Musulman - Citoyen
Laïcité, Fraternité, Spiritualité
Paul Blanquart
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« Le problème s’est déplacé. Il ne s’agit plus des rapports entre Eglise et Etat, mais entre religion et société. » L’histoire du jeune musulman malien sauvant la vie de quelques personnes juives, redonne espoir. C’est par des gens comme lui « que se fera un avenir autre », enfin fraternel.

Paul Blanquard, sociologue et universitaire, a écrit ce texte en souhaitant qu’il soit largement diffusé.

Dans la poisseuse atmosphère islamophobe qui envahit en l’abêtissant ce pays, le conduisant ainsi aux abîmes, un instant de fraîcheur intelligente a ouvert sur un autre avenir : Lassana Bathily, jeune musulman malien originaire de la région de Kayes, s’est vu attribuer le 20 janvier 2015 en grande pompe, au ministère de l’Intérieur et en présence du Premier ministre, la nationalité française.

Retournement de situation : à ce jeune homme entré en France en 2006, sans papiers, le même pouvoir en la personne d’un préfet avait fait obligation, fin 2010, de quitter le territoire. Et il avait alors fallu une forte mobilisation associative, menée par les enseignants qu’il avait eus au lycée, pour qu’il obtienne un titre de séjour en juin 2011, permis dont le renouvellement annuel est par essence fragile.

D’où vient ce changement d’attitude de la part de la République ? Du fait que ce musulman malien de 24 ans avait sauvé les clients juifs d’un magasin cachère, pris en otages par un autre musulman, jeune lui aussi et français. Il en avait dissimulé certains dans une chambre froide, avant de s’échapper lui-même avec des clés qui permettront aux policiers de pénétrer dans le local pour les libérer tous, à l’exception de trois déjà assassinés.

Il est impossible dans son cas de dissocier sa culture et sa foi musulmanes du sentiment d’humanité, et non de francité, qui l’a fait agir de la sorte. En témoignent ces paroles qu’il adressa ce 20 janvier aux autorités : « Je ne me sens pas comme un héros. Je suis Lassana et je reste moi-même (…). Je pense que n’importe qui dans le monde, dans ma situation, aurait fait la même chose. Parce que c’est mon cœur qui a parlé (…). J’ai besoin d’aller rejoindre ma famille en Afrique. J’ai besoin de leurs regards et de leur bénédiction. »

En remettant son passeport français à Lassana Bathily, c’est donc un certain islam que la République a reconnu non seulement compatible avec elle-même, mais utile, car lui apportant quelque chose : « Vous êtes un des visages de cette France en l’honneur de laquelle ont défilé près de quatre millions de Français », a dit Manuel Valls. Et Bernard Cazeneuve d’ajouter : « Vous participez pleinement au projet de la France. » Un islam fraternel qui s’oppose à un autre, totalitaire et sanglant, qu’il s’agit de combattre.

Mais que devient alors cette fameuse neutralité laïque en matière de religion ?


Fraternité : héritage du christianisme

On sortirait de la confusion mentale actuelle, et donc on agirait plus juste, si on reprenait conscience et connaissance de ce que notre République, en deux de ses piliers, la laïcité et la fraternité, doit à un certain christianisme.
La laïcité, d’abord. Il existe, au masculin, deux orthographes de l’adjectif substantivé : laïc et laïque, par lesquelles sont à la fois distinguées et liées deux réalités historiques. Le premier terme désigne dans l’Église le laos ou le peuple, par opposition au clergé (on parlera alors plutôt de laïcat). Le second renvoie à un en dehors de l’Église, à un monde moderne qui s’est affranchi d’elle.

