Le grand abîme :
l'argent dans les Evangiles
Michel Jondot
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L'argent permet des relations :
par lui s'opèrent des échanges.
Lorsqu'il crée des écarts, l'honneur de Dieu est bafoué.
C'est Dieu lui-même qui est chassé.
Le chrétien en est convaincu lorsqu'il lit l'Evangile.


Une crise d'une ampleur vertigineuse

Vendredi 20 mars 2009 : la France est paralysée par les grèves; la société tout entière manifeste son angoisse. Le chômage menace; le pouvoir d'achat est en baisse. Combien sont-ils ceux qui ont emprunté pour acheter un logement et qui, bientôt, ne pourront plus rembourser ? Les « restaurants du coeur » sont débordés, le nombre des « sans abri » ne cesse d'augmenter, même parmi ceux qui n'ont pas perdu leur emploi. Les questions d'argent ont toujours été un problème vital mais celui-ci n'a jamais été aussi difficile à comprendre. « Leur ampleur est vertigineuse » nous disait récemment un économiste chevronné que nous consultions. Non seulement la crise économique et financière touche toutes les couches de la société française mais elle a une dimension mondiale. Aux Etats-Unis toute protection sociale s'arrête lorsqu'un travailleur perd son emploi! D'où vient le mal ? La date du 15 septembre 2008 est devenue historique ; la faillite d'une banque américaine révélait une crise dont les causes sont profondes et qui mobilise les Etats du monde entier. Chrétiens engagés dans le dialogue avec l'islam, nous ne sommes pas équipés pour comprendre ces mécanismes mais nous ne pouvons pas nous boucher les oreilles devant les plaintes qui montent des foules ; nous ne pouvons fermer les yeux devant les drames vécus par nos contemporains.

«Faites-vous des amis avec le malhonnête argent.»

Au départ le ton peut paraître grinçant. Jésus met en scène un riche propriétaire dont les biens étaient gérés par un intendant corrompu. Celui-ci, voyant sa malhonnêteté mise à jour, appelle un à un tous ceux à qui son employeur a fait crédit ; il trafique les reconnaissances de dettes pour s'attacher les débiteurs et s'en faire des amis. Ainsi, pense-t-il, des maisons lui seront ouvertes lorsque son patron l'aura licencié. Jésus propose ce comportement de filou comme modèle à ses disciples ! « Faites-vous des amis avec le malhonnête argent » : telle est la leçon qu'il tire de cette histoire.

On pourrait s'offusquer si l'on ne prenait soin d'aller jusqu'au bout du chapitre. Là encore on nous propose une histoire qui donne à réfléchir. Deux scènes se succèdent dont la seconde est l'inverse de la première. Elles ne peuvent se comprendre l'une sans l'autre. Dans le premier acte on nous campe deux personnages : un pauvre, nommé Lazare, couvert d'ulcères et crevant de faim et un riche vêtu de lin précieux et faisant bonne chère. Le pauvre est dans la rue, le riche est dans la maison : la porte demeure fermée. Il suffirait de l'ouvrir pour qu'une vie soit sauvée mais elle reste close. La seconde scène se déroule dans un espace imaginaire que Jésus désigne par l'expression « sein d'Abraham ». Le passage d'un décor à l'autre s'opère par la mort simultanée des deux hommes. Les rôles s'inversent. Le riche est dans une situation infernale et Lazare est à l'honneur, aux côtés d'Abraham. Au premier, tenaillé par la soif et appelant Lazare pour lui humecter les lèvres, Abraham répond en disant : « un grand abîme a été fixé entre nous ». La porte fermée s'avère un abîme !

Entre l'histoire du financier véreux et le drame qui sépare le riche et Lazare, on saisit le contraste ; au départ, par-delà toute valeur des choses et de l'argent, Jésus honore le lien que celui-ci a pu nouer. Au terme il fait apparaître le drame d'une situation où les richesses mettent de la distance.


