La France a du mal !
Michel Jondot
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"Cohésion sociale"
L'expression désigne l'objectif, pour les banlieues,
que se fixait le gouvernement français en juin 2004.
La société d'aujourd'hui paraît éclatée.
A qui la faute ?
Aux populations issues de l'immigration
ou bien à la société dans son ensemble?
Malgré toutes les difficultés, à s'en tenir à l'expérience
de notre association "Mes-Tissages", on peut garder espoir.


D'une société à une autre

Février 1997, une équipe mixte, islamochrétienne, pénètre dans une cité alors réputée difficile, dans l'extrême Nord du Département des Hauts-de-Seine. Les membres de cette équipe étaient animés d'une conviction : aller ensemble auprès des plus défavorisés leur semblait le meilleur moyen de créer entre eux une véritable solidarité.

La rencontre fut brutale : « Rentre chez toi, tu n'es pas d'ici ». Un petit local donnant sur les allées de la cité nous avait été alloué. Nous y accueillions quelques enfants venant faire leurs devoirs. Peine perdue : des adolescents forçaient les portes du local et provoquaient un chahut insupportable. Des petites motos pétaradaient dans les ruelles. La police ne pouvait même plus intervenir sans être agressée : peu de jours après notre arrivée, un énorme bloc de béton a été jeté du haut d'un immeuble sur une patrouille, faisant quelques lourds dégâts. Les commerçants avaient disparu, à l'exception d'une épicerie maghrébine où quelques femmes voilées faisaient la causette dans une langue étrangère. Un centre culturel gardait ses portes soigneusement fermées pour se protéger des agressions spectaculaires dont il avait maintes fois fait les frais. Manifestement, en arrivant dans la cité, on passait d'une société à une autre.

Un univers de barres bétonnées

Des travaux gigantesques furent entrepris pour casser cet univers de barres bétonnées et l'ouvrir sur l'environnement. De larges allées furent dégagées, des squares furent aménagés, les logements furent modernisés, des appartements nouveaux furent conçus à destination d'un public plus favorisé. Ce faisant, on espérait faire oeuvre de « mixité sociale », selon l'expression officielle. Un système de vidéosurveillance fut mis en place. L'opération, certes, ne s'est pas faite « sans casser des oeufs ». Telle famille malienne en difficulté (une maman seule avec sept enfants dont un nourrisson) s'est retrouvée à la rue le jour même d'une rentrée scolaire. Reste, cependant, qu'aujourd'hui on respire un air plus serein. La délinquance a disparu, à moins qu'elle ne se soit déplacée: un dispositif de caméras a permis de repérer les bandes suspectes et de les obliger à débarrasser le plancher.

Nous n'avons plus que des amis dans la cité. Mais plus aujourd'hui que voici douze ans, les costumes manifestent qu'on marche sur une terre particulière. Les longues silhouettes noires des femmes portant hijab avec des bébés dans une poussette sillonnent les allées, parfois accompagnées d'un homme barbu en djellaba. Les gamines que nous rencontrions à notre arrivée avaient des grandes sSurs habillées à l'européenne ; les cadettes n'ont pas imité leurs aînées : devenues adultes, à peu près toutes portent le voile, dans la cité du moins.


«J'avais peur de vous rencontrer!»

Un local réunit, au pied d'un immeuble, les femmes du voisinage, autour de Fatima, une animatrice. On y propose des activités diversifiées : cuisine, modélisme, tissage et tous les arts du textile. Apparemment la « mixité sociale » ne joue pas : les femmesqui se réunissent sont toutes issues de l'immigration. Quelques femmes de notre association, d'origine européenne, viennent avec le souci de rencontrer cette population et de s'initier aux différents arts de faire qu'on y pratique. Il faut un long temps avant qu'elles s'y sentent à l'aise. « Je dois avouer qu'au départ j'avais peur de vous rencontrer ». Cette réflexion d'une personne traduit le réflexe premier de toutes celles qui viennent vivre l'expérience de « métissage » qui leur est proposée. Pénétrer à l'intérieur d'une cité, rencontrer la population immigrée qui la compose, malgré tous les efforts de réhabilitation déployés à son profit, c'est changer d'univers et vivre une aventure.

L'expression « cohésion sociale » désigne bien le souci d'un pays comme le nôtre. Elle est à la mode. Les « Contrats Urbains de Cohésion Sociale » mis en place en 2007 reposent sur un diagnostic : la société est fragmentée, les quartiers ne composent pas un ensemble cohérent et les relations entre les groupes sont conflictuelles.

