Pwofitasyon
Comprendre la crise
Ghazi Hidouci

Un système financier sophistiqué

Un système corrupteur

L'argent et l'Etat

Le tournant des années 70

Le dollar est roi

Quel avenir ?
"L'argent" Page d'accueil Nouveautés Contact

«En Guadeloupe, les manifestants crient en créole ' pwofitasyon ',
dans le sens de : 'union contre les profits abusifs et le vol'.
Couramment, ' pwofitasyon ' se dit pour l'abus de pouvoir sur le faible pour le subordonner.
Les gens ici savent de quoi ils parlent.»

Ghazi Hidouci propose cette citation d'un journaliste guadloupéen
pour introduire l'entretien qu'il a bien voulu nous accorder.



Un système financier sophistiqué


L'invention de la monnaie

L'économie ne peut fonctionner que si existent les services financiers. Cela a toujours été ainsi sans qu'il ait été besoin de construire une pensée de la finance, pratiquement jusqu'à la Renaissance. Le commerce au long cours, volet économique de l'expansion européenne, a poussé à faire appel abondamment aux instruments financiers et à l'intermédiation financière, provoquant le besoin de théorisation et de débat fondamental, sans jamais choquer les croyants, même s'ils s'interrogeaient.

Au Moyen-âge la circulation de l'argent posait déjà des questions à la conscience des croyants, quelle que soit leur religion. Le débat est devenu plus aigu avec l'apparition des grandes routes maritimes permettant les échanges au long cours. Les Européens réussissent à commercer sans passer par les arabes, les Indiens ou les Chinois et même de plus en plus en leur défaveur ; ils ont eu alors besoin de services financiers extrêmement sophistiqués et importants, de garanties des princes pour éviter que le système financier s'effondre et bloque les économies.

Quelle est la différence entre économie et services financiers ?

Vous allez chercher un café ; en contrepartie vous pouvez donner une écharpe, par exemple, ou une demi-heure de travail; c'est une économie de troc. On a ensuite inventé la monnaie : elle circule et permet qu'on échange de nombreux biens et services sans avoir à faire de troc, sans se déplacer ni même déplacer des biens matériels. Les services financiers se rapportent à la circulation de l'argent, au fait de le mesurer, en accélérer l'usage, le garantir...

L'or du Pérou peut venir en Espagne et repartir dans les Flandres ; Il peut même aller dans les Flandres sans passer par Madrid ou Séville; en passant, il ruine l'économie des uns pour faire la prospérité des autres. Cela supposait beaucoup de technique, de persuasion et d'entregent (la proximité des princes!) Désormais aussi, l'arbitrage sur les pratiques financières était devenu vital pour les croyants, en particulier pour les musulmans et les chrétiens (il en allait autrement pour les juifs). On s'enrichit, l'industrie se développe mais rien ne fonctionnera si la finance n'intervient pas. Les possibilités de multiplication des actifs par la circulation d'un seul « actif », celles ensuite d'une rémunération future prédéterminée posaient problème aux religions et leur semblaient bizarres.

L'efficacité de l'épargne

« Les possibilités d'un actif » : peux-tu expliquer ?

Un actif est un bien concret. J'ai, par exemple, épargné 100 euros. Je les dépose chez les financiers; puisque c'est de l'épargne je ne vais pas les réclamer avant un temps. Le financier va tout de suite les prêter; avec cette somme, l'emprunteur va travailler et gagner 100 nouveaux euros. A son tour, il va prêter au financier 100 autres euros qu'un nouveau personnage empruntera. Le financier aura fait travailler 4, 5, 6 personnes avec mes 100 euros; tout seul je n'en aurais fait travailler qu'une. Avec 100¬ on aura fait travailler 1000 euros.

Bien sûr, le prêteur va prendre chaque fois une commission pour payer son intermédiation et ses écritures. Il va encourager l'épargne en rémunérant l'argent sans attendre la production de richesses.

Ce genre de transaction gênait les croyants. L'argent était créé « ex nihilo », à partir de rien ! Ils ont surtout été sévères devant les transactions sur les monnaies. Ils ont interdit aussi qu'on garantisse les risques. Le risque doit demeurer, dit la morale religieuse ; dans la mesure où le banquier garantit, il profère un mensonge.

Pourquoi ? Il peut avoir de l'argent qui vient d'ailleurs !

Il peut rembourser d'une affaire qui a mal marché à partir d'une affaire qui a bien marché mais il peut rembourser à partir des bénéfices sur les monnaies, sauf s'il fait partie d'un réseau (avec celui qui frappe monnaie) qui manipule ces monnaies ou parie sur leur devenir...

Le pouvoir des banquiers

Le banquier détient l'argent des différents épargnants. Il décide que cet argent-ci vaut plus que tel autre. La monnaie frappée par le Roi d'Espagne inspire plus confiance qu'une autre venant d'une espèce de barbare qui ne paraît pas sérieux : le banquier valorise alors la première. C'est lui qui dit aujourd'hui : « le dollar commande ». Ce faisant, il donne l'impression de couvrir les risques.

Les religieux et les théologiens n'ont pas vraiment interdit le travail des banquiers. Néanmoins ils ont protesté contre le fait de protéger contre les risques. On ne connaît pas l'avenir; il s'ensuit que garantir revient à mentir.

Les religieux n'aiment pas non plus qu'on trafique sur les monnaies; la monnaie n'est pas une activité. Que l'on prenne 5% ou 20 % ou 100% sur une activité, cela n'a jamais gêné les morales religieuses; c'est une affaire entre les contractants. Mais que l'on prenne sur les échanges de monnaie qui ne sont pas des échanges de biens, qui ne sont pas des échanges de travail, là on résiste.

