Les révoltes arabes se poursuivent,
dans la violence
Jean-Michel Cadiot
"Printemps arabe" Page d'accueil Nouveautés Contact

Journaliste à l’AFP, Jean-Michel Cadiot a écrit récemment un livre
qui manifeste sa connaissance du monde arabe
(« Les chrétiens d’Orient »; Editions Salvator).


Un avenir inconnu

Un vent de démocratie continue de souffler comme jamais depuis la fin de l’empire ottoman dans le monde arabe.

Tous les peuples sont concernés. En Tunisie et en Egypte, les dictateurs ont été démis. Au Yémen et en Syrie, c’est une violence inouïe, sans perspective politique. L’intervention de l’OTAN, essentiellement française, lancée depuis plus de deux mois contre le régime libyen, a peut-être évité un bain de sang à Benghazi, la toujours «ville rebelle», mais a engendré de nouvelles tragédies. Là non plus aucune solution n’apparait.
En Palestine, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu a répondu clairement «niet» au président Barack Obama qui proposait, ce qui était nouveau depuis Washington mais pourtant inscrit dans une multitude de résolutions de l’ONU, au retrait israélien de tous les territoires occupés en Palestine en 1967. Quelques jours avant, la commémoration de la «nakba» – l’exil forcé des Palestiniens en mai 1948 – avait été cruellement réprimé.

Enfin, l’assassinat, par les forces américaines d’Oussama Ben Laden, bien au chaud près d’Islamabad et non en danger dans des grottes afghanes, n’a pas encore eu d’impact. Nul ne sait ce que donneront les élections futures promises dans les différents pays. Nul ne sait si les partis islamistes en sortiront vainqueurs. Mais jusqu’ici, la disparition de l’auteur des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, n’a pas eu d’impact sur les populations, sinon sur la forme prise par cette «exécution».

Depuis des décennies

Depuis des décennies, il y avait eu des prémices de révoltes. Des conflits sociaux, même des émeutes de la faim, au Maroc et en Tunisie. Et partout ailleurs, des mouvements de protestation contre les «dictateurs» ou les pouvoirs autoritaires, même si cela était soigneusement tu ou ignoré à l’étranger. «Françafrique» oblige ! Il y avait aussi, souvent confondu, à tort, avec la bataille démocratique, un «réveil islamique», qui exprimait des frustrations, mais montrait une violence et une intolérance religieuse insupportables. Cela dérangeait les régimes en place, en Algérie – qui connut une décennie de guerre civile, à la fin du dernier siècle – en Égypte ou même en Jordanie. Des visées identitaires ou séparatistes au Soudan, ce dernier pays venant de se scinder, au Yémen, qui risque de faire de même alors qu’il a été récemment réunifié, et Bahreïn, où la majorité chiite est exclue.

Il y a aussi les régimes autoritaires, comme la Syrie, – plusieurs centaines de morts victimes de la répression ces dernières semaines – la Tunisie, l’Égypte encore, Oman. Et aussi l’Irak de Saddam Hussein, dont le régime a été balayé par une invasion étrangère, américano-britannique, ce qui a mené le pays à l’abîme, avec près d’un million de morts selon la seule enquête minutieuse, celle du magazine britannique Lancet. La moitié du million de chrétiens sont en exil. La démocratie ne s’impose pas par la force. Et la démocratie à l’occidentale, aussi sacrée qu’elle soit pour nous, n’est pas transposable telle quelle. La preuve : des élections ont bien lieu en Irak. Mais les partis représentent des communautés, non des idées. Quelle croisade!

Tunisie, Egypte... Algérie

En décembre 2010, tout avait changé. Les évocations des splendeurs omeyades ou abbassides, le rejet de l’Occident, non plus que les émules d’Al-Qaïda ne sont à l’ordre du jour.

Tout est parti très vite. Personne, non personne, ne s’y attendait, en tout cas aussi vite, aussi fort.

Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un jeune marchand de rue de Sidi Bouzid, à 260 km au sud-ouest de Tunis proteste parce que la police de Ben Ali lui confisque violemment sa marchandise. Humilié, désespéré, il s’immole. Il meurt le 4 janvier 2011, plus de 5.000 personnes assistent, révoltées, à ses obsèques.

C’est de début du «printemps arabe». Ce sont surtout des jeunes qui manifestent dans tout le pays, pour la liberté de la presse, une justice indépendante, l’égalité dans l’enseignement, le logement, l’emploi, la justice sociale. Des revendications justes, normales, universelles. Et en Occident, un débat, abject, se fait sur le thème de l’adaptabilité des peuples arabes à la démocratie! Les internautes tunisiens prennent des risques insensés. La répression est impitoyable, et du 8 au 10, plus de 50 manifestants sont tués, notamment à Kasserine (centre-ouest), à Regueb, près de Sidi Bouzid. Ben Ali dénonce les «terroristes». Mais voyons... Il promet vaguement des emplois. Mais les révoltés ne veulent plus du dictateur qui prend lâchement la fuite en Arabie saoudite, le 14 janvier. Son Premier ministre Mohammad Ghanouchi croit pouvoir diriger une transition facile. Il est balayé. Mais, si la plupart des hommes ont changé, la bataille démocratique n’est pas achevée, en particulier sur le plan social. Une révolution ne se fait pas en un jour. Un coup d’Etat, si. Et par milliers, des Tunisiens fuient le nouveau désordre, malgré le rêve démocratique, s’embarquant dangereusement vers l’île italienne de Lampedusa. Beaucoup perdent la vie dans un naufrage. Ceux qui parviennent jusqu’à leur rêve, l’Italie, puis Paris, sont déçus, car fort mal reçus. Alors que la Tunisie accueille avec amitié, 300.000 Libyens, la France tente de se «débarrasser» de ces exilés inattendus.

Déjà, l’Égypte – l’Algérie aussi, toujours en éveil, à un moindre niveau – s’était levée. Mais les affaires tournèrent très mal pour Moubarak le 25 janvier, après cinq immolations, une arme suicidaire terrible, qui n’est pas sans rappeler la grève de la faim de Bobby Sands en 1981. Là encore tout va très vite. Le pouvoir fait semblant de ne rien voir, promet des réformes – tiens, pourquoi n’y avait-il pas pensé avant? –et réprime, réprime. Le 1er février, après une semaine sanglante, un million de personnes, des musulmans, mais aussi des chrétiens qui fraternisent, se retrouvent, pleins d’espoir place Tahrir, lieu emblématique de la révolution. Après le massacre de l’Église des Deux Saints à Alexandrie la nuit du nouvel an, un espoir d’apaisement entre musulmans et Coptes se fit jour. Vite déçu par de nouvelles violences quelques semaines après. Le 11 février, Moubarak – et son fils Gamal, à qui la succession était promise – doit à son tour démissionner. Mais il reste au pays, à Charm el-Sheikh. La rue a chassé «ses» dictateurs. Les milliards d’euros volés au peuple sont, pour une grande part bloqués ou restitués. La parole s’est libérée. L’option islamiste, celle-là même qui justifiait le soutien inconditionnel des Occidentaux, notamment les États-Unis et la France à Ben Ali et Moubarak, est, provisoirement du moins, écartée.

Mais il n’est pas sûr encore, hélas que les révolutions tunisienne et libyenne ne soient un jour confisquées. Il manque les cadres, et les options claires des nouveaux dirigeants, ou des anciens – l’Égypte est dirigée par... l’ancien ministre de la Défense, populaire certes, mais longtemps serviteur de Moubarak. La vraie démocratie, dans des contextes religieux et culturels distincts des nôtres reste à préciser, sinon à inventer. La Constitution votée en mars, avec l’enthousiasme des Frères musulmans et la déception des Coptes, non associés à son élaboration, ne répond pas aux aspirations démocratiques.
Si la Syrie et la Jordanie sont également touchées, trois pays sont happés par le mouvement.

