Ceci est le titre d’un livre récent de Jean Baubérot, un intellectuel spécialiste de la laïcité. Il observe l’évolution de cette spécialité française, autrefois facteur de progrès social et aujourd’hui de conservatisme. L.A. Leproux analyse le livre et nous fait part de ses réactions.
Recension
Islam et laïcité, sur ce sujet d’actualité, le philosophe et sociologue Jean Baubérot nous donne un livre intitulé « La laïcité falsifiée » : cet adjectif valant condamnation d’une évolution. L’ouvrage édité en 2012 par la Découverte-poche comprend huit chapitres et trois annexes à quoi s’ajoute une postface de 2014.
Les quatre premiers chapitres sont un diagnostic et les quatre autres sont une thérapie, élargissant le débat et le rendant positif.
En 1, Quand la « laïcité » se trouve lepénisée, Marine Le Pen se pose en championne de la laïcité à partir d’arguments comme les prières dans les rues, une occupation d’où dérive une peur collective et une enflure dans l’opinion. Et comment arrive-t-elle à être crédible.
Puis en 2, l’auteur, après Le Pen, s’en prend à Sarkozy, sous le titre « la laïcité stigmatisante de l’UMP », inventant le sigle UMPénisation et tenant pour nulles les initiatives de la laïcité positive et l’accouchement du CFCM (Conseil Français du Culte Musulman). Le tout confirmé par une lettre d’un Mouloud… Baubérot !
En 3, on entre dans la politique, la Démocratie, quand la laïcité historique respectant la liberté du citoyen pourrait devenir une laïcité restrictive et bloquée.
Et en 4, avec des qualificatifs désobligeants comme franchouillard, est définie une laïcité identitaire.
En 5, les deux laïcités et l’égalité des sexes, un sujet sociétal touchant le statut des femmes. En annexe l’audition de Jean Baubérot devant la mission parlementaire sur le voile intégral va au-delà de certains fourvoiements, énonce des réclamations mais recommande le discernement au nom d’une « laïcité roseau » qui plie mais ne rompt pas.
Au 6, la laïcité du politique au médiatique : « le monstre doux », nous parle d’un totalitarisme masqué par le gavage télévisuel par où passe aussi l’ultra-capitalisme.
D’où, en 7, un programme républicain pour refonder la laïcité contre les puissances dominantes par le débat et le combat. L’annexe 3 documente sur la loi de 1905 et conduit à la postface de 2014 intitulée la laïcité et la gauche. Hollande est cité une fois, le programme est entamé mais il reste beaucoup à faire, un catalogue.
Mais dans le 8, ni putes ni soumises, la laïcité intérieure : une attitude mentale très profonde, hérétique et résistante.
Difficile sur une seule page de s’aventurer bien loin dans les très fines analyses de l’auteur. Au lecteur de le faire.
Réflexion
Il est temps maintenant d’esquisser une réflexion. De s’émanciper de la recension tout en ne quittant pas le sujet.
1) La rencontre entre l’islam et la laïcité a provoqué une falsification de celle-ci qui est dénoncée dans le livre de Jean Baubérot avec vigueur. Falsification, on pourrait aller jusqu’à dire trahison. Il est cependant difficile de dissocier la laïcité de la sécularisation ; il y a interaction entre les deux évolutions. Comme le dit l’étymologie, laïcité vient du mot grec « laos », le peuple, et sécularisation vient du mot « siècle », être dans le siècle, dans le monde... le livre oppose, bloc contre bloc, la laïcité historique et la nouvelle laïcité, celle qui est falsifiée, faussée. Bien vu, mais il ne faudrait pas que la loi de 1905, mouvement national, précédée de celles de 1881 sur la liberté d’expression notamment dans la presse et de 1884 sur l’enseignement scolaire obligatoire et gratuit, soit coupée de son contexte, hussards noirs de la République les instituteurs selon Péguy et zouaves pontificaux catholiques défendant le Pape. Il ne faudrait pas s’enfermer dans une citadelle en faisant l’impasse sur l’ascendance historique, intérieure et extérieure de cette laïcité. La frontière entre le spirituel et le temporel a toujours existé. Certes lorsque l’Empereur quitta Rome pour fonder Constantinople et instituer le césaro-papisme, le Pape fut indépendant ; certes après Charlemagne, le Saint Empire romain-germanique lui apporta sa caution mais tout le Moyen-Age fut dominé par la lutte entre le Pape et l’Empereur, d’où, à Florence les Guelfes et les Gibelins, sans oublier l’épisode d’Avignon où une monarchie nationale, française, mit la main sur le pape. Et on n’a pas attendu 1905 pour à Versailles avoir la cathédrale de l’évêque et la « Paroisse du roi ». Pas étonnant que la « laïcité à la française » ait sanctionné la compromission du catholicisme avec la monarchie, le gallicanisme, alors que la « laïcité à l’américaine » affiche sa neutralité entre les monothéismes, « in God we trust » sur les billets de banques.