Un profond malaise

Le conflit prend parfois des proportions tragiques. Lorsqu'ils éclatent, ils font apparaître un profond malaise dont les jeunes sont à la fois les victimes et la cause. En septembre 2004, Monsieur Borloo mettait en place un « projet de cohésion sociale » comportant 107 mesures ; un an plus tard, ceci débouchait sur des résultats inattendus. Le plan reposait sur trois piliers : emploi, logement, égalité des chances. Il était en priorité « tourné vers les jeunes, moteurs du dynamisme économique et avenir de notre société ». Un an plus tard, les banlieues s'enflammaient. Le drame aux dimensions nationales mettait en pleine lumière les différents acteurs qui, tout au long des années, s'affrontent dans la grisaille des jours : le pouvoir politique, la police et la justice, les jeunes des cités.

Il est bon de se rappeler les événements du dernier trimestre 2005. Le 25 octobre, à Argenteuil, Monsieur Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, avait prononcé des paroles particulièrement blessantes à l'égard des jeunes. Deux jours plus tard, à Clichy sous Bois, trois jeunes adolescents sont poursuivis par la police pour une raison demeurée obscure. Ils cherchent refuge dans un transformateur EDF et deux d'entre eux meurent électrocutés : le feu était mis aux poudres. Les voitures sont brûlées, des usines sont caillassées, les forces de l'ordre sont attaquées de front. Le feu s'étend dans plusieurs départements d'Ile de France - Essonne, Seine St Denis, Val d'Oise - avant d'atteindre la quasi-totalité des villes du pays. L'émoi est tel qu'une décision est prise: l'état d'urgence est décrété le 8 novembre. Il ne sera levé que deux mois plus tard. On n'avait jamais rien vu de semblable depuis la guerre d'Algérie !


Un événement révélateur

L'événement est révélateur. D'une part, il avait des précédents. On se souvient, entre autres, du drame de Toulouse, à la cité du Mirail, en décembre 1998. Là encore, les émeutes avaient été déclenchées par une bavure policière ayant coûté la vie à Habib, un jeune de la cité. Le policier lui-même, agressé par les jeunes, avait été blessé. Le verdict de la justice avait ébranlé bien des esprits : 3 ans de prison avec sursis pour le meurtrier ; 12 ans de prison ferme pour son agresseur !

D'autre part, si les événements de Clichy sous Bois ont eu un tel retentissement n'est-ce pas parce que, partout en France, le feu couve sous la cendre? Une fraction de la jeunesse, celle des banlieues, a l'impression d'être laissée pour compte. Les émeutes manifestent une souffrance larvée qui n'est pas le fait de quelques voyous que le mot « racaille » suffirait à désigner. Une catégorie sociale s'exprime, parfois avec violence, lors des émeutes, d'autres fois d'une manière verbale où se mêlent danse, poésie et grossièreté. Le RAP est un genre littéraire et artistique emprunté aux Etats-Unis  : son nom est un beau symbole (Rock Against Police !).

La volonté de s'exprimer

Il avait été précédé d'une manie un peu agaçante mais qui faisait apparaître de façon assez agressive la volonté de s'exprimer : les graffiti qui souillaient les murs des immeubles, des voitures ou des wagons et que désigne le mot « tag ». Ces marques agressent mais elles ont un certain style, souvent proche de la calligraphie ; pas toujours faciles à déchiffrer, elles étalent des injures au regard de la société. Tous les responsables s'empressent d'effacer leurs traces dès qu'elles se manifestent au point de décourager leurs auteurs.

Les paroles du Rap sont plus faciles à décrypter : dansées, chantées, elles sont révélatrices de la façon dont se perçoivent, dans la société, les jeunes des banlieues.

Elles méritent d'être lues. D'abord la langue française y est volontairement malmenée. Non seulement les textes sont bourrés de fautes d'orthographe mais les mots sont tordus, empruntés au verlan. Véritable pied de nez à leurs professeurs de français.

Mais surtout, ces textes font entendre la façon dont sont situés les différents acteurs. Celui à qui ils font face, bien sûr, est le Président :

« Ecoute ça, Président ! D'en bas j'suis résident
Pas loin des résidus, j'envoie mes sentiments
T'es qu'un faux cul, le chef des hypocrites
J'tenais à t'le dire c'est pas pour faire un titre

Sans doute ces paroles répondent-elles aux injures d'Argenteuil (« racaille » !). L'hypocrisie dénoncée fait allusion, bien sûr, au double langage : celui d'un ministre affirmant voir en eux « les moteurs du dynamisme économiques et l'avenir de la société » (septembre 2004) à côté des promesses d'un ministre candidat à la Présidence, flattant un public électoral en parlant d'eux comme de déchets à jeter à la poubelle (« vous en avez marre de cette bande de racailles...Eh bien, on va vous en débarrasser » : Argenteuil le 25 octobre 2005).


