La vraie... rité
François Matthey
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François Matthey est journaliste au service «France et étranger» du Midi Libre.
L’exercice de son métier lui a appris
quelles qualités sont nécessaires pour découvrir la vérité à transmettre.


Objectivité ou subjectivité ?

La vérité. Une longue quête, comme une soif inextinguible d’absolu vers laquelle on tend le cou, comme une prière aux astres. Rarement un mot aura fait couler autant d’encre et de sang, chaque fois qu’un être veut imposer sa vérité aux autres, sous prétexte qu’elle serait -bien entendu -, la meilleure et l’unique…

C’est dans ce contexte terriblement général parce que tellement humain, que travaille le journaliste. Avec l’ambition chevillée au stylo, au clavier, au micro, à la caméra de retranscrire la vérité objective, la vérité vraie, la vraie… rité.

L’axiome est posé, il est beau, généreux et magnifique comme le chanterait Georges Brassens outre-tombe. Mais qu’est-ce que cela signifie ? L’objectivité peut-elle exister à partir du moment où c’est un sujet, donc forcément subjectif, qui est le relais de l’information ? Ce n’est après tout qu’une paire d’yeux, une paire d’oreilles, des neurones et un cœur qui perçoivent et palpitent, au gré d’un événement. Puis des mains pour tenir une caméra, courir sur un clavier ou tenir un micro pour rendre compte de cet événement auprès ce celles et ceux qui n’ont pas eu la chance ou le loisir d’y assister.

Or, ce cerveau, ce cœur, ils ne viennent pas de nulle part. Ils ne sont pas universels même s’ils y aspirent. Ils sont le fruit d’une longue lignée familiale, culturelle, professionnelle qui les a modelés, façonnés, impressionnés. Ils puisent leur source au creuset d’un terroir, au sein d’un pays lui-même amarré à un continent. Dès lors, comment un journaliste pourrait-il nier cet héritage ? Il le trimballe, qu’il le veuille ou non, dans sa sacoche de globe-trotter au coin de rue d’un fait divers parisien, sur un sentier andin, dans une ruelle de bidonville indien, dans la savane camerounaise, la luxuriante forêt philippine ou une fabrique de tissus chinois.



Le prisme d'une histoire personnelle

C’est forcément avec cet héritage, par exemple, de Corrézien-Français-Européen-fils ou fille de menuisier-d’une famille classique ou recomposée-fils (fille) unique ou de famille nombreuse-célibataire ou en couple-avec ou sans enfant qu’il ou elle sera sur le terrain avec l’ambition du parler vrai. Mais une vérité vue à travers le prisme de sa petite histoire personnelle. Une vérité qui sera donc forcément un tout petit peu la sienne.

Comment analyser ou raconter le colonialisme de la même façon si l’on est soi-même descendant de colon ou de colonisé ? Avoir une vue identique de la guerre si l’on est Américain, fils de pilote de B-52, ou d’une famille viêt-minh fauchée sous la mitraille ? Ecrire sur le World Trade Center avec des mains occidentales ou musulmanes ? Décrire et comprendre la pauvreté si l’on est fils d’avocat parisien ou d’un ancien mineur lorrain ?

Mais alors, cette « vérité journalistique » ne serait-elle qu’une utopie, un miroir aux alouettes, un leurre ? Une expression galvaudée pour se justifier ou se faire plaisir dans les derniers salons où l’on cause ? Peut-être pas. La longue quête de la vérité est en fait celle de l’honnêteté. Elle suppose probablement que l’on commence à ne pas se raconter d’histoire sur soi-même pour éviter d’en raconter ensuite aux autres dans un journal, à la radio, sur un écran d’ordinateur ou de télévision. Si l’on refuse d’abord pour soi-même l’épreuve-vérité d’un rayon laser impitoyable sur notre nature profonde, avec ses cimes et ses gouffres, ses diamants et ses noirceurs, comment retranscrirait-on avec le plus de justesse possible, le portrait d’un artiste ou d’un homme politique, l’état des finances d’un pays, la santé d’une entreprise, la dangerosité ou non de l’énergie nucléaire ou des cultures OGM ?

Mais en même temps, cette longue quête de l’objectivité-vérité suppose aussi, selon moi, que l’on a abandonné en chemin la vieille peau de son orgueil. La mue de ses préjugés, qu’on trimballe tous. Forcément, puisqu’ils sont l’inévitable fruit de notre histoire personnelle. C’est là où intervient l’honnêteté dans la démarche journalistique et elle évite alors de tomber trop souvent dans le piège tentateur et terriblement pervers qui guette tout « passeur » d’information et de nouvelles : vouloir tordre les faits pour les faire correspondre peu à peu à notre petite vérité. Afin qu’ils collent à nos petites idées toute faites. Afin qu’ils viennent en quelque sorte comme en surimpression de nos propres convictions.


"Je dois l'écrire."