Les systèmes financiers ont fonctionné pendant un temps à peu près correctement; on respectait non seulement les orientations des religieux mais aussi la morale des laïcs. Les Etats cherchaient l'intérêt collectif et n'aimaient pas que les banquiers ni les financiers s'en mêlent trop. Quand je parle de financiers, j'entends ceux qui s'activent dans les échanges d'argent, la bourse, les achats d'actifs, d'obligations, d'actions. Interventions des religieux et résistance des Etats ont permis que le système soit contrôlé à peu près correctement.



Un système corrupteur


Les interdits des religieux

Il y avait donc une instance, en plus des banquiers, pour contrôler le système ?

Il y avait toujours, au-dessus des banquiers, les princes qui contrôlaient plus ou moins le système. Il y avait des faillites énormes engendrant des crises tragiques. Le système s'est développé, à un moment, avec deux branches :
- La branche des banquiers qui rendaient des services.
- Le marché financier avec l'argent des gens qui s'échangeait parce qu'on spéculait. Les marchés financiers, à terme, ce n'est que de la spéculation. En garantissant, en assurant. Ou le marché donne des assurances, ou il prend l'argent, le place et le rapporte.

Dans les laps de temps contrôlés et contrôlables par l'Etat, s'insérait l'argent des riches qui n'était ni contrôlable ni contrôlé. Ils avaient des réserves d'argent utilisées sur les marchés. Ils ont bien compris qu'il fallait spéculer, assurer, garantir. Ils ont spéculé en dépit des interdits des religieux et en oubliant leurs propres convictions. Ils gagnaient de l'argent sur de l'argent.

Ils avaient bien conscience que leurs garanties étaient fausses et que les religions avaient raison. Le futur peut être mauvais; l'avenir échappe toujours. Comment faire pour éviter les faillites ? Ils se sont tournés vers les princes : ceux-ci ont toujours besoin d'argent pour faire la guerre, régler des dettes et asseoir le pouvoir. Le prince peut aller chercher l'argent dans les poches de ses sujets en levant l'impôt. Le Prince devient l'emprunteur en dernier recours puisqu'il peut tout garantir, même par la contrainte.

C'est ainsi qu'on en est venu à corrompre les princes. « Tu as besoin d'argent pour faire la guerre? On va t'en donner. Tu pourras aller chercher de l'or au Pérou. Mais tu nous rendras cet argent! Si tu n'as pas de quoi nous rembourser tu lèveras des impôts.» Mettez-vous à la place de Charles-Quint. On lui dit : « si tu veux être empereur de l'Europe, il te faut de l'argent. Combien veux-tu ? Tu veux conquérir Naples ? Quelle somme te faut-il ? » Charles-Quint aura de plus en plus besoin d'argent; il sera vite tenu par les riches. Les impôts levés pour le remboursement appauvriront le peuple, entraîneront des guerres et l'écroulement de l'Espagne. Les possesseurs de richesse s'en moqueront. Ils auront protégé leur propre argent de la faillite.

L'argent fut plus fort que l'enseignement des religieux. Ceux-ci ne purent arrêter ce mouvement qui, appauvrissant les peuples, entraîna les crises, les drames, les guerres et la colonisation.



L'argent et l'Etat


La spéculation est du vol

Au XVIII ème et surtout au XIX ème siècle, les révolutions industrielles, anglaise et française, renforcent le rôle des Etats. La « citoyenneté » fait émerger des bourgeoisies et « les classes moyennes »; contrairement à la bourgeoisie, ces dernières venaient de ces milieux qui, par souci de moralité, avaient refusé le système de corruption. Ce fut brièvement la lutte contre les accapareurs, les vendeurs de grain, les banquiers. « Ces gens-là, nous n'en voulons pas !» On promettait aux riches et aux accapareurs que rien ne serait plus comme avant et que « les vilains garçons » ne prendraient plus les sous des pauvres gens. Naissait un courant de pensée qui sera plus tard celui de la gauche : le « babouvisme » qui, en fin de compte, aboutira à Marx dont les thèses viendront à la fin du siècle ; il dira l'aliénation. L'argent ne doit pas rapporter d'argent. Il faut qu'il appartienne au prince pour que le prince ne lui soit pas asservi et ne soit pas corrompu par lui. L'argent est public et doit appartenir à l'Etat. Il ne doit pas y avoir de marchés financiers : la spéculation est du vol. On ne doit pas gagner de l'argent sur de l'argent, on ne doit pas donner de garanties aux spéculateurs; Il faut surveiller et encadrer les banques et les systèmes financiers et éviter le détournement par les particuliers et les organisations de ce qui ne leur appartient pas. Ces idées ne passeront pas.

La bourgeoisie se passe des classes moyennes et populaires pour gouverner. Banque de France et Banque d'Angleterre, contrôlées par les milieux d'affaires cupides, contractent avec les princes dans l'intérêt de la bourgeoisie.

Le socialisme réel, alternatif) ne créera que des bureaucraties inefficaces et égoïstes. Elles ne feront pas circuler l'argent et parleront au peuple dans les mêmes termes que les princes dans le passé : « restez pauvres jusqu'à ce que l'Etat gagne ». Elles n'ont pas gagné et les idées de Marx n'ont pas abouti sur le terrain.

