L’islam de France et « l’islamiquement correct »
défini par le laïcisme militant
Sadek Sellam
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L’Algérie, pendant la colonisation, réclamait en vain que la loi de 1905 s’applique en ses trois départements (Alger, Oran, Constantine). L’islam de France bute encore aujourd’hui sur des refus laïques assez semblables, selon Sadek.
Sadek Sellam, historien, est l’auteur du livre « La France et ses musulmans ».


Dépassionner les débats

On ne compte plus le nombre de dossiers de presse, d’émissions télévisées et de débats publics sur « l’Islam et la laïcité ». Ces débats deviennent autant d’occasions d’exposer les chicayas des courants laïques qui se méfient de tout ce qui est religieux, et réagissent en fonction de la peur inspirée par une religion qui, après l’éviction politico-militaire de l’islam, s’était trouvée renforcée par le système colonial triomphant . Quand la laïcité a viré au laïcisme combatif, qui juge tout l’Islam à travers la peur des courants radicaux, et s’étonne que cette religion n’ait pas connu le phénomène de la sécularisation au même titre que les monothéismes voisins, c’est une bonne partie des musulmans de France qui se trouve suspectée. Et cette suspicion a tourné à la mise en accusation systématique quand ce laïcisme a dégénéré en « néo-républicansime », résultat de la radicalisation du républicanisme de Chevènement (qui s’en tient au respect de l’ordre public) qui a donné « l’islamologie » sommaire par laquelle la droite cherche à ravir des voix à l’extrême-droite. C’est en fonction de ce nouvel « ordre moral » qu’un ancien collaborateur de Chevènement et de Sarkozy au ministère de l’Intérieur vient d’aborder l’étude des nouveaux courants radicaux. Il a cru bon de juger les franco-maghrébins (souvent non pratiquants) attachés à la cause palestinienne aussi négativement que les Salafistes, les Wahabites et autres Djihadistes, qui posent effectivement de sérieux problèmes aux « musulmans modérés », ou qui se sont modérés à force de se réunir à la place Beauvau.

Dans les débats agités, et confus, sur la laïcité face à la présence musulmane en France, on répète encore que « l’Islam n’était pas là en 1905 » et que ce serait là la source des « problèmes ». Les auteurs de ces déclarations ont l’air de vouloir dire que la loi de 1905 aurait prévu des dispositions spéciales sur l’Islam, juste pour prendre en compte leurs appréhensions d’ordre irrationnel concernant cette religion.

Pour tenter de dépassionner ces débats et essayer de distinguer les vrais problèmes des faux, il est bon de les situer dans leur contexte historique en remontant à la «  laïcité » coloniale qui aura été la négation de la républicaine. Et il convient de tenir compte, de temps en temps, de ce que peuvent penser de la laïcité, et particulièrement du laïcisme, les musulmans qui ne sont ni chez les Frères Musulmans, ni salafistes, ni wahabites, ni tablighis, mais ne demandent qu’à s’intégrer.


La loi de 1905 en Algérie colonisée

On nous dit que « l’islam n’était pas là », et on feint d’ignorer qu’en 1895, le nombre de musulmans dans l’hexagone était estimé à 10000 (dont 1000 à Paris, parmi lesquels des intellectuels de haut vol). La France était présente en terre d’Islam depuis fort longtemps, et notamment en Algérie qui avait été réduite à l’état de « trois départements français ». Et c’est pourquoi l’article 43 de la loi de 1905 stipulait explicitement son application à ce territoire habité aux neuf dixièmes par des musulmans. La loi de « séparation de l’Eglise et de l’Etat » (que les militants laïcistes négligent encore de lire entièrement) , s’appliquait donc à l’Islam. Et c’est ce qui fut à l’origine du décret d’application de septembre 1907, qui donnait aux autorités un délai de dix ans pour préparer la reconnaissance de l’indépendance du culte musulman. Mais, sous l’influence de la puissante direction des Affaires Indigènes du gouvernement général de l’Algérie, les ministres successifs de l’Intérieur acceptèrent de reporter à chaque fois de dix ans la date de cette reconnaissance. Ce sempiternel problème fut relancé au moment du vote, en septembre 1947, du « statut organique » de l’Algérie dont l’article 56 chargeait l’Assemblée Algérienne d’appliquer la loi de 1905 à l’Islam. Au cours des consultations faites à cette période, avec le cheikh Tayeb El Oqbi notamment, furent examinées les modalités pratiques de la reconnaissance du culte musulman. On prévoyait la création d’un « Conseil Supérieur Islamique », démocratiquement élu par les « paroissiens » musulmans. L’administration devait se décharger des prérogatives religieuses au profit de ce Conseil. On admettait la nécessité de restituer aux musulmans les biens habous confisqués arbitrairement depuis 1830. On s’était mis d’accord pour le financement public d’une Université musulmane, à titre d’indemnisation forfaitaire perpétuelle de ces biens religieux spoliés pour satisfaire les besoins de l’armée et de la colonisation terrienne.