Suivant que le fidèle se soumet au clergé ou refuse de s’y assujettir, se trouvent engagées deux conceptions de Dieu et deux formes d’organisation sociale. Dans le premier cas, Dieu trône omnipotent au sommet d’une pyramide, antique ou féodale, d’où il impose à la chaîne des étages, par la médiation d’un clergé, une vérité dogmatique indiscutable et un ordre hiérarchique intangible : théocratie et fondamentalisme. Dans le second, Dieu est transcendant au sens de délié, de séparé inatteignable et non représentable. S’en trouve favorisée l’émergence d’un espace d’autonomie pratique et de raison critique, l’une et l’autre inventives, espace soustrait à toute autorité sacrée, à toute sacralisation de quelque espèce d’autorité que ce soit. La pensée et l’action du laïc ouvrent ainsi la voie au laïque sur l’existence duquel, en retour, il s’appuie dans sa lutte de chrétien contre la totalité cléricale. Liberté dans l’Église et liberté hors d’elle sont donc génétiquement inséparables.

C’est ce qu’avait fort bien théorisé l’abbé Grégoire, grande figure trop peu connue de la Révolution française, en écrivant sur la « connexité des libertés ecclésiastiques avec les libertés civiles et politiques », d’où il tira le concept de « chrétien-citoyen », ce laïc-laïque. Républicain incontestable (il participa activement à la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, fut député aux États généraux de 1789, puis à la Constituante qu’il présida et à la Convention), homme des Lumières (il fonda le Cnam, Conservatoire national des arts et métiers), il fut aussi celui qui, dans son travail pour l’émancipation des juifs français et pour l’abolition de l’esclavage, s’inspira de la fraternité qu’il tenait de son évangile.

Fraternité donc, troisième terme de la devise républicaine après la liberté et l’égalité. Elle est vraiment un héritage du christianisme du second type. Quelle relation peut-on en effet avoir avec un Dieu d’une absolue altérité, sinon celle d’une ouverture que rien ne peut combler ? On s’en trouve creusé intérieurement, en subjectivité à la fois personnelle et altérée qui se réalise en s’ouvrant gratuitement à tout ce qui l’entoure, donc aux autres qu’on ne peut jamais, eux non plus, posséder. Il est par conséquent impossible de dissocier ce Dieu-là de la fraternité entre humains. Et si l’on tient à parler de « culte » et de « religion », ils ne consistent plus dans la sacralisation de constructions mentales et institutionnelles par lesquelles on s’efforce de boucher la distance qui sépare Dieu des humains, mais dans cette intériorité qui se vit et qui s’approfondit dans le service fraternel.

Il faut bien constater que le mot de fraternité ne jouissait pas d’une grande estime chez les Lumières et les Encyclopédistes : il y paraissait, par origine, entaché d’obscurantisme. On lui préférait d’autres vocables tels que bienfaisance, bienveillance et plus tard solidarité, ou encore, en registre intellectuel, tolérance. Sous la Révolution, ses apparitions dans les discours, sur les affiches ou les drapeaux, et au fronton des édifices, furent flottantes, épisodiques. Il fallut attendre 1848 pour que, sous l’influence d’un fort mouvement socialiste chrétien, il se voit reconnaître le statut d’un principe inscrit dans la Constitution, tout aussi important que ceux d’égalité et de liberté. Mais au cours de la même année, il fit les frais, dans le mouvement ouvrier, du combat mené par Marx et Engels contre les socialismes « utopiques » qui y recouraient abondamment : alors que la Ligue des justes, dirigée par le chrétien Weitling, avait pour devise « Tous frères », le Manifeste du Parti communiste, qui lui succéda, adopta par souci « scientifique » celle de « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. »

Seuls les anarchistes lui demeurèrent fidèles, lui accordant même la priorité. Accointance étonnante avec ce courant chrétien ? Ce l’est moins quand on remarque qu’ils partagent avec celui-ci une même allergie à l’érection de toute nouvelle autorité sacralisée, qu’elle soit dans le cas parti ou science, ou bien marché, argent. Et qu’ils se réfèrent, comme on l’a vu avec la fraction fédéraliste de la Commune de Paris de 1871, à la commune médiévale. Celle-ci assurait son unité par des « conjurations » horizontales, qui liaient des métiers variés, auto-organisés en corporations, guildes ou associations fondées sur un serment mutuel de leurs membres. Or elles prenaient souvent le titre de « fraternités » : effet d’un christianisme évangélique qui s’opposait, avec elles et par elles, aux hiérarchies féodales, y compris religieuses.