Mais le problème demeure; le socialisme réel n'existe pas et les crises continueront. Pourtant, Marx a aidé beaucoup à comprendre les phénomènes qui sont apparus avec éclat en 1929. Marx a eu raison mais les régimes communistes n'ont pas apporté de solutions heureuses. Il a bien fallu reconnaître, aux Etats-Unis, d'abord, et dans le monde entier ensuite, la justesse des points de vue de Keynes, de Ford et de bien d'autres; il faut que l'Etat contrôle la circulation de l'argent et on doit refuser la spéculation.

Les trentes glorieuses

Ces théories se sont imposées aux Etats-Unis avec Roosevelt, dans les années 30 et après la guerre dans les Etats européens avec la social-démocratie jusqu'aux années 1970. Ce furent des moments de relative justice et de progrès véritables; en France, on a appelé cela « les Trente glorieuses ». L'argent était mieux contrôlé, mieux distribué. Les prix étaient plus justes. On appelle « social-démocratie » ces régimes politiques où les économies sont régulées par les Etats et qui découragent la spéculation financière. La plus grande partie des ressources financières est administrée par l'Etat. En France, par exemple, plus de 50% de l'argent a été étatisé. Cela a permis de pouvoir se soigner, de scolariser les enfants et bien d'autres choses encore. C'est une forme de collectivisation. Dans ce système - et c'est sur quoi Keynes a travaillé - on contrôle les bourses et les marchés financiers.

Les Etats ont contrôlé les marchés financiers et les banques qui, dans beaucoup de pays, sont devenues nationales. Les Etats-Unis ont commencé. Les Européens étaient ruinés par la guerre. Dans la logique de Keynes, il revenait aux Etats-Unis de fournir l'argent nécessaire pour les relever. Ils se sont mis d'accord pendant la guerre et ont mis en place le système de Breton Woods en 1945. Ils ont créé le Fonds Monétaire International chargé de contrôler les mouvements de capitaux et la stabilité des monnaies.

L'hégémonie américaine<

Malgré les effets heureux de ces mises en place, le système était faussé au profit des USA. Les Etats-Unis ont voulu conserver plus d'avantages que les autres. Certes, grâce à eux, une période bénéfique s'est ouverte : paix, décolonisation, enrichissement. On parle de stabiliser les monnaies et d'équilibrer les prix et puis, à un moment donné, quelqu'un dit : « attendez ! Je vais prendre une marge plus grande ! ». Les Etats-Unis disent  : « c'est quand même moi le grand pays. C'est moi qui fais le dollar ». Ils veulent bien la stabilité mais ils possèdent la monnaie la plus forte, celle qui circule le plus dans le monde ; ils veulent qu'on se subordonne à eux. La plupart des financiers applaudissent. Ils essayent toujours de dire : « vous nous faites un faux procès; en réalité, on spécule parce que c'est comme cela que se font les prix équitables et parce que cela aide à épargner. Cela crée de l'activité; cela relance... ».

Les mauvaises dettes

Résultats :
1. Au bout de deux décennies la planète devient une immense bourse de valeurs faussées. Le Monde entier finit par transférer aux Etats-Unis son épargne. Il garantit ainsi à ce pays de mener sa politique. Nous le faisons parce que depuis 1972 les Etats-Unis se sont arrogé le droit d'imprimer autant de dollars qu'ils veulent, et nous souscrivons à cette fiction selon laquelle cette monnaie est l'équivalent de notre travail et de nos réserves, alors qu'en fait, le dollar n'a pas de couverture. 90% de toutes les transactions financières sont des transactions spéculatives. Mais tant que les taux d'intérêt sont élevés grâce au travail, tout le monde veut le posséder même s'il n'y a pas de contrepartie sûre. La dégringolade a commencé.

2. L'excès d'endettement spéculatif, sans contrepartie réelle à terme maintient l'illusion d'un vrai pouvoir d'achat entretenue chez le consommateur endetté. Lorsque les mauvaises dettes deviennent insoutenables et que le moteur de l'endettement (la santé des banques) est cassé, on fait payer leur remboursement sur les valeurs qui n'appartiennent pas aux spéculateurs : les patrimoines, le produit du travail et l'exploitation des richesses naturelles. Lorsque cela ne suffit pas, on lève plus d'impôt.

Que nous dit-on cette fois ? Les gouvernements irresponsables (depuis 1980, les néolibéraux) ont permis aux accapareurs de détourner les excédents de la période antérieure (les 30 glorieuses). Pour ne pas choquer on dit « dérégulation », mais c'est une forme de régulation puissante et autoritaire. Il faut passer à une autre phase à l'avenir, faire de nouveau payer les vrais producteurs de richesses. On dit « régulation». Chaque fois que les crises aboutissent à des impasses, on ne peut cacher que le système repose sur le vol ; on le reconnaît en termes voilés. Là est le problème.

Les financiers, en réalité, agissent dans le système présent comme des voleurs. Il n'est pas normal de faire des profits sur les mouvements d'argent sans contrepartie. Les capitalistes ne le reconnaîtront jamais vraiment et apporteront des explications, hormis celle-là à toutes les crises.

La finance, en réalité, crée le sur-prix. En utilisant l'argent comme un bien, on aboutit à un prix supérieur au prix normal. A partir du moment où l'on contrôle l'argent, les prix redescendent ; on peut alors emprunter, acheter un logement et faire des projets.



Le tournant des années 70


Le point de vue du plus fort

C'était en débat dans les années 60; à partir de 1970, les gens devenus riches ont dit aux Américains : « on vous rembourse! On n'aime pas l'endettement pour l'endettement : quand il est à un taux élevé, il appauvrit. »

Le système s'est alors grippé pace que les USA tirent profit de l'endettement des autres et de leur propre endettement en ne remboursant pas les dollars. C'est la logique de l'endettement du point de vue du plus fort; empruntez, prêtez vos excédents, dépensez et enrichissons-nous.