Des critères plus politiques que religieux

En 1951, quand, après plusieurs temporisations et autres obstructions, l’Assemblée algérienne a daigné inscrire à son ordre du jour l’application de l’article 56 du Statut organique de 1947, les services économiques du Gouvernement général, que dirigeait le premier polytechnicien algérien, Salah Bouakouir, estimaient à 700 milliards de francs la valeur des habous confisqués et que l’administration promettait de restituer à « l’Islam algérien ». Pour ne pas avoir à tenir cette promesse, l’administration eut recours à toute sorte de subterfuges, dont l’utilisation de musulmans de service, qui ne se recrutaient pas seulement au sein du clergé officiel musulman qui tenait comme à la prunelle de ses yeux à l’indemnité qu’une sous-direction du Gouvernement générale versait à ses membres. Le recrutement du clergé officiel obéissait à des critères plus policiers que religieux, selon l’aveu de l’ancien directeur des Affaires Musulmanes, Augustin Berque (le père de Jacques). C’est à la mauvaise foi de l’administration laïque sur cette question que pensait Louis Massignon quand il rappelait l’importance du respect de la « parole donnée » dans les relations malaisées de la France avec l’Islam.

Prenant acte du refus obstiné de l’administration laïque d’appliquer la loi de 1905 à l’Islam, au cours d’un meeting organisé en juillet 1954 à Batna, Tewfiq al Madani, qui était secrétaire général de l’Association des Oulamas, déclara en regardant les montagnes des Aurès, qu’après avoir échoué à obtenir l’indépendance du culte musulman, les Algériens allaient se battre « pour l’indépendance politique ». C’était près de trois mois avant le premier novembre 1954, date du déclenchement de la révolution algérienne, qui aura été une réaction aux refus coloniaux et… laïcistes.


Le gouvernement Guy Mollet

Les déclarations ministérielles – comme la quasi-repentance inspirée par Louis Massignon à Edouard Depreux (ministre de l’Intérieur de Ramadier) devant les deux Assemblées, en août 1947 – furent réduites à l’état de paroles verbales quand le gouvernement Guy Mollet « agréa » en mai 1957 un ancien professeur d’un lycée d’Alger comme directeur de « l’Institut musulman de la mosquée de Paris ». Cette nomination avait été recommandée en mars 1957par Marcel Champeix, secrétaire d’Etat à l’Algérie, C’était une manière d’utiliser le religieux pour récompenser les plaidoyers de l’intéressé en faveur d’un Sahara détaché de l’Algérie. Mais cet interventionnisme plus conforme aux « pouvoirs spéciaux » de mars 1956 qu’à la loi de 1905 a été condamné par le tribunal administratif, puis par le Conseil d’Etat. Moyennant quoi le nouveau directeur restera en place pendant 25 ans ! Ce qui rappelle à ceux qui l’ignoraient que les relations entre l’Etat laïque et l’islam ne reposent pas sur le droit commun. En 1982, après le changement de « recteur » (ce titre date de 1958 ; avant on disait « directeur ») à la Mosquée de Paris, le ministère de l’Intérieur s’est préoccupé de la situation, sur le plan légal, de ce haut lieu de la laïcité… coloniale. Dans une note confidentielle datée de 1987, le Bureau central des Cultes énumère les irrégularités successives qui ont marqué le fonctionnement de « l’Institut » – dont le caractère fictif avait été dénoncé en 1948 par El Hadi Djemame, un courageux délégué financier, proche de Ferhat Abbas. La note recommande d’attendre la « prescription trentenaire » pour espérer le début d’une situation moins irrégulière.


