Pour Mahmoud Darwich, qui est Jésus ?
Boutros Hallaq
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Un poète musulman reconnaît dans le Jésus des chrétiens, la figure d’un peuple qui souffre.


Un poète engagé

Mahmoud Darwich est sans conteste l’icône de la résistance palestinienne en tant que militant engagé, membre du comité central de l’OLP et chantre de la Cause nationale. Il est, en outre, l’une des plus grandes figures de la poésie arabe moderne. Mais il est surtout, à mon sens, la figure d’un humanisme arabe authentique : à la fois enraciné dans sa culture et ouvert à tout ce qui concerne l’homme. Aussi la Palestine devient-elle assez tôt chez lui une Métaphore de l’aspiration de tout homme, tout peuple, à la libération, à la fraternité (voir son poème L’ultime discours du Peau Rouge). Au-delà d’un intime individuel spécifique, son « je » poétique assume un « nous » qui intègre jusqu’à l’adversaire, l’ennemi politique qui le nie. Dans son poème Assiégés, écrit lors du siège de Ramallah en 2002, il s’adresse à ses compatriotes assiégés comme lui en ces termes :

Ce siège durera tant que nous n’aurons pas appris à nos ennemis
Quelques spécimens de notre poésie classique d’avant l’islam […]
Vous qui vous tenez debout à nos seuils, entrez
Buvez avec nous le café arabe,
Peut-être vous sentiriez vous des êtres humains comme nous.
Vous qui vous tenez debout aux seuils de nos maisons,
Sortez de nos matinées
Alors nous saurons que nous sommes
Des êtres humains comme vous.

Issu d’une famille paysanne nombreuse de tradition musulmane, il embrasse le marxisme lorsque, encore élève, il commence à militer au sein du Parti communiste israélien qui regroupait nombre d’intellectuels palestiniens. Dès ses premiers poèmes, il est perçu comme un porte-drapeau des revendications nationales palestiniennes. Soumis désormais à des tracasseries policières incessantes, il décide en 1970 de quitter sa Palestine, qu’il ne retrouvera qu’après les accords d’Oslo. Chemin faisant, il embrassera un agnosticisme ouvert, travaillé par la question du sens.


Les grandes figures de la culture arabe

Il se nourrit des grandes figures de la culture arabe, dont les poètes classiques pré-islamiques, les grands humanistes, philosophes et écrivains de la période médiévale. Il vénère la figure de Muhammad Ibn Abdallah, génial fondateur d’État, promoteur d’une nation qui contribuera hautement à la civilisation universelle et porteur d’une vision métaphysique qui s’affirmera comme la troisième famille du monothéisme. Il admire aussi en lui un maître « inimitable » du bayan (éloquence). Ouvert à la culture universelle (il maîtrise l’hébreu et l’anglais) et partie prenante de l’aventure humaine de son époque, il perçoit son patrimoine essentiellement comme un vecteur, une ressource dynamique : « Le patrimoine, dit-il, n’est pas ce qui nous a été légué, mais ce que nous léguons à notre tour». Amoureux de la langue arabe dont il exploite à merveille les trésors, il la voit non pas comme une architecture parfaite figée une fois pour toutes, mais un organisme vivant en perpétuelle évolution au service de l’homme. « Je suis ma langue », dit-il. Non en subissant passivement ses schèmes et son univers, mais en la recréant à chaque étape de ma reconstruction personnelle. C’est cette vision dynamique qui explique sa célébration du désert : non pas comme lieu de nostalgie, mais espace de créativité et d’ouverture à l’absolu.


Compagnon de Jésus le Palestinien

L’Absolu ! Loin de s’identifier à évasion romantique ou mystique désincarnée, il représente, pour Darwich, cet au-delà inaccessible, même lorsque nous avons repoussé les limites de notre condition humaine jusqu’à leur point ultime. Et quoi de plus puissant pour signifier cet Absolu que l’Esprit de cette Palestine qu’il respire, justement, dans sa matérialité géographique, sa nature, la façon d’être de son/ses peuple(s), son histoire aujourd’hui tragique tant pour le dominé que pour le dominant du moment. Aussi trouve-t-il dans son compatriote historique, Jésus le nazaréen, un « frère de lait », un alter-ego en «  palestinianité », un modèle en humanité. Oui, ce Jésus, qui a vécu à un « jet de pierre  » de son village natal, qui a subi un sort comparable à celui de son peuple, qui porte l’interrogation éternelle sur le sens de l’homme. Dans un poème, intitulé L’Offrande, qu’il a déclamé à plusieurs reprises dans des stades, à Ramallah et ailleurs, devant les dirigeants les plus prestigieux de la Résistance palestinienne, il dessine à grands traits le visage de son Jésus. Notons tout de suite que cela ne vaut pas conversion au christianisme, ni parallélisme entre celui-ci et l’islam. En témoignent les multiples emprunts coraniques destinés à donner chair au personnage de Jésus : style, rythme, tournures, figures et mêmes citations coraniques (Voir Sourate Mariam).

Dès le premier quatrain de son récit-poème, il campe les protagonistes et assigne à chacun le rôle qu’il tient dans la dynamique de ce « jeu de scène » tragique.

