Pierre de Grauw, un sculpteur bien connu, était un ami de La Maison islamo-chrétienne. Il était venu, avec quelques-unes de ses œuvres, parler aux enfants de La Caravelle ; une rencontre avait été organisée à Paris entre lui et Abdallah Akar. Pierre a récemment quitté ce monde. Il convient de lui rendre hommage.
L’œuvre d’un croyant
Pierre a puisé dans la Bible son inspiration. Comment regarder ce Christ qu’on peut contempler à l’église St Meri de Paris sans se sentir invité à méditer ? Souffrance et gloire, pauvreté et majesté s’y côtoient dans une alliance étonnante. Son génie l’a conduit à faire voir que la Parole de Dieu est profondément humaine. Elle révèle à la fois notre faiblesse et notre dignité : la pauvreté est heureuse. Telle silhouette de mendiant, au dire de Pierre lui-même, traduit la phrase du psaume : « Je n’ai de pain que mes larmes. » La parole de Dieu l’a conduit à forger cette silhouette d’un misérable et la détresse humaine, se transformant sous ses doigts, devient une œuvre belle. Le sacrifice d’Abraham» intrigue : le père nu, dépouillé de tout, s’apprête à lâcher son fils, le seul bien qui lui reste : le comble de la pauvreté est le point d’où jaillit une postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel. Pierre appartient à une génération qui a vu le comble de la mort lors de la période nazie. Il a lui-même connu une espèce de déportation lors de ses études. D’expérience il sait que la mort ne peut venir à bout de la vie.
Entre l’Eglise et le monde
Il sait aussi que la faiblesse est au cœur de ce qui aux yeux de la société est gloire ou puissance. Le personnage de David l’a beaucoup marqué. C’est en 1968, à l’heure où toute autorité semblait tomber en poussière qu’il fit une statue étonnante : la figure du roi, porteur des promesses d’avenir et glorifié par son peuple, est présentée comme celle d’un personnage déliquescent dont les formes se confondent avec celles d’un tronc d’arbre en voie de putréfaction. Il est une autre statue de David que j’aime beaucoup et qui révèle bien l’originalité de Pierre. Le roi d’Israël touche les cordes d’une harpe ; on ne sait pas s’il est debout ou assis, s’il se lève ou s’il s’effondre. Il ouvre grand la bouche : on ne sait s’il crie ou s’il chante. Les œuvres de Pierre semblent rejoindre toujours le passage d’un état à un autre.
La Bible à ses yeux, bien sûr, était parole de Dieu mais la façon de l’entendre et de la retraduire dans ses œuvres n’avait rien de clérical ; on oserait presque dire qu’elle était laïque.
Certes, quelques chrétiens ont perçu la dimension mystique de cette œuvre ; la paroisse St Meri a compris que son Christ avait place dans une église. La chapelle St Bernard de Montparnasse s’honore d’avoir fait appel à lui pour meubler son sanctuaire : le tabernacle, œuvre sublime de notre ami, est un bel acte de foi eucharistique. La Paroisse Ste Bathilde, à Chatenay-Malabry, a eu la chance d’accueillir pendant quelques mois quelques-unes de ses œuvres.
Reste que le monde laïque a su reconnaître la qualité de son travail bien mieux que le monde ecclésiastique. Longtemps il eut son atelier à Bagneux, dans les Hauts de Seine. Les autorités diocésaines n’ont pas voulu le savoir. En revanche la municipalité très laïque de la ville a su découvrir son génie. Elle avait organisé un concours de sculpture : on lui décerna alors le premier prix et il fut prié de faire partie des conseillers culturels de la ville. Quand il y fut décidé de construire un monument pour célébrer un anniversaire de la libération, on fit appel à lui. Le personnage qui sortit de ses mains figurait un résistant mais il aurait pu figurer un prophète. Une des originalités de Pierre est d’avoir perçu et d’avoir montré que la parole de Dieu peut rejoindre chacun. Je me souviens qu’il m’avait raconté qu’étant hospitalisé, il avait été interrogé par le médecin à propos d’un dessin qu’il était en train de faire. Il s’agissait de Moïse priant pendant que Josué se battait contre les Amalécites. Le médecin agnostique écouta avec intérêt les explications de Pierre. Celui-ci faisait comprendre que la prière n’est pas à séparer des combats en cours. Il fallait l’entendre parler quand il montrait ses œuvres : parlant de la Bible il donnait à réfléchir sur la vie concrète telle que les chrétiens la partagent avec leurs contemporains.
