L’islam contemporain
Intégration ou séparatisme ?
Tareq Oubrou
"Séparatisme" Page d'accueil Nouveautés Contact

Tareq Oubrou est imam à Bordeaux et théologien. Il nous explique ici que la révélation coranique n’a pas procédé par rupture mais par « continuité, adaptation et évolution ». Ce doit être encore l’esprit de l’islam aujourd’hui.


« La révélation cherchait à créer un lien harmonieux avec son contexte. »

J’ai intitulé cette intervention « l’islam contemporain ». J’aurais pu la nommer « l’islam dans la modernité ». La raison en est que la contemporanéité est une notion plus réaliste, voire pragmatique, en même temps qu’elle est universelle alors que la modernité pourrait être une idée ou vision philosophique particulière d’une certaine période de l’histoire humaine. Ce n’est pas nouveau car on a toujours essayé de qualifier les périodes historiques. Aujourd’hui on parle de la postmodernité.
Dans mon propos, être contemporain, c’est un « être-là », ici et maintenant. C’est habiter pleinement son espace et son temps, en phase avec son époque et ses exigences.

Tout est donné en islam dès le commencement. Et au commencement fut le verbe : la révélation coranique. C’est l’évènement inaugural de ce qui fut l’histoire religieuse et même civilisationnelle des musulmans. De par son origine divine et son irruption dans la condition humaine, elle constitue à cet égard une clef paradigmatique. Elle permet de comprendre comment les enseignements d’une religion révélée se sont imbriqués avec les événements de son espace et de son temps. Par fragments le long de vingt-trois années environ, cette révélation a procédé par enseignement subtil, accompagnant avec bienveillance les primo-musulmans depuis la Mecque puis à Médine, jusqu’à la mort du Prophète. La révélation à titre d’une communication divine cherchait à créer un lien harmonieux avec son contexte. Elle est venue rétablir l’Unicité de Dieu, apporter des informations eschatologiques jusqu’alors méconnues des Arabes préislamiques et appeler à délaisser l’adoration des idoles et à rendre le culte uniquement à Dieu (Prière, Jeûne, Pèlerinage), certes. Mais parallèlement elle confirma des valeurs morales universelles (la justice, la bienfaisance, la dignité de l’Homme, etc.). En la matière l’islam n’a pas apporté une quelconque nouveauté. Par contre le Coran traduisit en pratiques ces valeurs dans les limites que lui permettait son contexte. Aussi dans le domaine des pratiques cultuelles, les formes du rite du Pèlerinage à La Mecque qui étaient déjà en place ont été conservées. À part l’élimination de l’adoration des idoles, le Pèlerinage préislamique n’a pas été reconfiguré. La prière comme connexion symbolique avec le divin existait déjà, sauf que l’islam lui a donné une forme particulière en nombre et en gestes. Le jeûne non plus n’est pas une nouveauté : « Le jeûne vous a été prescrit comme il le fut pour ceux qui étaient avant vous » (Cr. 2, 183).


Pas de rupture entre la révélation coranique et les religions du Livre

L’islam a toujours été contemporain si l’on considère que la révélation coranique elle-même l’était en étant dans sa relation réaliste avec son époque et son milieu d’origine. Les traces historiques qui marquent d’un encre indélébile ce fait sont inscrits dans la lettre même du Coran. On parle du Coran mecquois puis médinois pour souligner cet aspect, entre autres. Quand le Prophète était à la Mecque le Coran était en phase avec l’époque mecquoise, mais une fois le Prophète exilé à Médine, le Coran est entré en interaction avec le nouveau contexte médinois. S’ajoutent à cela toutes les circonstances ponctuelles et tous les événements historiques auxquels les versets du Coran venaient conjoncturellement répondre. Tout en apportant des changements, le Coran n’a pas bouleversé radicalement la vie de ses contemporains ni remis en cause toute leur histoire et toutes leurs habitudes. La Révélation coranique en effet répugne à la rupture et au séparatisme. Elle procède par continuité, adaptation et évolution. Et ce par étapes pour assurer une transformation consentie, toujours vers la disposition la meilleure et la moins contraignante. C’est ainsi que la révélation coranique porte en elle-même le principe d’intégration et d’inculturation qui refuse par essence la logique de la révolution. Cette dernière crée en général des ruptures radicales alors que le changement suppose le compromis.