Le fruit d'une politique sécuritaire

Complice du Président, aux yeux de la jeunesse des banlieues, la police est visée par leurs flèches. Le manque de cohésion sociale que l'Etat déplore est sans doute le fruit d'une politique sécuritaire alimentée par la propagande du Front National. En juin 1995 l'extrême droite gagnait les élections à la mairie de Toulon. Quelques jours plus tard, le 14 juillet 1995 (!), était organisé, dans la région, un « Concert de la liberté ». Il fut ouvert par ces propos que la décence devrait nous empêcher de rapporter : « La police, ce sont eux les fachos. C'est eux qui assassinent. Les fascistes ne sont pas qu'à Toulon. Ils sont en général par trois. Ils sont habillés en bleu dans des Renault. Ils ne sont pas loin derrière vous, à l'entrée. Ces gens-là sont dangereux pour nos libertés. Nos ennemis, c'est les hommes en bleu. Ils attendent que ça parte en couille pour nous taper sur la gueule. On leur pisse dessus ! ».

La plupart des rappeurs sont des garçons, à l'exception de Diam's. Une de ses chansons, qui a pour titre « Marine », désigne bien « le problème » auquel toute une fraction de la population est affrontée.

Marine,
On ne sera jamais copines
Puisque je suis métisse et que je traîne avec Ali.
Marine,
Plus je te déteste et mieux je vais !
Marine,
Tu t'appelles Le Pen
N'oublie jamais que tu es le problème
D'une jeunesse qui saigne.

Il est bien vrai que le Front National a su exploiter le sentiment de peur et d'insécurité dont une génération est victime. Devant la répression, les contrôles d'identité, la méfiance, devant le regard froid des policiers qui interpellent, on comprend qu'on cherche les copains avec qui faire bande pour trouver un peu de chaleur :

« Avec eux, j'ai moins de faille.
Avec eux j'me sens de taille ;
ça fait chaud quand il caille ! »

Derrière les rodomontades assourdissantes des candidats promettant, pour faire échec au Front National, des mesures sévères afin de réprimer et réduire au silence, qui saura entendre et faire entendre les appels que murmurent les rappeurs ?

Le jour se lève sur notre grisaille, sur les trottoirs
et les ruelles de nos tours
Le jour se lève sur notre envie de vous faire comprendre à tous
que c'est notre tour
D'assumer nos rêves, d'en récolter la sève pour les graver
dans chaque mur de pierre
Le jour se lève et même si ça brûle les yeux,
on ouvrira grand nos paupières
Il a fait nuit trop longtemps !

Devant ces phénomènes, on peut penser qu'il s'agit d'une illustration de la thèse fameuse du choc des civilisations. Dans les cités, l'islam est face aux restes d'une civilisation chrétienne ou à une civilisation laïque marquée par le siècle des Lumières. En réalité, les appels au calme formulés par l'UOIF ou par le CFCM se sont avérés inutiles : l'islam n'est pas en cause.


Le manque de relais politiques

Il n'en reste pas moins vrai que l'islam, de plus en plus, s'affirme dans les banlieues. En réalité c'est un islam déconnecté de l'islam de France et de toute institution; son influence s'explique, en particulier, par le manque de possibilité d'entrer dans un combat politique pour faire valoir les revendications qui méritent d'être exprimées dans une démocratie. Celles-ci tentaient de se dire dans les années 80 grâce à Christian Delorme et aux marches pour l'égalité. Les partis politiques n'ont pas su entendre ni donner suite à une demande qui s'est perdue dans les sables. Aujourd'hui, faute de relais politique, les discriminations dont ils sont victimes risquent de conduire les jeunes dans un mécontentement larvé débouchant sur des émeutes. Ils peuvent aussi déboucher sur un «  djihadisme » provoqué par les questions palestiniennes ou irakiennes. « On est comme les Palestiniens, sans territoire, sans rien ; c'est pourquoi on s'identifie à eux »; ainsi s'exprimait un jeune de la cité du Mirail à Toulouse.

Dans les deux cas, la cause est à chercher dans la situation de relégation à laquelle ils sont contraints.

Dans son rapport rendu public le lundi 30 novembre 2009, l'Observatoire National des Zones Urbaines sensibles révélait que dans les quartiers difficiles, un tiers des habitants vivait en-dessous du seuil de pauvreté. Le chiffre est encore plus spectaculaire pour les moins de 18 ans : 44%. Quant au chômage, le rapport fait savoir que 50% des moins de 25 ans sont sans emploi.

Il faudrait parler du logement. La loi impose aux municipalités un quota de logements sociaux. En réalité, les villes qui respectent cet impératif réservent leurs appartements au personnel de leurs services ou à leurs électeurs ; elles ne changent guère les conditions d'habitat des cités réputées défavorisées dont les habitants ne peuvent quitter leurs ghettos.