Viens … Avance toi seul, Toi seul
Autour de toi, les prêtres attendent les ordres divins. Monte,
Toi notre offrande, vers l’autel de pierre, toi, Agneau
Sacrifié pour la rédemption, notre rédemption. Monte avec force !

Il s’agit bien d’Offrande (qurbân), offrande de sang signifiée par la récurrence des termes sacrifice, mort, croix, sang, mouton de sacrifice… Mais à l’inverse du cas d’Isaac sacrifié par la volonté de son père sur injonction divine, le sacrifié ici engage sa propre liberté. L’objet du sacrifice en est également le sujet. Le mobile en est clairement énoncé : la rédemption, « notre rédemption » (fidâ’). Le sacrifié est à la fois le sacrifice (dahiyya/fidya) et le sacrificateur devenu rédempteur (fâdî), ce qui renvoie indirectement à fédayin (fidâ’î). Face à lui se dressent les ministres du culte, désignés non pas par kahana (pluriel de kâhin, prêtre dans le sens chrétien), mais kouhhân qui renvoient aux cultes polythéistes. Le rôle qu’il leur assigne est celui de représentants, d’interprètes et d’exécutants d’une volonté supérieure : le Pouvoir dans l’absolu, aussi bien politico-social que transcendant. En fait, ils incarnent toute puissance qui s’impose d’en-haut en opposition à celle qui émane de la société, des hommes. Aussi ces deux acteurs portent-ils deux visions divergentes, voire opposées de ce qui constitue l’homme comme liberté et engagement. Et l’opposition est amplifiée par le jeu du nombre : le singulier du sujet qui s’affirme « je » et le pluriel des représentants de l’instance qui détient la puissance dans son unicité.


La figure de Jésus

Dans les derniers vers du poème, le poète s’adresse à ce sujet investi dans son tragique œuvre de rédemption, en reprenant une célèbre formulation coranique, dans laquelle il glisse une métaphore de la Palestine contemporaine, « terre de la paix ». Jésus le Palestinien est clairement identifié :

Que le salut soit sur toi le jour où tu es né sur cette terre de paix
Que le salut soit sur toi le jour où tu es mort
Et le jour où tu surgiras vivant des ténèbres de la mort.

Tout au long du poème, Darwich s’adresse à ce Jésus sur lequel il projette la figure, pourrait-on dire, du Fédayin idéal : engagé dans le don total de soi par amour pour ses frères qu’il sait en train de le trahir, sans jamais quitter la sphère de l’humain pour celle du divin. Figure qu’il condense dans cet instantané de Jésus encore vivant accroché à sa croix et tenté par le doute. Il le supplie de se maintenir dans cette tension absolue : ni déjà glorifié par la victoire, ni renonçant à son projet pour échapper à une mort certaine. C’est cette tension toujours en dynamique qu’il perçoit comme authentiquement humanisante. Ni héros sûr de son destin, ni Sisyphe ivre de la puissance de sa volonté, mais un être humain allant jusqu’au bout de sa mission dans la recherche du sens, de l’être et dans le rapport absolu à l’autre, en transcendant la tragédie humaine. Ce faisant, il devient énergie illimitée pour les hommes englués dans les pesanteurs de la vie tout en aspirant à la plénitude. Darwich exprime cette énergie par l’emploi de termes qui représentent autant de ressorts structurants de l’homme. Le langage en est un : « Sois notre ultime parole dans la vacuité de l’alphabet ». L’espérance en est un autre : «Sois la lumière de l’Annonciation / Et inscris la vision au seuil de la grotte », « Sois pour nous repère dans la perplexité/ et douceur lors des heures de veille ». L’amour altruiste en est un autre encore: « Brûle pour nous éclairer »… L’homme y puise la force pour reconnaître tant ses trahisons courantes (« Nous étions de talentueux charpentiers dans la fabrication de la croix », « Nous avons tous dit au pouvoir romain : ‘Nous n’avons jamais été avec lui »), que ses esquives et tergiversations (« Nous, adonnés au lyrisme, vivants dans la vacuité/ Cavaliers endormis sur le dos de nos chevaux»).

Alors explose cet appel poignant : « Qui nous purifie sinon toi ?/ Qui nous libére sinon toi ? » Appel suivi d’un hymne de gloire : « Toutes les roses de la terre ne suffiront pas pour ton trône…/ Sois célébré par tout ce qui reverdit  : arbre, pierre, poème… » Hymne qui finit par prendre des dimensions cosmiques, souffle qui rappelle celui de Theillard de Chardin :

Devenue toute légère, la Terre s’arrondit, puis voltige
Telle une colombe dans ton ciel
Toi, notre sacrifice élégant.

Pourquoi ce Jésus ne serait-il pas reconnu comme cet alter-ego désiré : « Toi, notre frère de laie / Tu es le plus beau martyr d’entre nous » ? Autre interrogation  : Et si Darwich voyait aussi et avant en ce Jésus le poète qu’il aspirait à être, sans jamais y parvenir ? Car le poète aussi est Témoin et Martyr, Châhid et Chahîd.

Boutros Hallaq



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