C’est ce dernier choix qui fut celui de la révélation coranique. Cela reste vrai même pour les croyances. Le Coran a cherché à créer des proximités en insistant d’abord sur les croyances communes. Il s’adressa aux associationistes Arabes qui prenaient leurs idoles pour des déités médiatrices qui leur permettaient d’accéder au dieu suprême, Allah. Il leur demanda seulement de conserver le Dieu suprême et de se passer des médiations. Ces mêmes contemporains pensaient en effet suivre la religion d’Abraham, croyant qu’il était lui aussi un associationiste. Le Coran, sans les brusquer, est venu seulement leur dire que l’islam était justement la religion d’Abraham et d’Ismaël : « C’est la religion de votre père Abraham », leur dit-il (Cr.22, 78). Tout ce que le Coran est venu demander aux Arabes idolâtres est de continuer à suivre la tradition de leur père Abraham et de continuer à croire et à adorer Allah auxquels ils étaient aussi attachés, mais de se libérer de la médiation des idoles. Il a fait de même avec les gens du Livre. Le Coran renvoie à la Torah et évoque souvent Moïse pour affirmer son lien avec la tradition juive. D’ailleurs il y a plus de prophètes bibliques, enfants d’Israël, dans le Coran que de prophètes Arabes. Il évoque aussi l’Évangile et ses figures, notamment Jésus et Marie, en soulignant que le Prophète lui aussi est venu pour poursuivre ce que Jésus a déjà amorcé en matière d’allègement de la loi mosaïque. Il a appelé tous les monothéistes à s’unir : « … Ô gens du Livre ! Venez tous à une parole commune entre nous : que nous n’adorions que Dieu sans rien lui associer, et que nous ne prenions point les uns les autres pour seigneurs en dehors de Dieu  » (Cr.3, 63). Le Coran prôna très tôt une sorte d’œcuménisme. C’est pour cette raison d’ailleurs qu’il fut perçu à l’époque comme une religion syncrétique et donc troublante, justement par le lien qu’il a cherché à établir avec le monde religieux de son contexte immédiat.


Distinguer ce qui est invariable de ce qui doit être contextualisé

Pour comprendre davantage comment les enseignements de la révélation se sont accommodés et s’accommodent à la réalité sans rupture, il faut passer par une taxinomie scripturaire qui consiste à distinguer deux ordres d’enseignements. Certains sont invariables, communs à tous les musulmans quel que soit leur contexte ou leur époque. Par contre, il y en a une multitude qui sont soumis au principe de contextualisation. Pour mieux expliquer cette classification paradigmatique, nous dirons que dans le Coran se trouvent des passages principiels et d’autres circonstanciels, ces derniers relativisent l’application des premiers pour mieux les intégrer dans la réalité des Arabes du moment coranique. Le Coran est donc un Livre théorique et pratique.

Il apprend aux musulmans comment traduire les enseignements coraniques dans une condition historique ou contextuelle donnée. Prenons par exemple les versets qui parlent de la condition de la femme, de la culture de l’esclavage, etc. Tout en composant avec une réalité inégalitaire et sans l’éradiquer totalement – chose d’ailleurs impossible à faire – le Coran a mis en œuvre tout un compromis entre la justice et l’égalité entre les hommes, notamment entre les hommes et les femmes, d’une part ; et les limites qu’imposait l’anthropologie du moment coranique, d’autre part. Il ouvrit cependant une voie normative téléologique vers plus de justice et plus d’égalité. Autrement dit, il y a un esprit coranique, mais contenu dans une lettre sous forme d’enveloppe linguistique et anthropologique qui a favorisé sa réception et sa transmission dans ce contexte. L’esprit du Coran doit aujourd’hui être sorti de cette enveloppe pour s’intégrer dans d’autres enveloppes et univers culturels et civilisationnels. En résumé : la prise en considération de la condition historique patriarcale, tribale et esclavagiste par le Coran ne signifie pas son approbation, encore moins sa canonisation.