Ceux qui s'étaient endettés après la guerre ont dit aux Américains : «  nous allons vous rembourser ». Rappelons-nous le gaullisme : « nous allons vous rembourser, puisqu'on a de l'argent; ensuite, nous retournerons à l'or. A quoi correspond ce dollar que vous commandez dans un pays alors qu'il n'a pas de contrepartie dans quelque chose de stable? Auparavant, c'était l'or ; nous retournons à l'or ». Quand les Américains ont vu s'enrichir les autres pays, quand ils ont vu se créer des marchés assez puissants, ils ont dit : « nous sommes les plus forts; nous ne voulons pas de vos dollars ; si vous nous les apportez, nous ne les payons pas. Gardez-les!» Une monnaie n'a de valeur que si on peut acheter quelque chose avec. Les Américains disent : « si vous venez aux Etats-Unis acheter quelque chose avec vos dollars, je ne vous le vends pas ». Telle fut la politique de Nixon. Il n'a bien sûr pas intérêt à être remboursé. « Je ne prends pas ces dollars. La Federal Reserve américaine n'en garantit pas la convertibilité ; gardez-les!»

Les banques du monde entier et les financiers se sont ainsi retrouvés avec ce qu'on appelle un « dollar flottant ». Alors qu'on était dans la stabilité des monnaies, voilà que les Etats-Unis font du dollar ce qu'ils veulent; un jour il vaut 10 francs, le lendemain 4 francs, le troisième jour 6 francs, au gré des Américains. Ceux-ci peuvent créer autant de monnaies qu'ils veulent ; nous la prenons puisqu'on fait notre commerce en dollars. La crise d'aujourd'hui commence là.

Les religieux non plus n'aiment pas les logiques de l'endettement. Ils parlent d'austérité et de contrepartie : « tu as de l'argent, tu peux le dépenser ; tu n'en as pas, n'en dépense pas ».



Le dollar est roi


Eurodollars et pétrodollars

On aura recours à des expédients. Que fait-on quand il y a crise ? On appauvrit les plus faibles. On peut manipuler les taux d'intérêt et le dollar comme on veut. On peut manipuler les monnaies. Comme la finance c'est beaucoup l'échange de monnaies, ce ne sont plus les grands riches qui corrompent les princes, comme au temps passé. C'est le détenteur de la puissance du dollar qui peut faire ce qu'il veut de l'humanité entière.

Cette décision unilatérale va créer ce qu'on appellera les « eurodollars » et les « pétrodollars ». Les « pétrodollars » sont les dollars qu'on a eus en vendant du pétrole ; le pétrole devient la source même des réserves mondiales; le pétrole remplace l'or; c'est le produit rare. Les « eurodollars » sont les dollars qu'on acquiert, en tant qu'européens riches, en faisant du commerce. On garde les dollars déjà acquis; ils sont là, flottants. Les financiers les ont. Ils reviennent à ces riches qui ont beaucoup d'argent. Qu'est-ce qu'ils en font ? Ils vont les prêter à ceux qui en ont besoin, les pauvres, c'est-à-dire au Tiers-Monde. On se tourne vers les Chefs d'Etat des pays pauvres : «  jusqu'à présent, vous êtes gênés avec vos populations; certains vous considèrent comme des dictateurs ; vous n'arrivez pas à gérer. Vous, les Russes, vous voulez consommer : voici des sous, à des taux d'intérêt élevés ».

Première étape : la crise est faible parce qu'on arrive à les placer chez tous ces pauvres qui empruntent et font appel à COFINOGA. « Tu veux une Télé ? Tiens ! » Cette phase-là permet de vendre les Télés aux pauvres ou des appartements. Cela marche quelques années. A un certain moment, les pauvres doivent rembourser avec ce qu'ils ont gagné. Avec ce dollar qui flotte, ils n'ont pas gagné assez. On leur avait dit : « le dollar vaut 4 francs  ». Voilà qu'il en vaut 10. La dette a doublé, voire triplé.

Les « eurodollars » et les « pétrodollars » ne sont pas régulés du tout ? Qu'est-ce qui fait qu'ils vont monter ou descendre ?

Ils sont indexés sur le vrai dollar qui est aux Etats-Unis : ils ont la même valeur. Ce sont de vrais dollars sauf qu'ils ne rentrent pas aux Etats-Unis. Les Etats-Unis peuvent dire : « j'augmente mon taux de change » (pour faciliter les importations et se protéger de la concurrence étrangère, comme ils l'ont fait sous Reagan). La banque fait savoir qu'il y a trop d'argent, trop d'inflation et que la monnaie perd sa valeur. Les Etats-Unis augmentent alors leur taux d'intérêt à 20 %. Si quelqu'un a emprunté à 5% alors que le dollar valait 4 francs, du jour au lendemain il doit rembourser à 15 % des dollars qui valent 10 francs. Ce fut la ruine du Brésil, du Mexique, de l'Argentine, de l'Algérie, de l'Irak et de bien d'autres pays.

Deuxième étape : jusque là c'était la crise de la dette des années 80. Le monde découvrait que ce type de capitalisme qui endettait les gens en monnaies flottantes était une vraie prédation. On a dit à tous ces pays pauvres  : « vous ne pouvez pas payer ? Eh bien on va vous prendre vos bijoux de famille ». Le FMI est venu avec ses solutions : « privatisez vos mines et vos industries. Arrêtez la Sécurité sociale, cessez de dépenser pour l'instruction des enfants... ». C'est l'appauvrissement. On appelle cela « le consensus de Washington » : c'est la création du fameux G7 qui n'a aucune valeur juridique puisque le principe « un pays, une voix » n'est pas respecté. Les règles internationales instaurées à la fin de la guerre mondiale n'existent plus. On crée un club qui réunit les 7 pays les plus liés parce qu'ils sont les plus riches et qui vont décider.