Organisation de l’islam en France

Il était alors question de « l’organisation de l’Islam ». Jusqu’en 1986, celle-ci était du ressort du ministère des affaires sociales. Cela avait été le cas aussi à la fin du septennat du président Giscard d’Estaing qui favorisa la création, en 1977, d’une «  Commission Nationale des Français Musulmans » que présidait le secrétaire d’Etat aux rapatriés, Jacques Dominati. Cette commission a été créée après le mouvement de protestation des anciens harkis dont beaucoup habitaient encore dans des camps et des hameaux de forestage ; ces derniers sont transformés, après la disparition de leurs habitants, en centres de vacances où ne sont même pas mentionnés les précédents usages des lieux. Les membres de la « Commission-Dominati » cherchaient surtout à favoriser l’intégration sociale des Français musulmans et de leurs familles. Mais le ministre chargea les plus en vue parmi ces membres( l’ancien secrétaire d’Etat Abdelkader Barakrok, le colonel et ancien préfet de Saïda Omar Moqdad, l’ancien préfet d’Orléansville devenu conseiller d’Etat Mohand Sadek Ourabah et les professeurs d’islamologie Ali Mérad et Madjid Turki ) d’examiner les problèmes de l’Islam en France. On ne disait pas « Islam de France », sans doute parce que la Commission-Dominati a travaillé sans avoir eu aucun contact avec les ambassades que consulteront régulièrement les « organisateurs » de l’islam» dans les années 1990 et 2000. Ces musulmans de France, qui avaient la possibilité d’assurer l’indépendance du culte musulman en France, recommandèrent d’organiser l’islam en France (ce sont les musulmans qui sont de France, et non l’Islam) autour de la mosquée de Paris, mais après la réforme des statuts de la Société des Habous et son ouverture aux principales sensibilités, en privilégiant surtout les compétences. Au vu de l’augmentation des demandes d’ordre éducatif, l’accent était mis sur la mise en marche de l’Institut afin de rénover l’enseignement de l’Islam. Seule l’alternance de mai 1981 empêcha la mise en oeuvre des projets de cette commission qui communiquait avec le président Giscard d’Estaing par son conseiller Jean Lamassoure. Celui-ci a rappelé après le 11 janvier, dans une émission de télévision, le sérieux du travail de ces musulmans désintéressés et compétents ainsi que la hauteur de vue de la « politique musulmane » de l’époque, laquelle n’obéissait à aucun calcul d’ordre électoral, ni à aucune considération de carrière de la part des conseillers ministériels.


Les questions sociales
ou le Grand Soir islamiste ?

« L’organisation de l’Islam » tentée par le ministère de l’Intérieur, depuis le CORIF (1990) jusqu’à l’actuel CFCM (créé en 2003), aura surtout préparé la voie à l’essentialisation implicite de cette religion. Car les conseillers, qui exercent une influence sur les chroniqueurs religieux (et parfois sur certains ministres), sont à l’origine d’un discours dominant où les problèmes d’intégration sociale, qui dégénèrent en crises des « banlieues difficiles », se trouvent allègrement ignorés au profit d’un classement des courants fondamentalistes selon leur degré de dangerosité – ou des possibilités de leur utilisation électorale. Toute la prose d’un Gilles Kepel (dont les essais sont pris au sérieux dans les administrations spécialisées (1), beaucoup plus que par les vrais sociologues des religions) aura contribué à faire ignorer les conditions de vie des musulmans en France pour exagérer les problèmes posés par le fondamentalisme. En n’étudiant que le danger lié aux activités des Frères Musulmans et en ignorant le sort des Français musulmans, cet islamo-politiste engagé aura contribué à donner bonne conscience à tous les politiques qui se font élire en promettant de réduire les inégalités sociales, et s’empressent d’oublier leurs promesses aussi rapidement que les tenants de la laïcité coloniale leurs engagements à appliquer la loi de 1905 à l’Islam. Les principaux livres de ce politiste-idéologue furent médiatisés par la chronique religieuse du Monde, notamment, au moment où le regretté Pierre Bourdieu sortait sa « Misère du monde » où il décrivait les nouvelles formes de pauvreté apparues depuis que la gauche a renoncé au socialisme au profit de l’Europe. Les gros volumes signé par Kepel sont farcis de renseignements puisés dans les « sources fermées » (auxquelles il a accès plus difficilement, depuis les printemps arabes) que l’auteur interprète en fonction des présupposés idéologiques empruntés à Bernard Lewis (le maître à penser des néo-conservateurs américains partisans de la guerre avec l’Islam). Pendant un quart de siècle, les lecteurs de Kepel auront ignoré superbement les questions sociales, car l’auteur voulait faire croire à l’imminence d’un « grand soir » islamiste en France. Grâce à cette phraséologie, l’exagération du danger islamiste aura servi à dissimuler les échecs en matière de lutte contre les inégalités, et ce bien avant l’usage plus récent du sociétal pour faire oublier le social.