Savoir faire des accommodements avec l’époque

Il faut donc savoir faire des accommodements avec l’époque, comme le Coran l’a fait pour la sienne. Par conséquent, ce qui doit nous intéresser le plus ce n’est pas le produit de cet accommodement coranique à son contexte, lequel accommodement est encore fixé dans sa lettre, mais son principe appliqué au nôtre.

S’ajoute à tout cela le principe réaliste, principe de possibilité ou principe de capacité que prône le Coran. Ils se trouvent dans la manière progressive pour laquelle le Coran a opté en se révélant avec un dosage normatif mesuré  : «  Dieu ne demande à une personne que ce qui est dans la mesure de son possible » (Cr.2, 286 ; Cr. 65, 7), affirme le Coran plus d’une fois.

En effet, « Si tu veux être écouté ordonne ce qui est possible », dit la sagesse. C’est ce que le Coran et le Prophète ont appliqué, fait remarquer Ibn Taymiyya, un des savants musulmans très connus. Ce champ du possible touche aussi bien le répertoire des pratiques que celui des croyances. Les dogmes ne doivent pas heurter frontalement la raison et le sens commun.

Les premiers musulmans ont compris cela de manière intuitive. En rencontrant d’autres cultures, ils ont su s’adapter, sinon comment expliquer le fait que l’islam a été accueilli favorablement par les nouvelles populations ?

Tout simplement, la clôture de la Révélation ne signifie pas l’arrêt de son mouvement de réforme, d’adaptation et de changement. Celui-ci a pu continuer malgré certaines trahisons de certains de ses adeptes, jusqu’à l’effondrement de la civilisation musulmane.


« La religion implique l’investissement responsable de la raison humaine. »

En tout cas, les premiers musulmans ont compris que le Coran n’a pas répondu à toutes les situations et toutes les questions des hommes. Il fallait donc continuer ce que la révélation a amorcé, car « point de prophète après le Prophète », cela veut dire que la raison est désormais mature et doit continuer sa marche toute seule. Ce n’est pas par hasard si le premier débat théologique dans l’histoire de la pensée musulmane, a concerné le statut de la raison par rapport à la révélation. Les musulmans, en posant cette question, ont compris que sans la raison, la révélation ne serait pas validée ni interprétée ; et donc l’homme serait évacué du projet de Dieu, alors que la révélation implique l’investissement responsable de la raison humaine. L’islam est une religion du livre donc de l’interprétation toujours renouvelée, contemporaine.

Le savoir religieux a évolué et s’est formalisé en fonctions des questions que posaient différentes réalités méconnues du moment coranique. La scolastique musulmane est née au contact de la philosophie grecque, entre autres. On peut dire la même chose des fondements du droit canonique (usûl al-fiqh), du droit canonique (fiqh) lui-même, etc.

Le fait que nous devons retenir essentiellement, c’est que la révélation coranique cherchait d’abord la ressemblance avec les contemporains avant de souligner des différences, notamment au niveau du sens. Des différences cependant doivent être assumées, à condition de chercher à ce qu’elles soient le plus acceptées possible par l’entourage.

Plus pratiquement, être un musulman contemporain aujourd’hui, c’est être capable de composer avec l’époque et son contexte en s’y intégrant avec compromis comme nous venons de l’évoquer pour la révélation coranique. Cela est d’autant plus urgent que nous vivons dans un contexte qui souffre d’une tentation, voire d’une obsession revendicative identitariste qui cherche à créer des ruptures par rapport à la société en insistant uniquement sur les différences. Une sorte d’islamité par réaction. C’est le pire qui puisse arriver à une religion dont l’esprit invite à la transcendance tout en réalisant son être dans l’altérité.

Il y a malheureusement toute une idéologie de la différence qui peut mettre à mal le bien vivre en commun dans une société, comme il y a aussi une tyrannie égalitariste de la ressemblance qui peut éliminer ce qui est le plus naturel et le plus légitime chez les êtres humains : leur différence et leur singularité.

Tareq Oubrou


Retour au dossier "Séparatisme" / Retour page d'accueil