Aucune régulation internationale

« Sans aucun souci de régulation internationale ? »

Bien sûr que non ! « On détient tous les sous à Wall Street. Il n'y a pas de raison de faire appel à une autre instance ». Ils se réunissent et ils disent : « maintenant on a trop de sous ; quant à vous, vous êtes endettés. Pour vous désendetter nous allons vous appliquer des programmes ». Tout se passe comme pour les individus qui ont des dettes en France. On dit à ces gens-là: « vous gagnez 1000 ¬ . Vous n'en dépenserez que 200 ; vous nous donnez les 800 qui restent et nous vous surveillons ». En même temps, pour que cela marche, il faut que les Etats suppriment toutes les protections à la circulation des capitaux.

Jusqu'à ce moment-là les pays pouvaient un peu gérer la situation. Si un banquier venait avec des milliards de milliards pour racheter la monnaie, ou les usines, les Etats contrôlaient quand même les transferts, les bénéfices. Ils pouvaient décider de prendre ou non l'argent. Maintenant, on leur dit «  ouvrez tout ! ».

« Quel est pour les Etats-Unis l'intérêt de tout ouvrir ? »

Parce qu'ils veulent maîtriser l'argent et pour cela il ne faut pas que le commerce soit bloqué. « Si j'ai envie de venir chez vous pour vous vendre ma marchandise, il ne faut pas que vous me disiez : "Oh ! J'ai bloqué ! C'est interdit ! Je ne suis pas d'accord !". Je veux que vous me disiez : « « Vous me laissez vous prêter de l'argent. Vous me laissez vendre ma marchandise. Vous me laissez jouer sur votre monnaie pour gagner des sous. Vous êtes tellement faibles en plus ! » Et ça fait les crises asiatiques, la crise mexicaine de 1995, etc.


Qui paie les excès d'endettement ?

Ce qu'on appelle le consensus de Washington est un ensemble de 10 règles qu'on retrouve partout. Elles disent aux pays endettés ce qu'il faut faire et elles le font exactement comme on le ferait pour des individus. Mais elles s'appliquent à des Etats.

Et c'est ainsi qu'on a détruit leurs marchés intérieurs. Tout le monde consomme la même chose, les marchandises circulent. Il n'y a pas de raison de consommer une vieille télé rafistolée en Inde puisqu'on trouve des télévisions Siemens partout.

On a développé énormément les multinationales et tous les commerces sont contrôlés par elles. « Tu es au Maroc, moi je suis le grand roi du textile. Tu es endetté, je rentre chez toi. Le FMI t'a dit de faire des économies, donc tu payes moins tes salariés. Pour ma part, au lieu de garder mon usine à Roubaix je vais la mettre au Maroc chez toi. Je payerai les salariés quatre fois moins cher. J'ai le droit de faire circuler l'argent comme on veut. D'ailleurs le FMI te contrôle pour qu'il y ait moins de fiscalité en France et moi je vais créer une grosse boîte. Je fais ça partout et, au bout de 10 ans, au lieu qu'il existe 10000 entreprises de textile il n'y en a plus que 20. C'est la loi du plus fort ».

Cette situation crée nécessairement des crises, elle appauvrit forcément. Les Marocains, les Africains ne vont plus pouvoir manger. Tout le travail est absorbé par la finance. Alors c'est la deuxième crise. Il y a 4 ans, on nous a dit : il y a un milliard de gens qui n'ont pas de quoi manger. La crise de l'endettement engendre une crise de la pauvreté. C'est là qu'on nous a sorti les « objectifs du millénaire » ! Il y a 10 ans l'ONU a déclaré prioritaire la lutte contre la pauvreté : il faut, qu'à la fin du millénaire, il y ait 15% de pauvres en moins. On dit : on va donner de l'argent aux pays pauvres, soigner le SIDA en Afrique et nourrir les populations. Grand cinéma ! Car toutes ces aides sont toujours prises dans une logique où les financiers ont d'abord leur argent et leurs bénéfices garantis. A partir de là, il n'y a plus de contrôle des capitaux ; ils circulent très bien à travers le monde.

Les financiers et les industriels se sont alliés. Les industriels ont dit aux financiers : « Vous nous prêtez et vous nous donnez de l'argent sur les marchés financiers ; vous rentrez comme actionnaires dans nos industries aux prix les plus élevés : on est capables de le faire. » La montée de la bourse a été énorme.

« Pourquoi ? »

Imaginons que je vais de Roubaix au Maroc. A Roubaix, je fais 3% de bénéfice, au Maroc j'en fait 15%. Alors qu'ont répondu les financiers ? Ils ont déclaré : « Il n'y a plus de raison de laisser une seule activité qui ne rapporte pas 15%. Nous n'irons plus là où on nous donne moins. » Donc tout le monde s'est mis à leur donner 15% et à appauvrir des pays entiers pour leur donner ce qu'ils réclamaient. Plus aucune instance ne régule cela. Et les financiers se sont retrouvés avec des sommes colossales parce qu'ils ne sont pas nombreux. Il y a seulement une quarantaine ou une cinquantaine de banques, une centaine de brookers. Ils pompent l'argent des pays pauvres.