La dimension mystique des échanges

Cette séparation a une dimension mystique impressionnante lorsqu'on songe au chapitre 25 de St Matthieu. Il s'agit d'une grandiose représentation du fossé creusé entre les humains :

« le Fils de l'Homme viendra dans sa gloire, escorté de tous les anges; alors il prendra place sur son trône de gloire; devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les gens les uns des autres, tout comme le berger sépare les brebis des boucs ; Il placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche. Alors le Roi dira à ceux de droite : "venez les bénis de mon père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé. Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli, nu et vous m'avez vêtu, prisonnier et vous êtes venus me voir". Des propos symétriques seront adressés à ceux de gauche, de façon négative : « J'avais faim et vous ne m'avez pas donné à manger& ». Les uns et les autres s'étonneront : « Quand t'avons-nous vu avoir faim ou soif ? » « Dans la mesure où vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait; dans la mesure où vous ne l'avez pas fait, c'est à moi que vous ne l'avez pas fait.»

«Heureux les pauvres !»

Dans l'Evangile de Matthieu, ces propos sont les derniers que Jésus tient avant d'être pris dans la tourmente qui le conduira à la croix. Ils font écho aux tout premiers mots que l'Evangéliste lui attribue, au début de sa vie publique : « Il les enseignait en disant : « Heureux les pauvres, le Royaume des cieux est à eux ». La pauvreté de l'Evangile n'est pas un mépris de l'argent. Dans le groupe des disciples, l'un d'entre eux tenait les cordons de la bourse. La pauvreté est à comprendre, dans l'Evangile, comme un certain rapport à l'argent. Celui-ci permet d'apaiser la faim et la soif ; il permet de construire pour se protéger du froid. On ne peut plus concevoir de vie en société sans recours à l'argent. Mais il est trompeur et appelle la vigilance. Il permet d'acquérir des biens, certes, mais il met en contact des hommes et des femmes, des peuples aussi, en relation les uns avec les autres. La relation, à en croire l'Evangile, l'emporte sur l'objet échangé comme sur le moyen de l'échange. Nous sommes les uns avec les autres. Aucun ne peut vivre sans les autres. « L'autre nous manque », disait un philosophe, Michel de Certeau. La tentation consiste à oublier que l'on meurt d'être enfermé en soi-même : la vie surgit dans le rapport à autrui. 0n est dans l'imaginaire lorsqu'on se replie sur soi ou sur un groupe et la violence, alors, menace qui conduit à la mort.

«Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent !»

De cela, chacun peut faire l'expérience dans toutes les sociétés humaines. Celui qui adhère à l'Evangile dit plus encore. Lorsque les uns et les autres s'appellent et s'entendent, le chrétien entend la voix d'un autre que Jésus, dès le premier jour de son enseignement - c'était sur les bords du Jourdain - nous apprend à nommer Père. Certes il faut travailler pour avoir de quoi gagner sa vie. Lorsque l'argent passe de la main qui achète le pain à la main qui l'a pétri, entre l'un et l'autre le disciple de Jésus entend la réponse à sa prière puisqu'il demande sans cesse au Père de nous donner la nourriture du jour.

Au milieu du chapitre de Luc que nous avons évoqué, entre l'histoire de l'intendant malhonnête et celle de Lazare et du riche, Jésus a cette phrase qu'il faut garder présente à l'esprit : « vous ne pouvez servir Dieu et l'argent » ; Dieu se manifeste quand nous nous tournons les uns vers les autres; l'argent est un instrument que l'homme a inventé pour opérer ce mouvement. S'arrêter sur l'instrument en oubliant ce qu'il permet, prendre pour une fin ce grâce à quoi s'opère la communication, aimer l'argent plutôt que le lien à autrui qu'il permet revient à écarter Dieu lui-même.

Au moins depuis le 15 septembre 2008 où la banque américaine faisait faillite, hommes et femmes du monde entier sont dans l'angoisse. Une double menace pèse sur les foules : perdre un emploi qui donne accès à une vie digne et être exclu des échanges où chacun fait l'expérience de ses possibilités et nouer des liens sociaux où il s'épanouira. L'angoisse qui se manifeste est l'envers d'un grand désir. En ce monde et en ce temps, le chrétien perçoit, grâce à l'Evangile, un appel venu de Celui que Jésus nomme Père. Il nous invite à faire ce que l'argent livré à lui-même ne peut réaliser : forger des relations fraternelles.
Michel Jondot



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