Les catholiques et la justice
Michel Jondot
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Il a fallu attendre le Concile Vatican II
pour que l'Eglise reconnaisse que les sociétés humaines
sont capables de construire une justice
digne d'être respectée par tous,
y compris par les catholiques.


Une vision antique de la justice

Qu'il soit considéré comme hérétique, celui qui pense que l'autorité ecclésiastique doit se soumettre aux lois d'un pouvoir séculier. Une loi ne peut être considérée comme juste si elle est promulguée par une autorité qui ne tient pas son pouvoir d'en-haut. Seule une société parfaite, comme l'Eglise catholique qui honore les droits de Dieu, peut déléguer à un prince ou un chef d'Etat le pouvoir d'édicter les règles à observer pour qu'une société soit juste. Aussi convient-il que chaque état se garde de croire qu'il est à l'origine de la justice. La source des lois est en Dieu ; l'Eglise catholique a reçu, par Jésus, l'assurance qu'elle était la société assistée de l'Esprit et qu'elle avait pour mission d'instaurer le règne du Christ.

Que les responsables des pays soient soumis à l'Eglise qui leur transmet le pouvoir du Christ et qu'ils fassent advenir une société où chaque sujet rendra au Dieu de Jésus l'honneur qui lui est dû. Ainsi on hâtera le jour où le Seigneur des chétiens sera définitivement maître de l'histoire et fera justice à chacun.

Pour ce faire, il convient d'écarter du pouvoir tout ce qui n'est pas soumis à l'Eglise : les protestants, bien sûr et, à plus forte raison ceux ou celles qui appartiennent à un culte non-chrétien. Tout ce qui n'est pas catholique devrait être banni d'une société humaine si l'on veut qu'une vraie justice s'y instaure. Et, bien sûr, il ne faut pas laisser s'exprimer toutes sortes d'opinions qui, sous prétexte de liberté d'expression, entraînent nécessairement à l'immoralité.

8 décembre 1864 : le « syllabus »

A part les disciples de Monseigneur Lefebvre, il n'est plus guère de catholiques pour tenir des propos pareils. C'était pourtant la doctrine officielle de l'Eglise, 75 ans après la Déclaration des Droits de l'Homme. Le 8 décembre 1864, le Pape Pie XI publiait un catalogue d'erreurs (le « syllabus ») pour défendre une vision à laquelle devait se soumettre tout pouvoir humain.

Comment comprendre pareille position ? Certes, on peut tenir compte du fait que l'héritier de Pierre était dépossédé des Etats Pontificaux sous l'effet des idées modernes. L'idée de nation conduisait à écarter tout ce qui pouvait entraver l'unité de l'Italie et à annexer les Etats Pontificaux. Pour défendre son autonomie par rapport au pouvoir temporel, on peut comprendre que le pape ait combattu ces notions démocratiques sur lesquelles s'appuyait une politique dont l'Eglise, institution de la foi, faisait les frais.

Ces raisons politiques s'appuyaient aussi sur des principes théologiques avec lesquels il est difficile de transiger. Il est bien vrai, d'une part, que le chrétien cesse d'être disciple de Jésus s'il ne voit pas en ce dernier la Révélation de Dieu ; son message se veut universel. « Tout a été créé par lui et pour lui, au ciel comme sur la terre, les êtres visibles et invisibles... Et voici qu'il est la tête de ce corps qui est l'Eglise, le chef, le premier ressuscité ; ainsi tient-il en tout la première place. Le Père a voulu faire résider en Lui toute la plénitude ». Ces propos de St Paul, dans l'épître aux Colossiens, faisaient dire à Irénée, au IIème siècle, à une époque où l'Eglise n'avait aucun pouvoir sur la société : « Le Dieu fait homme récapitule en lui tout l'univers : il est le Chef des êtres spirituels et invisibles. Il a aussi pleins pouvoirs sur les réalités visibles ; car toute autorité appartient à Celui qui s'est constitué Chef de l'Eglise, attirant à lui l'univers entier.»


Le danger du totalitarisme

Corrélative de la Révélation reçue en Jésus, la foi est adhésion au message. C'est elle qui rend juste, si l'on se fie, là encore, à l'enseignement de Saint Paul : en révélant le mystère de Dieu, Jésus fait grâce. Par-delà tous les mérites que nous vaut l'observation de la loi, l'homme ne peut se considérer comme juste que dans la mesure où il est rendu tel gratuitement, par Jésus. La lettre de St Paul aux Romains développe amplement ce thème.