Après le 7 janvier, on a assisté à la multiplication des publications sur les périls fondamentalistes et djihadistes, dont certains font l’économie du passage par l’étape de l’islamisme radical. Certains y ont ajouté la subordination de l’acceptation de l’Islam à la promotion d’un nouveau « madhhab » (école juridico-théologique). Il y en a eu quatre en tout et pour tout en 15 siècles de Sunnisme ; et même un grand Moudjitahid comme Abou Hamed al Ghazali (mort en 1111) s’était abstenu d’en créer un autre. On mise sur Tarek Oubrou, qui est crédité d’une capacité de muer, à lui seul, l’islam en « une religion civile bien française »(sic). C’est le préalable à la promotion du fameux nouveau madhhab. Avant, on essayait d’imputer les maigres résultats de « l’organisation » de l’Islam à la seule « division des musulmans ». A présent, on ajoute cette exigence pour reporter aux calendes un vrai débat sur la maigreur des résultats de « l’organisation » de l’islam en France (ou sur les Musulmans de France), car l’islam avec un petit « i » est de toujours et de tous les pays.

Quand on voit l’exagération des périls islamistes et la multiplication des préalables à l’acceptation des musulmans, on ne peut pas s’empêcher de se souvenir des aveux d’Augustin Berque sur les ruses de la politique musulmane coloniale. Celles-ci consistaient à exagérer volontairement les périls « panislamistes », « nationalistes  », « séparatistes », voire « bolchéviques islamiques », uniquement pour justifier les refus obstinés d’appliquer la loi de 1905 à l’Islam et de reconnaître l’indépendance du Culte musulman. Force est de reconnaître l’insuffisante indépendance des musulmans cooptés comme interlocuteurs du ministère de l’Intérieur et qui entrent en conflits avec leurs coreligionnaires qui déplorent leur insuffisante légitimité religieuse. Ce fut notamment le cas avec un responsable (coopté) du CFCM qui s’était empressé de donner son accord au téléphone au projet de carré musulman du cimetière d’une ville du Vaucluse. Mais les responsables des mosquées de la région jugèrent ce projet non conforme religieusement et cela a envenimé pour toujours leurs relations avec ce « représentant » de l’Islam plutôt préoccupé par la maintenance de ses bonnes relations avec les politiques, même au prix de concessions jugées inacceptables par les plus modérés parmi les imams.


Interventionismes ministériels

Les interventionnismes ministériels dans les affaires de l’islam pouvaient être provisoirement admis tant que les « organisateurs » de cette religion faisaient croire qu’ils allaient mettre fin à la gestion diplomatico-sécuritaire du culte musulman en France qui dure depuis le début des années 80. Car seul l’Etat laïque qui avait fait appel aux Etats de l’immigration pour surveiller les mosquées est en mesure de mettre fin à leurs protectorats. Mais quand on sait que les dosages au sein du CFCM font l’objet de tractations entre le ministère de l’Intérieur et des attachés d’ambassades plus areligieux (voire antireligieux) que leurs interlocuteurs laïques (qui parlent d’ « Islam de France » !), on est en droit de s’interroger sur les intentions mêmes de certains « organisateurs ». Leurs interventionnismes (impensables avec les autres cultes) auront contribué à désorganiser une instance comme l’émission dite islamique, pour l’écarter de la ligne que lui avait tracée Jacques Berque quand Mitterrand l’avait chargé de la mettre en place. Un flamboyant présentateur de cette émission, qui parle de moins en moins de religion et de plus en plus de laïcité, vient de paraphraser un islamo-politiste, qui laisse souvent passer des occasions de se taire. Il a attribué une «  stratégie de contournement de la lois anti-voile » (sic) aux adolescentes portant des robes longues, celles-ci étant présentées par ce zélote du laïcisme comme le dernier cri du «  radicalisme » ! (Voir son interview dans le Parisien du 11 mai 2015). Alors que Mgr Vingt Trois a protesté contre la transformation de la laïcité en machine de guerre contre l’Islam et exprimé la crainte d’une police chargée du vêtement des citoyens (et citoyennes). (2)


Modifier le Coran ?