Une société d’exclus :
la dissidence musulmane

1905. Longtemps entremêlés, puis alliés en un concordat, l’Église et l’État se séparent, tout en se reconnaissant autorités légitimes dans deux domaines distincts : le religieux cultuel d’un côté, le civil politique de l’autre. En fait, il s’agit d’une transaction entre deux appareils de pouvoir, qui leur permet de demeurer l’un et l’autre ce qu’ils sont. Libre dans l’espace du culte dont la République ne se mêle pas, l’Église peut y maintenir sans gêne son institution hiérarchisée et sa pensée dogmatique. Et libre dans celui de la société civile et politique, l’État peut s’y déployer tel qu’il est depuis Colbert relayé par les jacobins : une technocratie d’administrateurs-ingénieurs. Ni libres dans l’Église, ni libres sous l’État, les Français en deviennent-ils davantage citoyens ? On est loin de l’abbé Grégoire.

C’était là faire coexister deux « métaphysiques » contraires, pour parler comme Péguy : celle, théologique, de la pyramide immuable de l’ordre ; et celle, positiviste, de la science créatrice d’un progrès continu. Deux discours, deux dogmes ayant chacun son clergé : le curé et l’instituteur, tous deux d’ailleurs vêtus de noir. Tous deux en concurrence, en guerre même, mais partageant un commun objectif : dispenser le savoir et la vérité à des gens d’en dessous, ou encore attardés sur le chemin de la civilisation. Ces deux élites sauront du reste collaborer sans problème, en compagnie du militaire, lors de l’entreprise coloniale qui soumit, exploita, au mieux assimila l’autre qu’elles considéraient inférieur. Où se trouve la fraternité ?

Il s’avère aujourd’hui que le grand récit de progrès de la modernité occidentale a échoué. D’abord il nous conduit à une catastrophe. Humaniste au départ, il s’est en effet rétréci en scientisme lorsque Descartes a proclamé cet homme « comme maître et possesseur de la nature ». Il s’ensuivit un processus d’artificialisation, d’avalement du vivant par la technique, qui conduit à ce qu’on désigne par les termes récents d’anthropocène et de trans- ou post-humanisme. Le premier désigne l’ère géologique au cours de laquelle l’action humaine, devenue la force géophysique dominante, détruit la nature ; le second notre absorption par des développements technologiques inventés par nous-mêmes. Mort de la planète et disparition de l’humain : bien triste perspective.

On lui doit également la piteuse santé actuelle de la société française. On le sait, les Français marchent à l’État. Après avoir homogénéisé le territoire, puis normalisé les esprits de ses habitants, ce pouvoir d’ingénieurs en a fait une machine d’une grande efficacité : production industrielle de biens à consommer, hausse d’un « niveau de vie » que l’État, par ses politiques sociales, assure à tous. Mais de quelle vie s’agit-il ? Réduit à sa fonction économique de producteur et de consommateur, l’humain s’en trouve aplati, sans intériorité, affects et désirs captés par les objets qui inondent le marché. On aurait sans doute pu s’en contenter longtemps, si la globalisation qui ignore les frontières n’avait débordé de ses flux et affaibli jusqu’à l’impuissance l’État national, lui faisant perdre son rôle de metteur au travail et de redistributeur de moyens d’existence. Nombreux sont alors les démunis, les exclus, dans des zones désertifiées. Comment s’en sortir ?

Le système n’étant pas amendable, cela ne peut se faire que par des dissidences. Une première se dit musulmane. Parmi les jeunes de banlieues, ses promesses n’ayant pas été tenues, beaucoup, non sans raison, ne croient plus à rien de ce que raconte la République, et ravivent les souvenirs de l’esclavage et de la colonisation. Ils se rapprochent d’un islam qui leur paraît la grande force anti-occidentale, s’y accrochent, mais en étant marqués par cet Occident même, en son stade actuel : ils ont perdu l’esprit critique et sont absorbés dans des images. Ils simplifient donc, et fabulent. Adhérents d’un fantasme, ils peuvent être fascinés par le jihad guerrier qui se déroule au loin, surmédiatisé. Et qui, totalitaire et fanatique, se réclame d’un Dieu relevant du premier type. Certains passent à l’acte : ils ramènent ici ce qu’ils sont allés voir là-bas, et ils tuent, sont tués.