Qu'est-ce que l'Eglise, dans ces conditions? Elle s'avère la société qui, détenant la Révélation, se doit d'accroître son pouvoir ; ainsi la justice, qui ne peut venir que de Dieu, doit s'étendre jusqu'au bout du monde pour réunir tous les hommes en un seul ensemble. Ouverture sur l'universel et accueil de la grâce à laquelle on accède par la foi sont les piliers sur lesquels Pie XI pouvait s'appuyer pour justifier ses condamnations de la démocratie.

Comment se fait-il qu'un siècle après le Syllabus, lors du Concile Vatican II, l'Eglise modifiait totalement l'image qu'elle avait d'elle-même ? Loin de défendre son devoir d'imposer sa vérité à tous, elle prônait la liberté de conscience. Elle affirmait que le pouvoir civil, loin d'avoir à lui être soumis, avait pour tâche de protéger la liberté de chaque individu et d'exprimer ouvertement les opinions conformes à sa conscience personnelle, qu'elle soit catholique ou musulmane, protestante ou juive, croyante ou athée.

Les leçons de l'histoire

Une brève évocation historique devrait aider à comprendre la cohérence chrétienne en matière de justice.

Lorsque l'Empereur Constantin se convertit au christianisme, il adopta le droit romain pour l'imposer à l'Eglise. Ce faisant, il se considérait investi d'une fonction spirituelle et il faisait du christianisme la religion de l'Etat. Mais qu'est-ce qu'une justice qui voit se creuser des écarts affligeants entre les riches et les pauvres ?Des théologiens - on les appelle les Pères de l'Eglise - s'insurgent :

« A l'affamé appartient le pain que tu mets en réserve ; à l'homme nu, le manteau que tu gardes dans tes coffres  ; au va-nu-pieds, la chaussure qui pourrit chez toi ; au besogneux, l'argent que tu conserves enfoui. Ainsi tu commets autant d'injustices qu'il y a de gens à qui tu pourrais donner ».

Ces mots laissent percevoir une autre justice que celle qui est définie par le droit officiel ; ils ont été écrits par Basile, au IVème siècle, un théologien fameux qui influencera toute la tradition chrétienne. Jean Chrysostome, à la même époque, s'insurge contre les richesses qui entourent le pouvoir des princes même lorsqu'ils construisent des églises splendides : « Tu fabriques une coupe d'or et tu ne donnes pas une coupe d'eau ! En ornant la maison de Dieu, veille à ne pas mépriser ton frère affligé : car ce temple-ci est plus précieux que celui-là ». Avec l'apparition d'un droit aux mains d'un Empereur chrétien, des baptisés inventent des manières de vivre nouvelles, par protestation : ce sont les moines ; ils renoncent à posséder quoi que ce soit et vivent à partir des biens mis en commun. Une pensée s'élabore à partir de cette prise de conscience. L'injustice est inséparable de la production des richesses. Cela signifie que la nature humaine ne peut, contrairement à ce que pensait la philosophie antique, à elle seule, déboucher sur la justice. Les lois qui la composent sont déformées : elles doivent être redressées par la grâce dont l'Eglise est dépositaire. Ainsi se mettait en place un fonctionnement où les détenteurs du pouvoir temporel se soumettraient aux injonctions du pouvoir spirituel.


Justice et droit naturel

Plusieurs tournants, dans l'histoire de la chrétienté, ont marqué la conscience chrétienne. Le XIIIème siècle a vu François d'Assise qui, devant le nouveau type de rapports humains qui s'instaurait dans une société marchande, témoigne, par sa vie et ses engagements, à la manière des Pères de l'Eglise d'autrefois, d'une autre justice que celle qui commandait les relations de son temps. A la même époque, Thomas d'Aquin, admet un droit révélé par Dieu. Mais il le distingue, grâce à la redécouverte des auteurs anciens, Aristote en particulier, du droit naturel ; celui-ci est lié à la nature humaine, immuable par définition et s'imposant à tout homme, quelles que soient ses convictions et sa foi.

Cette affirmation serait précieuse lorsqu'au XVIème siècle, avec la découverte des Amériques, il faudrait faire face à des populations absolument étrangères à la justice européenne. La tentation était grande de les soumettre par la force sans leur donner d'autre choix que la mort ou une vie d'esclave sanctifiée par un baptême censé procurer la justice accompagnant la foi. Dans ce contexte, la notion de Droit naturel élaborée par Thomas d'Aquin donnait à des hommes comme le dominicain Bartolomeo de las Casas les arguments pour considérer comme injuste le sort accordé aux populations du Nouveau Monde. Après les abus que l'on sait, il devenait clair que tout individu, même s'il était hors de l'Eglise, avait les mêmes droits à la vie et à la liberté de croire que les chrétiens. Dieu, sans doute, préfère un Indien vivant et libre à un esclave, fût-il baptisé, disait à peu près Las casas.