Ce laïciste musulman, qui doit sa nomination à l’émission à un conseiller aux cultes, n’est pas le seul à servir de supplétif aux réguliers du laïcisme militant, qui passent rapidement à l’ islamophobie. S’il avait découvert l’existence de Muhacibi (ce grand mystique musulman qui recommandait l’examen de conscience) il se serait avisé de s’interroger sur les raisons du peu d’effets de ses passages réguliers à la télévision sur les jeunes qu’il s’empresse de mettre en accusation gratuitement. Il est sur les traces d’un Abdenour Bidar qui, sans doute grisé par son titre de chargé de mission au ministère de l’Education Nationale sur la laïcité (en fait sur le seul islam), a cosigné une tribune avec Rémy Brague (qui ne saurait être comparé à Massignon, ni à Berque, ni à Laoust), où il prescrit d’abroger la totalité des versets du Coran qui ne sont pas du goût des militants laïcistes qu’il fréquente plus régulièrement que les musulmans. Alors que c’est avec ces derniers que devrait pourtant débattre tout candidat à l’Ijtihad soucieux d’un minimum de légitimité musulmane. Bidar a réussi à faire oublier les doctes prescriptions faites il y a quelques années par Malek Chebel quand il a écrit tout un livre pour proposer de renoncer à pas moins de 27 versets du Coran. C’était avant sa traduction du Coran qu’il avait essayé, vainement, de faire approuver, à des fins commerciales, par le Haut Conseil Islamique d’Alger. Mais les responsables de ce Conseil furent sidérés par le nombre élevé de contresens de cette traduction. lls ne répondirent même pas à cette singulière demande émanant d’un essayiste pressé, et qui n’arrête pas de vilipender les instances islamiques, aussi pacifistes et modérées soient-elles. Malgré cela Chebel expliquait, à qui voulait bien l’entendre, que par sa traduction du Coran, il allait résoudre la totalité des problèmes rencontrés par les jeunes musulmans des banlieues !!!

Le présentateur de l’émission dominicale (censée parler de l’Islam) qui a découvert la « stratégie » des adolescentes portant des robes longues semble avoir transmis ses manies empruntées à Kepel à Mme Faouzia Zouari, qui participe à l’émission dite islamique, sans toutefois paraître à l’écran. Cette journaliste et romancière (qui est un modèle d’intégration plutôt assez bien réussie) est habituellement pondérée et réservée. On lui doit un livre bien informé et tout en nuances sur le voile, et qu’elle a dû publier en Suisse. Mais, après le 11 janvier, elle est sortie de sa réserve pour ramener, sur une chaîne de télévision, la totalité des problèmes posés à l’Education Nationale par les élèves musulmans à une forte recommandation de fermeté pour une plus autoritaire « affirmation de la République » (3) (comme si les adolescents musulmans cherchaient à revenir à la Monarchie). Elle a donné l’impression de se référer plus au nouvel « ordre moral » du « néo-républicanisme » qu’aux idées de Chevènement qui, en souvenir de ses lectures de Jacques Berque, a su raison garder et ne demande aux musulmans que le respect des lois de la République. Il réagissait à des propos musclés de T. Oubrou qui a sommé les musulmans de « changer de mentalités » s’ils veulent s’intégrer, et « de théologie » s’ils ne veulent pas être suspectés. Quand on écoute ces prescriptions d’Oubrou, on ne voit pas par quoi on remplacerait tous les traités de droit public qui, au nom du « bon sens sunnite », prohibent tout recours à la violence pour trancher des divergences théologiques ou des conflits politiques. Quand il recrutait pour les voyages annuels à Auschvitz, en refusant toute allusion à Srbrenica, et dans le cadre du projet Aladin (visant à enseigner la Shoa jusque dans les écoles coraniques dans les pays musulmans), Oubrou avait déjà heurté les musulmans de France en leur demandant de renoncer à toute solidarité avec les Palestiniens, s’ils veulent s’intégrer. C’est sans doute pour cela que Dounia Bouzar a vanté son « républicanisme » un soir sur Radio-Orient, alors qu’il n’était pas très connu. Elle a indiqué, finement, que c’est un vrai « républicain » parce que, lorsqu’il refuse d’affecter l’argent remis à la mosquée (qui doit être affecté prioritairement aux pauvres) aux jeunes musulmans pratiquants en difficulté, et si ceux-ci lui rappellent les prescriptions coraniques, il les menace d’appeler la police, en rappelant  : « c’est moi qui commande ici »(sic). Cette exclamation renseigne surtout sur les tensions provoquées dans les mosquées pour le contrôle des caisses. Au lieu d’étudier cet aspect devenu important de la vie musulmane en France, Dounia Bouzar (qui a fait ses premières armes au service d’un bureau d’études de la police) en fait un signe de « républicanisme ». Pauvre République ! Et « pauvre Islam », comme soupirait le regretté Hamidullah quand il ne voulait pas s’étendre sur les dérives affairistes de la mosquée Dawa, qui ont conduit son « imam-recteur » devant la 17° chambre du tribunal de Paris, où Mgr Gaillot est venu manifester sa fidélité en amitié plus que l’esprit de justice qui sied mieux à un homme de Dieu.