Le regard et la tendresse
Pour ma part, regardant ses œuvres, je n’ai jamais pu séparer ce que mes yeux contemplaient des commentaires qu’il en faisait. Il était non seulement sensible à l’histoire des personnages qu’il représentait mais aussi aux regards humains susceptibles de se pencher sur son œuvre. Je garde le souvenir de l’exposition qu’il avait organisée pour des enfants d’une cité de banlieue, à Villeneuve-la-Garenne. Une vraie cordialité – voire même une certaine tendresse – sortait de lui à l’égard de ceux qui le rejoignaient. Cette tendresse s’étendait jusqu’à la matière qu’il transformait. Il parlait souvent des traverses qu’il avait trouvées sur un chantier de la SNCF pour les transformer en figures de prophètes. Il disait la pitié qu’il éprouvait devant ces espèces de poutres en bois : elles avaient tenu les rails qui supportaient les tonnes d’acier que déplaçaient les trains. Il est vrai que cette matière, en prenant forme, devenait déclaration d’amour adressée à ses contemporains.
Ses œuvres demeurent
La ville de Pont-Scorff, dans le Morbihan, a recueilli ses œuvres, voici quelques années. On y vient de tous les horizons pour les voir, adultes et enfants. Pierre y a organisé des visites qu’il a guidées lui-même. Bien des visiteurs y entendent parler des Prophètes, des psaumes ou de l’Evangile. Comme c’est étrange : ces sculptures avaient été proposées à l’Eglise qui les a refusées. Quel dommage ! Il est vrai que la relation de notre ami avec l’épiscopat était particulière. Là encore cet artiste a vécu en un lieu de passage, à la charnière entre l’Eglise et le monde profane.
Dans sa jeunesse il était entré dans l’ordre des Ermites de St Augustin et il avait été élu Prieur de la Communauté de Bagneux quand s’est ouvert le Concile de Vatican II. Il s’était alors imprégné profondément de son esprit, heureux de découvrir que ses propres intuitions étaient partagées par des évêques dans le monde entier, en particulier ceux de Hollande, sa patrie d’origine. L’Esprit invitait les croyants à vivre dans la jeunesse de l’Evangile. Pierre partageait les convictions de nombreux prêtres à l’époque, persuadés que le célibat ecclésiastique avait perdu son sens. Il rencontra Georgine dont il partagea la vie. Il eut du mal à comprendre qu’on lui refusait alors d’exercer son ministère presbytéral. Celle qui le rejoignait sortait elle aussi d’un ordre religieux : elle avait été bénédictine. Ensemble ils ont inventé une vie chrétienne originale. Je me souviens que pendant un temps, je célébrais, à St Bernard de Montparnasse, la messe du dimanche soir. Georgine, une artiste elle aussi, se mettait au piano et Pierre prêchait. Les évêques ont voulu les ignorer mais ils ont su inventer une façon de vivre, malgré tout, le mystère de l’Eglise.
J’imagine la tristesse de Georgine. Je suppose qu’elle continue à découvrir celui qui l’a aimée. Les œuvres de Pierre de Grauw lui parlent autant qu’un beau poème. Pour nous aussi, elles demeurent un témoignage. Elles nous font signe.
Michel Jondot
Oeuvres de Pierre de Grauw