2) Dans le contexte actuel, nouvel avatar de la laïcité, la rencontre avec l’islam agite les esprits et trouble la société, jusqu’à l’intoxication médiatique. En réalité, c’est une séquence répétitive et donc banale de l’histoire ; les strates sociales se poussent successivement s unes derrière les autres, passant naturellement du réformisme au conservatisme, voire du révolutionnaire au réactionnaire. Ainsi, la bourgeoisie a fait la Révolution et ne veut pas qu’on la lui fasse. Puis l’on est passé de la question ouvrière (1850-1950) à la question immigrée (1950-2050) ce qui suscite la xénophobie, avec un cynisme inconnu auparavant. La laïcité était exigée des dominants, les installés, elle l’est maintenant des dominés, les arrivants, d’où un porte-à-faux paradoxal. Et, comme si cela ne suffisait pas, s’y rajoute une malhonnêteté intellectuelle se résumant en deux mots, le prétexte (la différence de culture) et la raison (la peur d’un bouleversement social). Marine Le Pen a su exploiter la situation, se rendre crédible, avec le basculement de la gauche à la droite de la laïcité comme valeur et de surcroît faire le ménage, évacuant l’antisémitisme à la faveur du renversement du paradigme juif, de la Shoah à la refondation d’Israël, ce qui lui permet d’annoncer : « FN, Israël, même combat, les Arabes .» Là-dessus Jean Bauberot est très clair, dès son premier chapitre jusqu’à son vibrant appel final contre Marine LE PEN. Encore, par référence à la crise des années trente, la pléiade des extrêmes-droites européennes n’a-t-elle pas la pointure des fascistes d’alors. On regrettera cependant qu’un homme de gauche comme Baubérot soit passé de l’esprit partisan à l’attitude partiale en administrant à Sarkozy la technique qui n’a d’ailleurs pas épargné son successeur actuel, la technique du « bashing », de la douche destinée à lessiver, à éreinter, à esquinter.
3) En définitive la lecture d’un tel ouvrage peut être bénéfique pour les musulmans en vue de réussir leur arrimage dans une société non musulmane. Mohamed Arkoun jadis, Tarik Ramadan aujourd’hui se sont préoccupés de cela, notamment de ne pas confondre intégration et assimilation. Rappelant le jacobinisme, l’interdiction de parler breton, il faut trouver un juste équilibre dans les langues d’origine des immigrés. Vaste programme déjà traité dans cette revue à propos de la scolarisation des enfants de l’immigration. Bénéfique aussi pour les non-musulmans cette lecture, pour ceux qui ont le souci de rendre cette rencontre historique non pas négative mais positive. C’est un laboratoire de l’histoire des civilisations et même de la civilisation universelle, de la dissymétrie entre l’Occident et le reste du monde. Et ceci en ayant présent à l’esprit que l’immigration est la courroie de transmission d’une évolution en train de se produire dans notre voisinage immédiat, non sans de graves convulsions, elles-mêmes résultant du choc de la modernité après un blocage intellectuel puis militaire. Ainsi les expériences de la laïcité, d’abord en Turquie, puis en Syrie et en Irak, sans oublier l’Egypte et aussi l’Algérie et la Tunisie, combinant les interactions en sens opposés entre religion et société. Occident/Orient, Sunnisme/Chiisme, clivages se combinant aussi en engendrant des contradictions dans l’action. Avec en réalité la recherche d’un humanisme, rendant adultes les plus petits. C’est une responsabilité que d’avoir à éclairer une situation confuse pour qu’elle soit comprise comme une situation complexe.
(Une expérience que j’ai faite moi-même en pleine guerre civile du Liban)
Luc-André Leproux