Communautarime: le fruit d'une contrainte

Le « communautarisme » est le péché mortel en France ; en réalité celui-ci n'est-il pas le fruit du comportement de la société française dans son ensemble  ? Comment sortir de son ghetto quand, sollicitant un logement, on laisse apparaître avec son nom ou la couleur de sa peau, ses origines antillaises ou africaines ? Comment rencontrer le monde du travail lorsque, sur le curriculum vitae, figure un prénom maghrébin ? On est, la plupart du temps, contraint à rester dans le milieu où relèguent les refus essuyés.

Le Président de la République, prétendant lutter contre cette situation qui ébranle toute cohésion sociale, parle de « ségrégation positive ». D'une part il soulève, ce disant, l'indignation des responsables des Grandes Ecoles : ils se rebiffent quand on leur annonce qu'on va augmenter le nombre des boursiers ! Par ailleurs, plutôt que de parler de « ségrégation positive », mieux vaudrait constater la ségrégation négative, à l'oeuvre un peu partout dans la société, en matière d'emploi, de logement ou d'égalité des chances.


Ségrégation négative

Un bel exemple de cette ségrégation négative est donné par le ministre de l'Intérieur, Monsieur Brice Hortefeux. « Un arabe c'est suffisant, disait-il en riant, lors de l'université d'été de l'UMP, au mois d'août dans les Landes, quand il y en a beaucoup, cela pose des problèmes » ! La plaisanterie a du mal à passer surtout lorsqu'on découvre que son successeur au Ministère de l'immigration prétend faire un débat sur l'identité nationale. La cause semble entendue : on ne peut être français, quand on est d'origine arabe ou subsaharienne, que dans la mesure où l'on ne dépasse pas un certain quota. Il faut trier ! Mais «  trier  » consiste à mettre à part, à faire oeuvre de ségrégation. Est-ce la condition pour obtenir la cohésion sociale nécessaire à la bonne marche d'un pays ? Nous ne le pensons pas.

Faut-il désespérer ? Certes non. Plusieurs témoignages dans ce numéro manifestent que les relations se modifient et que la délinquance quitte les cités. Il reste du chemin à parcourir pour que, dans notre société en pleine mutation, nous puissions nous reconnaître tous comme des concitoyens. Le débat sur l'identité nationale est le symptôme que la fameuse cohésion sociale est loin d'être acquise. Néanmoins, pour nous en tenir à l'expérience dont nous parlions au début de cet article, il faut le reconnaître : même si l'avenir de beaucoup de jeunes est compromis, même si le chômage est intense, là où nous nous sommes implantés, depuis la restauration de la cité, la paix sociale est en train de grandir. En réalité, d'expérience nous savons que le problème des banlieues avant d'être celui des résidents qui y demeurent, est celui de la société tout entière ; la France n'est pas capable de faire advenir l'égalité dont elle se réclame dans sa devise. Il n'est pas juste d'être mis à l'écart à cause de son nom. Il n'est pas habile d'étaler les échecs des jeunes dans les banlieues et de cacher les réussites : ils ne sont pas rares ceux qui font des études brillantes ; la société cache les succès.

Une culture méprisée

Par ailleurs, la culture, dont sont issues les populations des banlieues, non seulement est méprisée mais leur est interdite. Comment se fait-il que la langue arabe soit si peu enseignée dans notre pays ? Adultes ou jeunes s'épanouissent quand leurs savoir-faire sont reconnus. L'islam aliène les femmes, dit la rumeur. Faisons apparaître leurs talents : elles entreront dans la société française ; nous nous en rendons compte lorsque les maghrébines de « Mes-Tissages » exposent leurs oeuvres. Entre les uns et les autres, la rencontre se produit à travers un langage. Tout ce qui produit de la beauté est langage. Nous nous bouchons les yeux et les oreilles devant les possibilités de création esthétiques véhiculées par les vagues d'immigration qui, loin de nous submerger, peuvent embellir notre propre culture.

Enfin, nous ne pouvons terminer cette réflexion sans dénoncer la politique électoraliste des différents partis qui ne laissent pas de place aux jeunes des banlieues sur leurs listes électorales. L'incident regrettable dont Ali Soumaré vient d'être victime, au moment des élections régionales, est révélateur : on n'hésite pas à recourir à la diffamation pour décourager les candidats.

En fin de compte, le drame des banlieues est celui de la politique française. Peut-être que si les partis réussissaient à sortir de la problématique du Front-National et cessaient de parler de sécurité pour rassurer les électeurs, s'ils méprisaient la peur, la société tout entière vivrait dans l'espérance. Michel Jondot



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