« Le Petit Nanterre »
Nedjma Belhadj
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Nedjma Belhadj, une sociologue d’origine maghrébine, fait un travail d’animation dans un même quartier depuis quarante ans. Elle a fondé l’association « Nahda » qui a su s’appuyer sur différentes expressions artistiques pour promouvoir la fraternité dans un milieu défavorisé. Elle a fait l’expérience que les différents arts ne sont pas au service d’une classe privilégiée ; ils favorisent la paix sociale.

Tu fais un travail d’animation en un même lieu depuis des dizaines d’années. Peux-tu nous décrire le milieu où tu vis ?

Ce qu’on appelle « Le Petit Nanterre » est un espace à l’écart de la ville, séparé non seulement géographiquement mais socialement. La Maison Départementale est là ; les différents exclus, les sans-abris s’y réfugient. La population est d’origine ouvrière : des usines ont fermé leurs portes mais les travailleurs sont demeurés sur place. Ainsi, il s’agit d’un quartier populaire qui se transforme de jour en jour. Un bidonville important où résidaient des immigrés a été détruit dans les années 70 ; ses habitants ont été relogés sur place. S’est ainsi constituée une population mixte. J’ai commencé à travailler au « Club des Canibous » dont le Président était Eugène Claudius-Petit. Celui-ci promouvait des structures telles que ce Centre social pour les jeunes dans les années 60 et 70. Elles devaient intégrer différentes populations y compris celles issues de bidonvilles. Les « pieds noirs » venus d’Algérie les ont rejointes ainsi que de nouvelles vagues d’immigration.

Une mosquée, créée par les habitants à la fin des années 80, voisine avec l’église Ste Catherine, une communauté chrétienne peu fournie mais très vivante.

Avec l’association Nahda, dont tu es la fondatrice, tu as fait des expériences d’animation intéressantes. Peux-tu en parler ?

Dans ce quartier j’ai introduit, dans les années 80, la musique arabo andalouse. J’avais fait venir un spécialiste : Rachid Guerbas. Il fait autorité en la matière. Malheureusement cet art original n’a pas sa place dans les conservatoires sauf à Bourges où Rachid a créé son école. On avait ouvert des ateliers, le mercredi et le samedi. On y venait de partout : des gens de toutes origines y côtoyaient des enfants maghrébins et des femmes du quartier. La communauté chrétienne s’y intéressait. C’était un excellent instrument de communion interculturelle.

La musique arabo andalouse a une dimension spirituelle : elle sert de support à des chants dont les paroles célèbrent l’amour sans qu’on sache s’il s’agit de l’amour humain ou de l’amour divin. La beauté humaine et la beauté de Dieu y sont célébrées en même temps. Les confréries soufies ont permis la conservation et la transmission de cette musique et de ces poèmes. Venue d’Arabie, elle a voyagé et s’est enrichie au fur-et-à-mesure de son déplacement. Arrivée au Maghreb  ; elle aurait remonté en Espagne. Rencontrant la musique espagnole, elle a fait naître ces rythmes originaux. Elle reste très populaire. Ses rythmes et ses instruments ont fait naître, par exemple, le Chabbi algérien.

Cette musique n’est pas propre à un peuple particulier mais à différents pays arabes. Elle a aussi une dimension universelle.

Comment ce recours à une expérience artistique fonctionnait-il ?

On faisait des cours pour enseigner la façon d’utiliser les différents instruments. On organisait même des cours d’arabe pour entrer dans les textes des chants. Il s’agissait de rassemblements collectifs, quand tout le groupe chantait en chœur ; il s’agissait aussi de rencontres individuelles pour amener chacun à participer à ce que nous appelions « la chorale ».

Nous avons fait des tournées en région parisienne. Nous avions organisé une exposition (« visages de l’islam ») qui s’était déplacée en différents lieux (Issy-les-Moulineaux, Chatenay-Malabry…). C’était chaque fois l’occasion de donner des concerts.

A qui s’adressait cette animation ?