Les philosophes du XVIIIème siècle n'ont plus besoin de la grâce; il suffit de faire appel à la raison pour élaborer une législation qui accorde à chacun son droit. Si la Révélation n'est plus utile pour redresser les insuffisances d'une justice humaine, la source du pouvoir change du tout au tout. L'idée de nation se substitue à celle de royaume. Le monarque tenait son pouvoir de Dieu que l'Eglise lui transmettait. Désormais chaque individu transmettra, par la voie du suffrage universel, son propre pouvoir aux gouvernants. Ces derniers s'efforceront, en légiférant, de respecter « la volonté générale » pour que prenne corps une société harmonieuse.

Vatican II : les Droits de l'Homme

«Plaisante justice qu'une rivière borne », disait Pascal. Il est bien vrai que, même soumise comme autrefois, à la vigilance des institutions ecclésiastiques comme le réclamait Pie IX, l'élaboration des lois n'est jamais achevée. S'appuyer sur la nature humaine pour en dégager des droits qui seraient universellement valables à toute époque s'avère un leurre. L'Eglise, lors du Concile Vatican II, s'est ralliée à la Charte des Droits de l'Homme parce qu'elle y reconnaissait l'expression des lois attachées à une nature voulue par Dieu. N'y a-t-il pas illusion à considérer comme universels des droits qui, l'histoire le prouve, sont sans cesse mouvants alors que la nature, par définition, est immuable ? On se réclame de La Charte des Droits de l'Homme pour revendiquer des droits nouveaux : droits de l'enfant, droits de l'homosexuel, droits des handicapés. La Déclaration de 1948 s'affirme universelle. Que peut signifier le mot si elle est ainsi soumise aux changements?


«Plaisante justice qu'une rivière borne !»

En réalité, on gagne à considérer la justice humaine - et les lois qui la permettent - comme la capacité qu'ont les personnes de vivre ensemble : le pouvoir de parler, de s'interroger, de se répondre, de s'entendre et de s'allier. Ainsi se dessinent des accords, des lois, qui constituent, pour ceux qui y souscrivent, des ensembles particuliers à l'intérieur desquels une convivialité est possible. Transgresser ces lois conduit à sortir de la justice. Mais le mot de Pascal nous avertit : les ensembles que nous sommes capables de composer sont particuliers. Ils ont leurs limites, leurs bornes. Ce qui retenait l'Eglise, lors du Syllabus, d'entrer dans la nouvelle conscience qui s'imposait en Europe, avait sa racine dans sa volonté d'universalité qu'elle voyait menacée par la nouvelle morale des Droits de l'Homme. En réduisant l'horizon humain à celui d'une nation, fût-elle démocratique, on risquait de sombrer dans le nationalisme. Le danger existe, en effet, de confondre l'ensemble particulier que des lois définissent avec la totalité humaine. Le XXème siècle a manifesté que lorsqu'on fait d'un ensemble particulier un tout, on sombre dans le totalitarisme qui engendre la violence. Tout ce qui n'entre pas dans cet ensemble est considéré comme le mal ; il doit être ou détruit ou assimilé, rendu semblable. On nie ce qui est autre en le diabolisant.

«Pour la multitude»

L'Eglise, sans doute, a raison de vouloir sauver l'universalité. En Jésus, le chrétien reconnaît un renouvellement de la loi qui n'est plus limité à un peuple particulier, le peuple juif. Jésus est la Parole par excellence dans la conscience chrétienne. Il est la parole livrée non pour un peuple particulier mais « pour la multitude ». L'Eglise avait sans doute raison de vouloir sauver cette dimension mais elle le faisait, au moment du Syllabus, sans comprendre que, sous pétexte de défendre l'universalité, elle risquait de sombrer dans une certaine forme de totalitarisme. Elle défendait le droit d'assimiler, de « récupérer » tout ensemble humain pour le convertir à elle en le soumettant à ses convictions et en l'englobant dans la foi sous prétexte qu'elle conduit à la justice.

En réalité, l'universalité se manifeste lorsque, rencontrant celui ou celle que nos lois excluent de nos ensembles « bornés », on ne cherche pas à l'assimiler ni à l'intégrer mais à le rejoindre. Nous appelons « charité  », en langage chrétien, cette ouverture qui rend capable de franchir les bornes pour s'ouvrir à autrui et amorcer, par le fait même, un monde où l'un et l'autre se rencontrent. En chacun de nos ensembles humains que bornent des lois particulières, réside cette possibilité de franchir les frontières et de rencontrer autrui en reconnaissant son altérité et en nous tournant vers lui de telle façon que par-delà ce qui nous distingue et sans détruire ce qui nous distingue, nous soyons tournés l'un et l'autre vers une unité d'un autre ordre. L'étymologie du mot « universel  » évoque bien ce mouvement ou l'on est tourné « vers  » cette « unité » entrevue qui ne se confond pas avec l'unité forgeant chacun des différents peuples. Jésus, dit le chrétien, est la parole qui a pris chair et qui, mourant sur la croix, manifeste le débordement hors de la judaïté, faisant, par là-même, dit St Paul, « la paix par le sang de sa croix » (Epitre aux Colossiens 1, 20). Justice et paix : les deux notions sont inséparables, dans le langage biblique.