Les pauvres payent

Après, ils sont remontés vers le Nord. Il n'y a pas de raison de s'arrêter ! Si on a dérégulé, si on a envoyé toutes nos usines au Maroc ou au Pakistan, les Français vont avoir un volant de personnes qui ont peur de perdre leur emploi. Donc on va leur faire accepter aussi des baisses de salaires et des baisses d'impôts. Donc, là aussi, on fait du 15% !

On a une économie où la productivité n'est jamais montée autant et où les gens s'appauvrissent en même temps que se développe la richesse. Alors on en revient à cette réalité que l'usure et la spéculation appauvrissent. Mais ça, vous ne le lisez pas partout. C'était pourtant à la base de nos croyances religieuses et ce que disaient nos Ecritures. On revient aux idées fondamentales : prendre aux gens à des prix spéculatifs élevés appauvrit.

On est parti de la finance qui enrichit pour arriver à la finance qui appauvrit. Elle appauvrit aujourd'hui au point qu'il y a une modification de la géographie de la richesse.



Quel avenir ?


La machine pourra-t-elle repartir ?


« Cet appauvrissement va-t-il un jour pouvoir s'arrêter ou allons-nous à la catastrophe totale? » Comment appréhender cette crise qui secoue la planète ?

Ce qui se passe dans la réalité, c'est l'anarchie créée par l'effondrement d'un système construit sur l'encouragement à l'endettement sans création de richesses dont les effets pervers sont protégés par le système financier et monétaire international de fait et même de droit. Cet encouragement mondialisé par la déréglementation des marchés a provoqué des dérives spéculatives catastrophiques tant par les volumes de pertes occasionnées que par la logique récessive engendrée. A la différence des dérives spéculatives cycliques qui l'on précédée, cette débandade affecte l'économie réelle en profondeur et partout ; elle prend un caractère géostratégique impliquant tous les régimes politiques, toutes les régions du globe. Cette maladie singulière et typique du capitalisme d'aujourd'hui a atteint cette fois par son ampleur et sa magnitude un état de gravité extrême. Elle pose la question du lien des marchés financiers et monétaires démesurés avec les autres marchés en récession et simultanément la question des marchés en général avec ce qu'on appelle la « régulation/dérégulation», à savoir la cohérence des règles de vie et la morale d'Etat que nous pratiquons en tant qu'individus, groupes et gouvernements.

Nous ne savons pas encore (ou nous ne savons plus) poser ces questions correctement ; C'est pour cela que nous disons que nous ne savons pas quand la crise se termine. Le discours dominant laisse penser qu'à ce moment, nous recommencerons comme avant. Il fait semblant d'ignorer la question de ceux qui en payent le prix : la « dérégulation », à tous les niveaux est une très puissante croyance de notre temps. Jusqu'à présent on était allé de crise en crise : on appauvrit, on recommence, on arrête, on continue. Mais avec la crise actuelle, on se demande si on va pouvoir arrêter la machine (comme en 40, après la crise de 29) et revenir à un fonctionnement normal.

Ce qui est en cause c'est bel et bien un système, une organisation du monde qui compte sur ceux qui travaillent et ont la capacité de créer les richesses sous la contrainte des Etats « privatisés », pour éponger les déficits créés par les détournements.

Une issue positive nécessite une rupture avec le modèle de consommation et de croissance ambiant, en donnant la priorité aux dépenses d'avenir et la taxation soutenue des capitaux gelés ou mal investis, pour dégager des ressources propres. La difficulté pour rendre justice vient de ce que les pays puissants militairement et économiquement sont en phase de désindustrialisation avancée alors que ceux qui le sont moins sont en phase de dynamisme démographique et économique. Il est possible que les puissants recourent à la force pour faire payer ceux qui le sont moins.

Aujourd'hui deux phénomènes nouveaux apparaissent : le premier est lié à la capacité technique, le second à la capacité sociale.

La géographie de la richesse

La capacité technique.
Le premier phénomène est lié aux progrès de l'information et de la technologie. Il y a 100 ans, un pauvre Indien d'Amazonie face à un Français qui avait fait des études supérieures ne pouvait pas même rêver de le rattraper ou de discuter les prix avec lui. Aujourd'hui la diffusion des techniques et de l'information coûte très peu. Et c'est un progrès réel de l'humanité, même si la diffusion de l'information est encore chère à cause de l'accès à l'école qui n'est pas bien réparti. Toujours est-il que je peux, en tant que Chinois ou Amazonien, acquérir les mêmes techniques et la même information qu'un Français. Il me faudra, au plus, dix ou quinze ans pour le faire. Alors moi Amazonien, je pourrai dire au Français : « Voilà, je suis au même niveau que toi. Tu fais un bon portable, moi aussi ; tu fais une bonne télévision, une bonne fusée ou un bon train, moi aussi. » La capacité technique peut s'acquérir beaucoup moins cher et beaucoup plus vite.

Le capitaliste a donné un énorme coup d'accélérateur à la diffusion de cette capacité technique. En cherchant à gagner 15% sur les transactions, il est parti chez les Chinois et leur a dit : « Toi tu peux le faire. Moi je vais emmener mon argent et fabriquer chez toi plutôt qu'à Roubaix. Comme ça je vais y gagner » C'est ce que j'appelle le changement de la géographie de la richesse. Le riche s'est déplacé là-bas, il s'est déplacé partout dans le monde. Il y a donc eu une diffusion de la richesse. Ce qui est aussi assez positif. Aujourd'hui on a besoin des produits chinois alors qu'avant on pouvait s'en passer. Et ceci joue dans de très nombreux pays, sauf en Afrique.