D’abord à tous les habitants du Petit-Nanterre, enfants ou adultes. Mais on venait de Paris et de tous les coins du département pour nous écouter. Les chrétiens découvraient un visage de l’islam particulièrement séduisant. Ces rencontres étaient merveilleuses. Ce temps-là a disparu et j’en garde la nostalgie. Nos initiatives étaient contagieuses et des amis d’amis venaient se joindre à nous : peintres, calligraphes. Abdallah Akar était là. C’est lui qui a peint une fresque dans un coin du quartier qu’on appelle « Le Potager ».

On voyait naître une proximité sociale très grande. On faisait connaissance et l’affection entre tous et particulièrement entre chrétiens et musulmans était grande ; l’ambiance était exceptionnelle. Cette musique faisait naître une véritable communion. Chacun appréciait « la chorale » à sa façon. Le propre d’une grande chose c’est de pouvoir être reçue par les personnes les plus différentes, qu’elles soient petites ou grandes, lettrées ou analphabètes. Ceci ressemblait un peu à la façon dont je conçois la beauté du Coran : chacun peut le recevoir en fonction de sa sensibilité. Chacun se l’approprie à sa manière et personne n’a le droit d’imposer à l’autre la façon de le comprendre.

Pour illustrer l’ouverture que rend possible une pareille expérience, il faut mentionner un épisode magnifique qui remonte à 89 ou 90. Il fallait trouver un endroit pour enregistrer une cassette. Le Père Cholet nous a ouvert en grand les portes de la crypte de la cathédrale. Ce fut un moment merveilleux ! Des petits Maghrébins rencontraient des musiciens experts et chantaient avec eux.

Tu as été amenée à évoluer. Comment réagis-tu dans le contexte actuel ?

La culture musulmane est profondément humaine. C’est pourquoi notre association refuse de s’enliser dans le social, même si chaque jour, désormais, tout nous y conduit. Les gens vivent des situations terribles. Mais Il faut être très vigilant : sans culture on ne peut sauver ceux qui souffrent.

L’association a changé à cause de la multiplication des problèmes sociaux. Nous avons créé ce que j’appelle un « café social et culturel ». Je dois constamment y rappeler que l’objectif est culturel tant la tentation est grande de sombrer uniquement dans le social. Nous travaillons avec la Maison de la Musique et le Théâtre des Amandiers. Cette structure est aujourd’hui répertoriée officiellement comme un lieu culturel. Il s’agit d’un espace ouvert où tous les jours se déroule une activité avec les habitants d’un foyer Sonacotra de 220 travailleurs migrants. On propose des ateliers divers : jeux de société, atelier informatique, atelier « mémoire ». Ce lieu s’est ouvert grâce à la collaboration de plusieurs personnalités. Cela a coûté cher : il a fallu aménager un lieu de 100 m² ; plusieurs fondations ont fait des dons pour le financer. En permanence on propose des expositions ; en ce moment il s’agit d’une exposition sur la peinture. Une fois par mois nous proposons une activité culturelle : pièce de théâtre ou concert. Le Théâtre des Amandiers nous a proposé des spectacles. Grâce à ces activités le foyer est ouvert sur la ville et acquiert une visibilité qu’il n’avait pas.

A l’heure actuelle nous organisons ce qu’on appelle « une chaîne de mots » ; ce sont des mots choisis par les résidents pour évoquer leur histoire en France. Ces mots ont fait naître des expressions d’art plastique avec une architecte (Léo Nardis). C’est elle qui avait conçu l’aménagement du cadre où elle continue à travailler. Elle est très sensible à la dimension culturelle de l’association. Elle a produit plusieurs expositions. Chacune de ces manifestations est l’occasion d’une inauguration qui permet de partager ce travail culturel. Nous insistons beaucoup sur l’importance du partage. Il nous est arrivé de refuser une pièce de théâtre parce qu’elle ne donnait guère matière à échange.

Nous sommes persuadés que chacun des résidents est porteur d’une certaine culture qui doit pouvoir s’exprimer pour l’intérêt général. Nous refusons de nous laisser impressionner par ceux qui parlent de communautarisme pour écarter les expressions des cultures propres au monde immigré. Elles ne renforcent pas le repli mais, au contraire, elles ouvrent sur l’environnement.

Nedjma Belhadj



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