Le problèmes des orateurs musulmans

Posent problèmes aussi les orateurs musulmans ( y compris Tarek Ramadan pour qui les passages à l’écran semblent constituer une fin en soi), qui prescrivent de réformer le Coran, ou de ne plus se référer à la Sunna du Prophète comme le prescrivent des « coranistes » comme Adnan Ibrahïm, dont les idées sont « vendues » par Marquart, un expert-ès-communication, dont la bonne volonté culturelle est certaine, mais qui n’est pas islamologue. Ce Français converti à l’islam s’était exilé aux Etats-Unis où il a sans doute découvert l’islamologie méfiante des néo-conservateurs. Il avait été le communicant du fameux Soros à qui est attribué un rôle actif dans l’effondrement, à la fin des années 90, des économies islamiques de Malaisie et d’Indonésie.

Pour mieux se faire admettre dans les milieux musulmans, ces apprentis-réformateurs du Coran citent Malek Bennabi , sans s’aviser que toute l’œuvre de ce grand penseur (qui a écrit ses principaux livres en France) a été qualifiée de « programme de réforme de l’homme musulman moderne ». Avant d’utiliser le prestige de Bennabi à des fins douteuses, ces candidats à la « réforme » devraient, méditer ses dures critiques de la morgue des « intellectomanes », qui se lancent dans la « boulitique ». Ce mot emprunté à l’arabe dialectal sert à désigner une caricature de la politique, faite de gesticulations, de déclarations démagogiques et de mythes. Cela les aidera sûrement à réussir leur propre réforme intérieure qui leur permettra peut-être d’avoir l’humilité qui sied au véritable homme de science et à l’authentique homme de religion. Quand ils se donneront la peine de lire son premier livre « le Phénomène Coranique  » (Nahda, Alger, 1947), ils verront qu’il ne cherchait pas à changer le Coran. Sa méditation du Livre inaugural (et inchangé) de l’Islam lui a inspiré une méthodologie de la réforme de l’homme musulman et de la société musulmane.


Les apprentis réformateurs

Certains parmi ces « réformateurs  » poussent l’outrecuidance jusqu’à vouloir mettre la « réforme » sous l’égide d’Alain Finkelkrault. Alors que ce philosophe médiatique n’a même pas essayé de devenir un interlocuteur du rabbin Eisenberg, qui anime depuis des décennies l’émission « A Bible Ouverte », sans éprouver le besoin de céder aux modes médiatiques comme le font ses plus jeunes homologues musulmans. Ceux-ci font penser à la réflexion de Maurice Clavel sur « la religion qui s’excuse d’être religieuse ». Souvent, les nouveaux animateurs de l’émission dite islamique donnent l’impression d’être à la recherche, sous prétexte de laïcité, d’une nouvelle religion qui donnerait satisfaction à ceux qui fixent la norme de « l’Islam médian » (celui des médias). Les discours des tout nouveaux apprentis-réformateurs de l’Islam (que les journalistes prennent pour de l’Ijtihad ou de l’islamologie) apportent des cautions « islamiques » aux ténors de l’islamophobie, comme l’a montré récemment A. Finkelkrault qui , dans un débat avec Ghaleb Benchieikh, et en réponse à la question « qu’est-ce que l’Islam ? », a lu des déclarations de « musulmans » persuadés que l’apologie d’Israël serait un gage d’intégration en France. Ces dramaturges, essayistes et journalistes d’origine maghrébine avaient choisi de ne rien dire de l’Islam. Mais quand ils ont décidé d’en parler, ils servent aux médias un discours qui ne relève ni de la théologie, ni de la philosophie, ni de l’histoire, mais de « la haine de soi », si bien étudié dans d’autres contextes par Levinas.