Décentrement

Cette diffusion permet à de nombreuses personnes dans le monde de dire à l'Américain le plus riche de Wall-Street : « Tu as besoin de nous. On peut produire les mêmes produits que toi. Tu as délocalisé chez nous, désormais tu dois passer par nous pour acheter. Tu es endetté et c'est nous qui pouvons te prêter puisqu'on s'est enrichi. Alors, tu ne vas pas nous refaire le coup des années 70 ! » La nouveauté de cette crise c'est qu'il n'y a plus un seul centre qui va manipuler pour en sortir. On est obligé de discuter avec les autres. Il n'y a plus seulement le Japon, les Etats Unis et l'Europe, qui d'ailleurs ne s'entendent pas. De nouveaux arrivants- les pays émergents - commencent à se dire : « C'est un peu trop ! Cette fois-ci ça ne se passera pas sans nous ! »

La capacité sociale.
Aujourd'hui deux biens sont à la source de toute cette richesse : l'énergie (en particulier le pétrole). Et aussi l'écoéconomie. Qui a de l'argent pour se protéger contre ce qu'on a fait et qui en a la capacité technique  ? N'importe quel pays sous-développé peut acquérir les techniques, produire des médicaments et assainir l'eau à condition qu'il dispose d'une «  capacité sociale » c'est-à-dire d'un gouvernement pour le progrès social. Les pays émergents sont ceux où il y a un Etat. Et c'est là le deuxième phénomène qu'il faut analyser.


L'importance des Etats

Pourquoi la Chine décolle-t-elle ? Parce que la Chine, quoi qu'on en pense, possède un Etat. Inversement, les problèmes se multiplient en Afrique ou en Méditerranée parce qu'il n'y a pas d'Etat. Aujourd'hui la capacité sociale n'est plus seulement occidentale. Au contraire, elle s'est beaucoup affaiblie en Occident. Aux Etats Unis, par exemple, on rêve que le phénomène « Obama  » reconstruise l'Etat américain qui a été complètement détruit. On en est au point qu'on rêve d'une situation qu'on possédait il y a 25 ans !

La capacité sociale c'est la capacité pour un Etat d'avoir ses règles, sa morale, sa cohérence ; la capacité de faire quelque chose ensemble. Hier les Etats Unis étaient au sommet de la capacité sociale, avec un Etat solide et démocratique. Aujourd'hui les Américains rêvent qu'un chef vienne régler les problèmes comme par miracle. Pourtant ils étaient des gens concrets, pratiques, qui ne pensaient jamais au miracle ! C'est dire à quel point la géographie de la capacité sociale est en train de se déplacer.

L'Iran est un Etat. Et on voit bien comment, dans ce phénomène du Moyen Orient, évolue un vrai Etat par rapport à de faux Etats. Tous ceux qui ont une réelle capacité sociale disent : « Nous faisons partie du jeu ».

Cette nouvelle géographie du monde est en même temps politique et financière. On en est là. Comment va-t-on s'en sortir ? Les optimistes disent : « pour la première fois on a un deal réel d'un contrat entre gens différents. Mais il faut payer des justes prix à tous. Arrêtons de prendre l'argent des autres ! ». Ceux-là ne sont pas nombreux. On parle de gouvernance mondiale mais ceux qui en parlent disent : « il faut trouver un accord entre nous ». Le FMI ancien est mort. C'est invraisemblable, la banque mondiale prête moins que « le fonds pour l'Afrique » de la Chine. Tout ça parce qu'ils ont tout gaspillé. L'argent du FMI est chez des particuliers. C'est ce qui est sinistre.


Et maintenant ?

Les optimistes disent : il faut réussir, il n'y a pas de raison qu'on n'y arrive pas. Mais les pessimistes disent : « les lourdeurs du passé et la vision dominatrice de l'Occident sont telles qu'on va préférer la guerre ». Moi je n'ai pas d'opinion.

En tout cas, et j'en reviens à mes convictions religieuses, on est devant un phénomène de construction des capacités sociales, autrement dit de morale et de règles du jeu ; et c'est aussi un phénomène financier. On ne peut pas considérer l'un sans l'autre : pas d'argent sans morale. Cet aspect est tout à fait différent de tout ce qu'on écrit sur la finance. C'est un problème de capacité des êtres humains à se construire des règles du jeu, là où ils sont en collectivité, quelle que soit la dimension des collectivités. Il faut des règles du jeu qui consistent à ne plus voler l'argent des autres, à partager correctement. C'est devenu un problème. Quand on voit les jeunes, ça donne de l'espoir. Ils ne sont pas insensibles à cet aspect.

Un islam de libération

« Quand tu dis 'les religieux', peux-tu islamiser cette expression ? »

Aujourd'hui ceux qui se disent musulmans sont un milliard. C'est un phénomène très divers et très disparate mais il y a des caractéristiques assez fondamentales  : l'islam a été un peu partout en même temps un islam d'Etat et un islam de Libération. Un islam d'Etat : des Etats disent «  nous appliquons les règles de la religion musulmane ». Un islam de libération : pour les pays les plus pauvres, les plus dominés, des gens disent  : « nous sommes musulmans, c'est notre manière de ne pas être dominés, de ne pas être indignement traités. » Ces deux islams ont cohabité pendant trente ans sans se dire : «Est-ce que nous sommes différents, est-ce que l'un est contre l'autre ? » Et souvent l'islam d'Etat finissait par dire aux autres : « Ne me remettez pas en cause ! Je suis le mieux pour tout le monde. » la divergence entre les deux traverse aujourd'hui le monde musulman. Il est visible en Afghanistan, au Pakistan, par exemple. Il ne l'est pas dans l'immigration parce que les Etats ne sont pas musulmans. Mais la découverte par les musulmans que l'islam d'Etat n'est pas supportable est un phénomène assez général.

