.
C'est ainsi que l'argent de la finance est 100 000 fois ou 1 000 000 de fois supérieur à la réalité économique.
Tout à l'heure je montrais comment on passait de 100 à 1000 ¬ . Désormais, on passe de 100 ¬ à 1 milliard d'euros.
Il faut savoir - on ne le dit pas - que l'argent toxique représente à peu près 80% des actifs des banques.
Cela ne s'arrêtera pas. Ils vont avaler, avaler des sous jusqu'à endetter l'Etat à un niveau extrême.
La vraie guerre sainte
Quel jugement spirituel pouvons-nous formuler devant cette situation ?
Interrogeons-nous ! Avons-nous été capables d'enrichir le plus grand nombre ?
Avons-nous été capables de création, de productivité, d'organisation,
de progrès dans la connaissance et la science ? On s'est persuadé que Dieu n'était plus et que tout devenait possible.
C'est le cas de dire, comme Jésus, « on ne peut servir Dieu et l'argent ». Le fait de rejeter la perspective
d'un autre monde ainsi que la fin de ce monde conduit à penser qu'il n'y a pas de limite à la capacité de voler et de mentir. Nous dominons.
En ce point-là, l'opposition de l'islam et du christianisme est dépassée.
Ce que l'on peut dire en se référant au Coran rejoint ce que l'on peut dire en se référant à l'Evangile.
Le Coran répète que l'argent ne doit pas dominer le monde. Il a ajouté une chose que les prédicateurs
se gardent de rappeler : le combat contre le pouvoir de l'argent est une guerre conduite et par le Prophète et par Dieu,
beaucoup plus dure que les guerres ordinaires, beaucoup plus dure que la lutte contre le péché.
L'oncle du Prophète, Abbas, était financier à La Mecque, un énorme centre commercial.
C'est la seule personne dont Mohammed n'a pas accepté qu'il devienne musulman.
« Tu ne deviendras musulman que lorsque tu auras rendu tout l'argent que tu as volé ».
Il paraît qu'il l'a fait la veille de sa mort. Cette guerre-là, on n'en parle pas aujourd'hui.
On parle de guerre pour le voile, on te dit de ne pas pratiquer l'usure, mais cette guerre absolue, on n'en parle pas.
Ghazi Hidouci