Quand les « coranistes expliquent aux médias qu’on peut cesser de se référer aux hadiths du Prophète (que le Coran cite pourtant comme un « modèle excellent » pour les croyants), on ne trouve personne pour répercuter l’objection empruntée au « Kitab al Waraqat ». Dans cet abrégé des « Oçoul al Fiqh » (Fondements du droit) – dont j’ai édité et préfacé la traduction il y a quelques années – Djouwéini explique qu’une catégorie de hadiths du Prophète peuvent, dans l’ordre d’importance, passer avant certains versets coraniques.

Ces assauts contre l’islam (l’islamisme n’étant qu’un prétexte) semblent trouver une caution apparemment scientifique dans la nouvelle chaire sur le Coran créé récemment au Collège de France. Dans sa leçon inaugurale le titulaire de cette chaire a refroidi les très nombreux auditeurs barbus venus des banlieues, quand il a promis de publier le « Mushaf scientifique » (sic). Le Coran que lisent les musulmans depuis 15 siècles lui paraissant fort contestable. Fasse le Ciel que ce nouveau Livre « saint », qui se réclame de la Science, ne soit pas imposé par quelque futur « organisateur » de l’Islam aux imams français et francophones qui seront formés conformément au Madhhab que T. Oubrou promet à ses interlocuteurs (et protecteurs laïcistes), pour enseigner « la religion civile ( ?) bien française ».

Si ces excentricités occupent le champ médiatique, c’est bien parce que les projets d’ouverture d’un « espace d’expression scientifique et intellectuel de l’islam » proposés par Ali Mérad (un réformiste qui n’aurait pas fait de fixations sur le voile) et le regretté Mohammed Arkoun (un vrai conciliateur de l’Islam et de la laïcité, la vraie) ont été mis en échec, avec sinon l’aval, du moins la passivité des « organisateurs » de l’islam. L’un d’eux vient d’expliquer que ces projets relèveraient de «  l’utopie ». Seule la formation (payante) d’imams dans les Instituts Catholiques lui paraissant digne d’intérêt. Or, cette étonnante idée de former des cadres religieux dans des établissements catholiques restés pendant longtemps à l’écart du dialogue islamo-chrétien, est une ruse trouvée par un conseiller à l’Elysée qui a utilisé, selon son propre aveu, cette demande musulmane récurrente comme prétexte pour tenter de régler de vieux contentieux financiers entre l’Etat et l’Eglise catholique…

Les discours sur l’Islam servaient déjà à la pêche aux voix des musulmans naïfs qui croient aux éléments de langage permettant de les amadouer. Ils permettent aussi une surenchère destinée à attirer les votes sécuritaires et islamophobes. Ils dissimulent le détournement du débat sur la formation pour apurer les contentieux avec l’Eglise catholique, sans que puissent réagir les préposés au dialogue avec l’Islam, souvent mal informés sur ces questions transformées en secrets d’Etat.

Dans le même temps, les initiatives qui auraient permis à l’islam familial d’éduquer ses jeunes sont continuellement reportées aux calendes. Et les musulmans qui attirent l’attention sur ces aspects du problème ont rarement droit à la parole publique. Ils risquent même d’être soupçonnés de fondamentalisme dès qu’ils expriment leurs désaccords sur quelque média resté attaché encore au pluralisme. Seuls ont voix au chapitre laïciste ceux qui adhèrent à un « islamiquement correct  » impliquant « la haine de soi », et acceptent que la place de l’Islam soit seulement sur le banc des accusés. Alors qu’il n’y a pas si longtemps, cette religion malaimée avait été invitée officiellement « à la table de la République ». Dans un vrai débat républicain, le laïcisme pourra difficilement revenir sur cette aimable invitation. Mais, compte tenu de sa grande méfiance, il voudrait que l’Islam ne soit admis qu’à la cuisine, et qu’il n’ y accède que par un escalier de service…