Justice humaine et dialogue islamochrétien

Cette conception de la justice à laquelle l'Eglise s'est haussée à Vatican II n'est pas sans lien avec le dialogue islamochrétien. Ce n'est pas un hasard si Vatican II a publié en même temps que la Déclaration reconnaissant la liberté religieuse, celle qui concerne les relations entre l'Eglise et les religions non-chrétiennes. La prétention du Syllabus à maintenir le pouvoir de l'Eglise s'accompagnait du refus de cohabiter avec des représentants de cultes non-catholiques. Reconnaître la liberté de conscience et renoncer à tout pouvoir sur la société s'accompagnait de la reconnaissance des autres religions et de leur droit à partager le même espace social. Mieux encore : musulmans et chrétiens sont exhortés « à oublier le passé et à s'efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu'à promouvoir et à protéger ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté ». Derrière les propos et les condamnations du « Syllabus », on entend en sourdine un vieil adage : « Hors de l'Eglise, point de salut ! ». Si la justice ne pouvait être considérée que comme l'art de vivre ensemble en se soumettant aux pouvoirs reconnus par l'Eglise, on mesure la distance franchie lors de Vatican II. La justice devient l'art de franchir les écarts qui risquent de nous séparer pour, dépassant toutes frontières, y compris les frontières religieuses, nous ouvrir ensemble sur un univers à construire. La justice cesse d'être un horizon « qu'une rivière borne ». Elle devient un espace à ouvrir et un monde à construire.

On pouvait justifier les protestations de Pie IX en prétextant qu'il se référait à des principes sur lesquels il n'est pas possible de transiger. Il s'appuyait sur la Révélation : une autorité séculière ne peut se substituer à l'autorité de Dieu qui parle. D'autre part la justice dont se réclame le croyant s'appuie sur la foi en ce Dieu qui, se révélant, fait grâce à celui qui accueille sa parole. En entrant dans la modernité, l'Eglise de Vatican II ne s'est-elle pas écartée de sa vocation première ? L'Eglise de Vatican II n'a-t-elle pas préféré la justice des hommes à la justice de Dieu ? « Vous vous êtes rendus au monde », disaient quelques chrétiens aux clercs qui, après Vatican II se réjouissaient des conclusions du Concile.


La parole s'incarne

En réalité, que prétendons-nous lorsque nous affirmons que Dieu parle aux hommes ? Nous ne séparons pas Dieu du déroulement de l'histoire humaine. Affirmer que Dieu parle n'est pas suffisant; le croyant reconnaît que cette parole s'incarne ; elle a pris chair en Jésus-Christ et celui qui croit en Lui, reconnaît que la vie humaine tout entière est inséparable de cette incarnation. Au commencement, si l'on en croit le langage imagé des premières pages de la Bible, la parole de Dieu sépare la lumière et la nuit, le ciel et la terre, les mers et les continents. Elle fait surgir la vie ; elle met face à face l'homme et la femme. Alors, dans l'entre-deux de la rencontre, la parole prend chair et demeure dans l'humanité. Elle se déploie en distinguant pour mieux les unir ceux qui s'écoutent et se répondent. Autrement dit la parole fait accéder à l'humanité ; elle permet la rencontre, elle fait vivre. « Fais ceci et tu vivras » : ces mots scandent le livre du Deutéronome qui fait loi. Les commandements donnés par Moïse sont inséparables de la manifestation de Dieu en Jésus : « la Loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ » (Jean 1,17).

A bien y réfléchir, l'histoire de la loi, au fil des siècles qu'a connus l'Eglise a cherché son chemin à travers des paroles humaines, celles des Pères de l'Eglise au temps de l'Empire, à travers la vie des saints comme autour de François d'Assise, de Thomas d'Aquin, de Bartolomeo de Las casas et de tant d'autres dont l'histoire a oublié les noms.

L'homme et la femme prennent conscience de leur condition lorsqu'ils se laissent prendre au travail de la parole. Le chrétien y reconnaît le don de Dieu, la grâce. Celle-ci est à l'Suvre lorsque, nous laissant emporter par son élan, nous sortons de nous-mêmes et de toutes les prisons dans lesquelles nous nous enfermons. Les lois elles-mêmes, Jésus nous l'enseigne, peuvent être des carcans.

Michel Jondot



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