Cette rupture, extrêmement accentuée, est rendue possible par le fait que les Etats Unis manipulent les Etats musulmans. L'affaire palestinienne a l'air contingente mais elle fait découvrir aux musulmans tout le fossé entre islam d'Etat et islam de Libération. Des associations (comme «  France-Palestine »), qui habituellement mobilisent 3000 personnes, se trouvent en face de 100 000 personnes. D'où viennent-elles ? Personne n'a été les chercher. Et le même phénomène se répète un peu partout dans le monde ; et ceci contre ou sans les Etats musulmans. Il y a une vraie montée de cet islam de libération, un peu comme - il y a 40 ans - la théologie de la libération en Amérique du Sud. Ce phénomène est devenu extrêmement important en islam.

« Le peuple, dans tous les pays musulmans, prend conscience que l'Etat n'est pas religieux ? »

Que l'Etat manipule l'islam pour le pouvoir catégoriel. Que ce n'est pas ça. Que c'est fini. L'attitude des Etats arabes dans l'affaire palestinienne est très significative : les Etats arabes ne disent rien à Israël. Que voient les arabes ? Ils voient Gaza qui a la mer et l'Egypte comme frontières ; et l'Egypte ferme ses frontières ! Gaza est devenu un problème de musulmans entre eux. Et les gens disent : « le problème est arabe et musulman ». 90% des musulmans font cette analyse critique.

La question des subprimes

Dans le système que tu nous as décrit, tu n'as pas parlé des subprimes. Pourrais-tu nous dire comment cela fonctionne ? »

Imaginons que je suis banquier. On vient m'emprunter. Je sais que l'emprunteur va faire faillite. Puisque je tiens l'Etat qui, en dernier ressort, est le prêteur et qu'il va couvrir les frais le jour où il va faire faillite, qu'est-ce que je fais ? Je prête à celui qui veut construire une maison parce qu'il gagne 3000 euros par mois et qu'il a encore vingt ans à travailler. Cela me rapporte 5 ou 10% de commission. Je vais prêter aussi à l'autre, là-bas, qui est chômeur. Ne croyez pas que je vais perdre puisque c'est l'Etat qui paye. Le jour où il ne peut plus payer, je prends ce qu'il a. En lui prêtant, je fais du « subprime ». Je sais qu'il n'est pas solvable ; je prends son dossier et je le fais couvrir par un spéculateur qui, à son tour, le fait couvrir par un spéculateur. Je prends ma commission au passage, le deuxième aussi, le troisième également. L'emprunteur va se faire attraper parce qu'au bout de quatre ans, il n'a plus un sou. Il va alors remettre sa dette à l'Etat qui va la prendre. L'Etat, aujourd'hui, prends ces mauvais crédits qu'on appelle « produits toxiques ».

La « titrisation » est l'art de vendre du vide. L'emprunteur n'a pas d'argent mais il a un titre de propriété que je vends, par exemple à un assureur ! On a des techniques mathématiques qui vont nous permettre de faire cela 10 ou 15 fois. C'est ainsi que l'argent de la finance est 100 000 fois ou 1 000 000 de fois supérieur à la réalité économique. Tout à l'heure je montrais comment on passait de 100 à 1000 ¬ . Désormais, on passe de 100 ¬ à 1 milliard d'euros. Il faut savoir - on ne le dit pas - que l'argent toxique représente à peu près 80% des actifs des banques. Cela ne s'arrêtera pas. Ils vont avaler, avaler des sous jusqu'à endetter l'Etat à un niveau extrême.

La vraie guerre sainte

Quel jugement spirituel pouvons-nous formuler devant cette situation ?

Interrogeons-nous ! Avons-nous été capables d'enrichir le plus grand nombre ? Avons-nous été capables de création, de productivité, d'organisation, de progrès dans la connaissance et la science ? On s'est persuadé que Dieu n'était plus et que tout devenait possible. C'est le cas de dire, comme Jésus, « on ne peut servir Dieu et l'argent ». Le fait de rejeter la perspective d'un autre monde ainsi que la fin de ce monde conduit à penser qu'il n'y a pas de limite à la capacité de voler et de mentir. Nous dominons.

En ce point-là, l'opposition de l'islam et du christianisme est dépassée. Ce que l'on peut dire en se référant au Coran rejoint ce que l'on peut dire en se référant à l'Evangile.

Le Coran répète que l'argent ne doit pas dominer le monde. Il a ajouté une chose que les prédicateurs se gardent de rappeler : le combat contre le pouvoir de l'argent est une guerre conduite et par le Prophète et par Dieu, beaucoup plus dure que les guerres ordinaires, beaucoup plus dure que la lutte contre le péché.

L'oncle du Prophète, Abbas, était financier à La Mecque, un énorme centre commercial. C'est la seule personne dont Mohammed n'a pas accepté qu'il devienne musulman. « Tu ne deviendras musulman que lorsque tu auras rendu tout l'argent que tu as volé ». Il paraît qu'il l'a fait la veille de sa mort. Cette guerre-là, on n'en parle pas aujourd'hui. On parle de guerre pour le voile, on te dit de ne pas pratiquer l'usure, mais cette guerre absolue, on n'en parle pas.
Ghazi Hidouci



Retour dossier "L'argent" / Retour page d'accueil