Sadek SELLAM


1- Le professeur Hamidullah n’avait jamais eu affaire à la police, depuis sa première arrivée en France en 1932. Mais il a eu droit à une fouille au corps, et un interrogatoire d’une demi-journée dans les locaux d’un service spécialisé qui prit au sérieux les passages des « Banlieues de l’Islam » où l’auteur l’a fait entrer dans « la mouvance de pensée « des Frères Musulmans » ! Aucun chercheur n’a réussi à donner un sens précis à ce concept resté brumeux depuis un quart de siècle.
Par sa médiatisation et quelques confidences mesurées, Kepel a rendu plus facile l’appréciation exacte de son entreprise, à travers les critères définis par Edward Saïd dans « Orientalism ». Le célèbre professeur américano-palestinien avait commencé par s’interroger sur le parti-pris pro-israélien permanent des médias et de la plupart des intellectuels américains. Il a fini par relier l’actualité à l’histoire de tout l’orientalisme dont les liens avec les administrations coloniales furent très forts et durables.
Kepel a installé son entreprise dans le cadre tracé par P. Bruckner dans son « Sanglot de l’homme blanc » (même si cet auteur n’est jamais cité dans les essais du politiste) destiné à donner bonne conscience à tous ceux qui furent des colonialistes ou acceptent les situations néo-coloniales. Il y a quelques mois, sur la LCP, Kepel a cherché à disqualifier tous les arabisants français en attribuant leur manque d’impartialité à leur solidarité avec les Palestiniens. Plus récemment, après le 7 janvier 2015, au cours d’une audition sur les djihadistes devant une commission parlementaire, il déclara devant des députés de base éberlués : « dès que j’ai appris le nouvelle de l’attaque contre Charlie-Hebdo, j’ai tout de suite compris… » (sic). Est-ce sa « rapidité » (ou celle des milieux qui le mettent au courant) qui a permis de jeter en pâture sur BFM-TV, une demi-heure après l’attaque, le nom d’un jeune lycéen accusé d’avoir fait partie du commando, alors qu’il était en classe dans un lycée de Reims ? Puis, Kepel a finement rappelé que ce n’est pas par hasard si le journal du FLN s’appelait El Moudjahid. Est-ce pour étayer son hypothèse (aussi hasardeuse que le lien par lui établi entre « l’auto-radicalistion »( ?) de Merah et le cinquantenaire du cessez-le-feu en Algérie) qu’il a consacré des mois à chercher le nombre de djihadistes algériens ?
S’il s’était souvenu que Bourguiba s’était autoproclamé « El Moudjahid al Akbar »(le Combattant Suprême », et profitant de la crédulité des députés, il n’aurait pas hésiter à présenter le président tunisien comme le grand-père des djihadistes qui partent en Syrie….

2- Mgr Vingt Trois défend une certaine équité envers l’Islam en répondant aux discours médiatiques (qui influencent parfois ceux de certains responsables politiques) comme Emmanuel Todd a apporté, (avec des arguments autrement plus convaincants que ceux de l’islamologie administrative) de cinglants démentis aux thèses des nouveaux spécialistes de la « Question musulmane ». Il y a un grand nombre de musulmans en mesure de réagir à cette vague anti-islamique comme l’a fait Todd. Mais s’ils ne le font pas, c’est en raison du véritable terrorisme intellectuel qui réduit au silence tout musulman qui sortirait de « l’islamiquement correct » tracé par le laïcisme. Il est pour le moins paradoxal que cette incitation des musulmans à l’autocensure accompagne les discours proclamant la liberté absolue et sans limites pour les seuls caricaturistes du Prophète.. A noter que Todd, en bon démographe rompu au maniement des statistiques et au dépouillement des enquêtes, avait été le premier à mettre en doute, dans « le Destin des Immigrés », la scientificité des enquêtes de Kepel qu’il a accausé d’avoir truqué ses échantillons juste pour obtenir une forte proportion d’ « Islam actif ».

3- Faouzia Zouari est une néo-bourguibiste et féministe. Elle crut que Ben Ali était le continuateur du «  Combattant Suprême » et que Leila Trabelsi était un modèle à suivre par les jeunes femmes tunisiennes – et musulmanes. Mais contrairement à beaucoup d’autres, elle n’a pas attendu le 14 janvier 2011,pour découvrir son erreur d’appréciation sur un pouvoir prébendier, népotiste et policier. Il n’en demeure pas moins que ses propos musclés sur « l’affirmation de la République » à l’école, par lesquels elle approuvait tacitement l’interpellation par la police, et à la demande du chef d’établissement, d’un enfant de huit ans, renvoient aux surenchères d’une catégorie de laïcistes arabes qui, après avoir perdu leurs combats dans les pays d’origine, voudraient que la France se substitue à eux et ajuste sa politique à leurs vicissitudes.

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