Deux exemples personnels.
Reportage en Centrafrique, trois mois après la chute de Bokassa. Ma première vision à l’arrivée sur l’aéroport de Bangui : un beau para français, bien de chez nous, gras et rose à souhait dans son short militaire. De quoi heurter encore un peu plus mon aversion viscérale pour notre néo-colonialisme. Mais après un mois de terrain, à interviewer des dizaines de Centrafricains de tous bords, une « vérité » revient souvent, même dans la bouche d’opposants au régime du président David Dacko inféodé à Paris : si la France s’en va, les Libyens s’implantent aussitôt pour soutenir le Congo voisin, seul régime marxiste de la région. Alors, entre deux maux, on choisit le moindre, la France. Cela heurte mes convictions, mais je dois l’écrire, même si ca me fait mal au cœur et aux doigts, dans le dossier qui sera publié dans le mensuel où je travaille. C’est un fait, ce n’est pas «ma» vérité. Tant pis pour mon petit orgueil, c’est le prix à payer pour notre si beau métier. Le prix de l’honnêteté.

Reportage en Bolivie où les dictatures successives ne sont bien évidemment pas ma tasse de thé. Pas du tout. Un mois à bourlinguer, là aussi, bien loin du monde des hôtels pour riches Occidentaux. Je rencontre un dirigeant de la gauche révolutionnaire. Il me montre les cicatrices de ses tortures en prison et avoue : « Il y a des pays où le peuple n’est pas à la hauteur de ses leaders. Ici, c’est exactement le contraire. » Autrement dit, si la dictature perdure, ce n’est pas seulement à cause de la terreur qu’elle fait régner. C’est la faute aussi aux dirigeants de l’opposition. Comment ne pas l’écrire, même si cela fait mal aux tripes, si l’on veut avoir encore l’honneur de se dire journaliste ?

Mais, bien entendu, la tentation d’agir autrement est terriblement humaine et qui peut oser dire n’y être jamais tombé ? Car, en agissant de la sorte, on cherche tout simplement à se rassurer. Au risque d’une terrifiante dérive : celle de se persuader qu’au final, on était, on est et on sera définitivement « dans le vrai ». Un dieu intouchable de la « vérité révélée ». La nôtre, tout simplement. Parce qu’un journaliste ne saurait se tromper. Voilà peut-être pourquoi certains d’entre eux finissent par devenir juges et procureurs de leurs concitoyens, en oubliant qu’ils ne sont – et c’est déjà une responsabilité écrasante -, que des témoins.

Pour preuve, combien d’hommes de presse admettent leurs erreurs ? Combien de communiqués de trois lignes en bas de page pour corriger l’accusation mensongère ou erronée d’un titre sur 6 colonnes ? Avons-nous, journalistes, conscience de pouvoir tuer avec un stylo, une video ou un micro aussi sûrement qu’avec un revolver ? Assassiner la carrière de quelqu’un, sa réputation, son honneur, sa vie familiale. Parfois, sa vie tout court. Est-il besoin de rappeler les dégâts des soi-disant vérités révélées sur les affaires Outreau et Baudis, encore dans toutes les mémoires ?


L'humilité d'un long travail

C’est probablement au seul prix d’une humilité incontournable que l’on peut alors partir sur le terrain du fait divers, sportif, politique, social, économique, culturel ou international avec le plus d’objectivité possible. L’humilité d’un long travail préparatoire d’enquête pour appréhender une once de cette vérité. L’humilité de savoir s’effacer sur le terrain au service de ses interlocuteurs. L’humilité de se rappeler qu’on est témoin et pas vedette. L’humilité de reconnaître que sans l’aide d’acteurs rencontrés sur place et ayant accepté de vous recevoir, de vous parler et surtout de vous accorder leur confiance, on ne récolterait pas grand chose. Encore deux exemples personnels. Aurais-je pu voir et raconter la vie et le travail des mineurs d’étain boliviens de Potosi sans l’aide de leur aumônier belge qui m’a emmené les rencontrer en cachette de la direction ? Non. Aurais-je pu raconter le quotidien des Indiens quechua de la Cordillère andine surplombant Sucre, sans l’intermédiaire de deux religieuses partageant leur vie depuis des années ? Non. Trois personnes, en quelques jours, ont « sauvé » un reportage d’un mois. Une leçon jamais oubliée, trente ans plus tard…

Voilà … ma petite part de vérité sur la longue quête de la vérité, chez un journaliste de la presse écrite qui s’efforce, depuis trente-six ans, de transfuser aux lecteurs sa tentative passionnée de connaître et comprendre (« prendre avec soi », au sens étymologique du terme) un tout petit peu mieux la vie et le monde qui nous entoure. Avec sur le papier quotidien, hebdomadaire, mensuel , bimestriel ou trimestriel, en toile de fond, la même question lancinante, qui hante tout être : le sens de l’existence. La Vie. Ce cadeau unique, à condition de ne jamais oublier qu’on est huit milliards à le partager !

François Matthey


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