Yemen, Bahreïn et Libye

Au Yémen, le 27 janvier, des milliers de manifestants réclament le départ du président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis 32 ans. Comme Ben Ali et Moubarak, il promet des réformes sociales et politiques, des élections libres. La contestation prend de l’ampleur, et le 18, la police tue 52 personnes. Saleh limoge son gouvernement, des militaires font défection. La colère de la population, souvent misérable, ne faiblit pas. Dans la monarchie du Golfe de Bahreïn, les chiites, majoritaires et souvent exploités par le pouvoir sunnite, se rebellent. Tout démarre le 14 février. Les manifestants, très durement réprimés, – des dizaines de morts en un mois – avec intervention de l’armée saoudienne au mépris de tout droit international, ont surtout des revendications sociales. Le chef de l’opposition est d’ailleurs sunnite, et c’est une révolte sociale et politique, et non religieuse.

Mais ils réclament, rassemblés place de la Perle – qui fait revivre les événements de la place Tahrir – soit une monarchie constitutionnelle, soit une République. Las! L’enjeu, au goût de pétrole, est trop important. Ils ne reçoivent aucun soutien... sinon de l’Iran par «solidarité chiite». Fin mars, la révolte continue, jusqu’ici impuissante. Mais c’est surtout la Libye, pays du Maghreb, et de pétrole aussi, où le colonel Mouammar Kadhafi, «bête noire» de l’Occident, est au pouvoir depuis 1969 que le danger est apparu le plus grave. Car l’intervention franco-américaine, commencée le 19 mars avec un mandat de l’ONU, mais sans le soutien de l’Allemagne, la Chine, l’Inde, le Brésil et l’Union africaine – excusez du peu – et vite critiquée par la Ligue arabe, et dénoncée avec force par l’Union africaine, change totalement la situation. Les protestations avaient commencé le 15 février, à Benghazi, – plus de 1.000 km à l’est de Tripoli – devenu le fief des révoltés.

Les rebelles ont peu à peu pris une grande partie du territoire, et l’opinion occidentale s’émeut, à juste titre, demandant une intervention réclamée par les rebelles, parce que la répression est féroce et que Kadhafi, dans plusieurs discours, n’envisage pas une seconde de quitter le pouvoir et promet un bain de sang dont il rend responsable à l’avance «Al-Qaïda» et les Occidentaux...

Les conséquences ont-elles été évaluées ?

Depuis l’opération occidentale, l’aviation libyenne est clouée au sol. La «zone d’exclusion aérienne» demandée par l’ONU est réalité. Mais il y a risque de combats terrestres, d’opérations kamikazes ou d’action des pro-Kadhafi en Europe... Or le mandat de l’ONU exclut une action terrestre. L’Italie, qui avait conquis la Libye en 1911, il y a très exactement un siècle, prend ses distances. Elle se sent coupable d’un passé pas si lointain.
Fin mai, non seulement le Conseil national de Transition n’a pas réellement progressé dans sa marche. Mais la guerre s’enlise.

Comme tous, les chrétiens sont partagés sur cette action. La paix civile bien sûr; elle est indispensable. La fin d’une terrible, scandaleuse répression, c’est absolument nécessaire. L’Eglise catholique n’a, à aucun moment, justifié cette opération hasardeuse qui a aussi pour résultat des attaques incessantes contre les travailleurs venus d’Afrique sub-saharienne en Libye, et dont les rebelles veulent se «venger». Il est bon que l’ONU décide de protéger les populations. Mais tant de questions se posent: une solution «africaine» n’était-elle pas possible? Le remède ne sera-t-il pas pire que le mal? Quid des pays africains que Kadhafi aidait dans la construction de routes et d’hôpitaux, ce Kadhafi qui finançait tous les mouvements anti-apartheid quand les Occidentaux soutenaient le régime d’apartheid? Kadhafi est peut-être «fou». L’était-il quand M. Sarkozy l’a reçu avec un faste inouï fin 2007? Pourquoi la Libye et pas Bahreïn, les motivations, par exemple d’un président français, inspiré par un écrivain aux indignations sélectives, Bernard Henri Levy, et qui pense qu’une guerre pourrait l’aider à se faire réélire, sont-elles claires?