Voilà qui n’aide en rien à la solution de nos problèmes. Car cette dissidence-là nous enferme dans un cercle vicieux. Par réaction de défense, la société française déjà fragilisée se rétracte en son identité, également fantasmée, d’avant la crise, antérieure à la présence de toutes ces populations d’autres cultures, apportées par les flux de la mondialisation. Identité qui se durcit jusqu’à la caricature. Nous sommes en plein rétro. Version brutale, à la mode fasciste : racistes de type ethnique ancien et laïcards antireligieux se mêlent pour refuser et expulser le musulman, arabe et noir, inassimilable. Version modérée : on cherche à rejouer 1905, une transaction Église-État, quitte à inventer la première, musulmane dans le cas. Efficacité fantasmée elle aussi d’une négociation entre appareils auxquels la situation échappe : l’islam ne fonctionne pas comme une Église, laquelle serait en outre, tout comme l’État, débordée par la mondialisation. Alors ?


Rapport entre religion et société

Alors il faut une autre dissidence, porteuse de vie et non de mort. Elle doit d’abord couper les flux techniques, d’images, d’informations qui, cybernétiquement commandés par la finance, appareillent la planète au point de la dénaturer, et formatent l’humain, le zombifient.Ce travail de coupure rétablit de la diversité dont les éléments peuvent se mettre en relation, dialoguer. C’est bien cela la vie : le jeu complexe d’interactions créatrices de variétés inédites. Dialogue de soi avec soi qui met l’individu en mouvement, en projet original de soi-même. Dialogue entre humains : faite par tous, entre autres, égaux et différents, la société devient démocratique. Dialogue avec la nature, et c’est l’écologie. Avec la technique, pour qu’elle aide à la vie au lieu de s’y substituer. Entre le local et le planétaire, pour que le développement soit à la fois universel et dans chaque lieu singulier. Etc. Innombrables sont déjà, un peu partout, les actions qui se mènent en ce sens, de multiples manières, en multiples domaines.

Un commun sentiment les anime : la fraternité. « Frère Soleil et sœur Lune  », chantait François d’Assise. Revenons à la République. La liberté est affaire de droit. L’égalité aussi, et de calcul. Mais la fraternité ? Elle est d’un autre ordre : une disposition de l’esprit et du cœur, une intériorité ouverte, qui donne et qui accueille, qui reconnaît chacun en son autonomie et qui cherche à lier. Elle est spiritualité. Ce mot peut renvoyer au rapport d’origine que la fraternité eut avec le christianisme du second type. Il indique d’abord, et pour tout le monde, qu’il s’agit d’un souffle : énergie recueillie en cet intérieur, et qui en sort pour produire de la vie, la défendre. Nous avons grand besoin de cette respiration.

En en prenant conscience, la République comprendrait que le problème s’est déplacé. ll ne s’agit plus des rapports entre Église et État, mais entre religion et société. Et là, il faut choisir. Le religieux est un champ de bataille. L’islam n’en n’est pas un, le christianisme non plus. En chacun s’affrontent des formes radicalement opposées. Suivant la société qu’on veut, on ne peut éviter de s’ouvrir à l’une de ces formes, pour ne pas être emporté par l’autre.


« Mon coeur a parlé »

C’est ici qu’intervient Lassana Bathily. Le 20 janvier, au ministère de l’Intérieur, il fut reconnu « musulman-citoyen », parent du « chrétien-citoyen » de Grégoire. Venait d’être évident le fait qu’il apporte quelque chose à notre société française malade, rongée par l’égoïsme et la médiocrité de ses désirs : sa spiritualité. « Je suis moi-même », a-t-il dit aux notables, « c’est mon cœur qui a parlé » : une densité personnelle, ouverte aux autres, s’était déployée pour sauver. Des Lassana, il en existe beaucoup d’autres qu’on ne reconnaît pas. Pourquoi les ignorer, les obliger à se cacher ? C’est par eux, et par nous avec eux, que se fera un avenir autre.

Paul Blanquart, février 2015.


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