Les conséquences de l’engagement ont-elles été évaluées? A ces questions, aucune réponse qui tienne jusqu’ici.

Les palestiniens toujours oubliés

Parmi les 22 pays de la Ligue arabe, il y a la Palestine. Pourtant, ce n’est pas un état reconnu, en tout cas il n’a à l’ONU qu’un siège d’observateur. Les Palestiniens, musulmans et chrétiens, ont en majorité pris la route de l’exode en 1948, 1967, et depuis. Ils sont toujours, de facto, occupés. Israël, pourtant créé par l’ONU, peut violer toutes les résolutions sans être le moins du monde inquiété. La France de Guy Mollet lui a donné l’arme nucléaire. Et l’actuel Premier ministre, Benjamin Netanyahu, entend poursuivre la colonisation, tandis que Gaza, tenue par le Hamas et la Cisjordanie, dépendant de l’Autorité palestinienne, sont désunis politiquement. Un accord vient de sceller leur réconciliation. Mais Israël n’en veut pas, et demande à Mahmoud Abbas de choisir: se réconcilier avec le Hamas ou reprendre les négociations avec Tel Aviv. Ils peuvent être amers les Palestiniens! Le Conseil national de Transition libyen a été reconnu par la France quelques jours après sa création. Il a fallu plus de 20 ans pour que la France reconnaisse l’OLP! Et qui oserait parler de «zone d’exclusion aérienne» protégeant les civils de Gaza? Quelques heures après les bombardements israéliens qui ont fait 400 morts, surtout des civils selon l’ONU, dans cette ville-prison, la ministre israélienne des Affaires étrangères Tzipi Livni a été reçue, hilare, à l’Élysée, force bises à l’appui, par M. Sarkozy.

Bien sûr, Israël présenté comme le seul État démocratique de la région – il l’est, mais seulement pour ses citoyens, non pour des millions de légitimes habitants interdits de retour – se réjouit de ces révoltes, qui montrent crûment la vraie nature de certains régimes arabes. Il apparait comme un pôle de stabilité, de liberté. Et – ouf ! – l’Égypte s’est engagée à respecter le Traité de paix signé en 1979! C’était la seule chose qui comptait aux yeux de Tel Aviv, Washington et Paris.

Pourtant, les Palestiniens ont droit aussi à la démocratie. Mais manifester contre qui? Contre Mahmoud Abbas? Il est peut-être corrompu, mais sa marge de manœuvre est infime devant la puissance israélienne. Le moindre écart, et il sera comme Arafat confiné à la Moqqata. Promis à la mort certaine. Le droit des Palestiniens, totalement oubliés dans cette affaire par les grands médias, – comme s’ils vivaient en démocratie ! – est aussi inaliénable que celui des Israéliens et des autres peuples arabes. Ce printemps arabe se présentait magnifique. Mais nous, chrétiens et musulmans, devons agir pour qu’il n’écarte personne – pas les Bahreïnis, pas les Yéménites, pas les Palestiniens – agir pour que la nouvelle guerre de Libye s’arrête au plus vite. Après, aux peuples de prendre leurs responsabilités. Mais celles de ce qu’on appelle parfois trop facilement «la communauté internationale» sont aussi immenses. Les résolutions de l’ONU doivent être appliquées de façon équitable, et non seulement selon les amitiés et humeurs changeantes de certains dirigeants.

La démocratie, disait Marc Sangnier, c’est le plus haut degré de conscience et de responsabilité du citoyen. La conquête de la démocratie par les peuples arabes relève de leur conscience et de leur responsabilité. Mais aussi de la nôtre, tant les puissances occidentales se sont ingérées, depuis près de deux siècles dans les affaires de ces pays, en les colonisant ou en s’accaparant leurs richesses.

Jean-Michel Cadiot, juin 2011


Retour au dossier "Printemps arabe" / Retour page d'accueil