Jérusalem, entre le songe et la veille
Salah Stétié
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Tel est le titre d’un article paru dans un livre où Farouk Mardam-Bey et Elias Sanbar (1) ont réuni plusieurs textes, émanant d’auteurs, venus d’horizons divers, ayant à cœur de montrer dans la Ville sainte un patrimoine qui n’appartient pas à une seule famille.
Salah Stetié, un poète libanais de langue française, s’y fait l’écho de sa sensibilité musulmane. Avec l’autorisation d’Actes Sud, nous en présentons quelques extraits.

Une infinie nostalgie

Jérusalem jouit en islam, lexicalement parlant, d’un privilège sans égal. Alors que les deux autres villes saintes que sont La Mecque et Médine sont seulement adjectivées, la première étant Al-Mukarrama, l’Honorée  », la deuxième étant Al-Munawwara, « l’Illuminée », Jérusalem est, dans l’absolu, Al-Quds, « le lieu de la sainteté », ou mieux encore « la sainteté ». Son nom est en corrélation directe avec Al-Quddus, « le saint », l’un des quatre-vingt-dix Beaux Noms de Dieu.

La grande cité du monothéisme abrahamique croise à plusieurs reprises le destin de l’Islam naissant avant de s’y établir solennellement comme l’un des trois endroits de référence essentielle. Elle le croise de la façon la plus profonde qui soit, non en tant que désignation géographique, mais, dans l’immense espace de l’imaginaire, qui est espace fondateur, elle le croise en tant que désignation majorée, pôle rayonnant. « L’islam est né dans l’exil et il finira dans l’exil », affirme un étonnant hadith muhammadien où il me semble entendre résonner sourdement la cohérence et la gravité mystiques. L’exil, celui qui fait allusion pour commencer à Hijra –  l’hégire, « l’Emigration » – est le statut de tout ce qui, de l’homme, sollicite d’être habité, au sens ou Höderlin peut écrire : « C’est poétiquement que l’homme habite. » L’esprit n’habite que ce qui l’abrite et cela suppose qu’il se détache de tous ses liens habituels – habituels justement -, qu’il procède, pour ouvrir devant lui l’espace d’une neuve et indispensable maturation, à ce qu’Ibn Arabi appelait déjà au XIIIème siècle une « rupture du coutumier ». Toute rupture dans l’espace et aussi bien dans le temps, est inductrice d’exil. L’exil est à la racine de la nostalgie. Il y a pour l’islam d’hier et de toujours, autour du signe de Jérusalem, une forme d’infinie nostalgie.

Dans tout exil, il y a, simultanément, comme par un mouvement de flux et de reflux, l’idée d’une expropriation dont surgit, admirablement, l’idée d’un rapatriement. L’expatrié d’ici est le rapatrié de là-bas : il est chez lui dans la dimension qui l’exile : dimension verticale. Les lieux appartiennent bien plus, ontologiquement parlant, à celui qui s’avance vers eux, les surplombant de tout le pouvoir allégé de sa quête, qu’à celui qui, les dominant physiquement, devient le possédé de sa possession. La grandeur de Jérusalem dans la globalité abrahamique est d’être une ville impossessive et impossédée et où l’islam ne s’est vraiment imposé – une première fois par l’entrée du calife ‘Umar dans la Ville sainte en 636, une seconde fois par la reconquête de la ville sur les croisés par Saladin en 1187 – que pour avoir géré pacifiquement, sur des siècles, l’ensemble de l’héritage. On ne sait peut-être pas assez comment s’est faite l’entrée du calife ‘Umar. Elle s’est faite non par conquête mais par capitulation, les troupes musulmanes ayant campé sur le Mont des Oliviers pendant un an, avant d’être introduites par la patriarche Sophrone dans une cité laissée à l’abandon. C’est ainsi que s’obtenaient certaines des victoires de l’époque : par une connivence entre les assiégés et les assiégeants. Ici la connivence des assiégés allait aux musulmans contre l’occupation byzantine abhorrée. Les chrétiens de Jérusalem, comme ceux de Syrie et plus tard ceux d’Egypte, ont reçu les Arabes en libérateurs au témoignage de tous les historiens chrétiens de l’époque. Et que fit ‘Umar en entrant à Jérusalem ? Il se fait conduire aussitôt sur l’esplanade du Temple à l’endroit du Rocher sacrificiel d’Abraham. Le lieu, délaissé par les juifs, était devenu, du fait des chrétiens, un dépôt d’ordures. ‘Umar demande qu’il soit immédiatement nettoyé, purifié – le restituant ainsi à sa vocation sacrée originelle. Il en affirme la nature abrahamique valable au regard de tous les croyants et c’est seulement plus tard, sous le calife omayyade ‘Abd-al-Malik, que sera construite l’actuelle mosquée qui porte ce nom.

La première nuit du Destin

Les croisés ont occupé la ville en 1099 en perpétrant un massacre si terrible que, disent les chroniqueurs latins, le sang musulman et le sang juif formaient un ruisseau qui montait jusqu’au poitrail des chevaux. C’est Salah ad-Din l’Ayyûbide, le plus preux et le plus noble chevalier de l’Islam, si l’on excepte Muhammad, qui va reprendre la ville un siècle plus tard, en 1187. Ce jour-là était celui de la fête musulmane de l’Isra et du Mi’raj qui célèbre la nuit où le Prophète a fait sur l’échine du Cheval ailé Al-Buraq le voyage de Jérusalem puis, de là, est monté au ciel à angle droit, jusqu’au pied du trône … Depuis cette date, la cité rayonnante sur fond de nuit théologique, n’a pas quitté l’islam sous son ciel de constellations arabes jusqu’au (mauvais) mandat britannique des années vingt et à l’entrée tonitruante de la troupe israélienne dans ses vieux murs gorgés d’un silence millénaire.

… Parce que La Mecque était polythéiste, que la Ka’ba était un temple impie consacré aux trois affreuses idoles Al-Lât, Al-‘Uzza et Manât, Muhammad, quand il y priait – par respect pour Abraham qui avait bâti le sanctuaire initial voué à Dieu seul - y priait en direction de la capitale sainte de Palestine. Ibn Ishâq, dans Sirât Rassûl Illah, nous le décrit en position orante : « Debout, comme il en avait l’habitude, entre l’angle de la Ka’aba regardant le Yemen et la Pierre Noire, au pied du mur sud-est, le visage tourné vers Jérusalem.  » Tout l’islam des origines dirigea son office vers cette ville car c’est Abraham également qui avait bâti, là-bas, au nord, le premier Temple. Abraham serait resté là, pour une petite éternité, si ne l’avait surpris – dans le temps prophétologique qui est temps intemporel, temps d’avant l’indivision et où les ouvriers de Dieu peuvent se rencontrer sur fond d’absolu – la nostalgie immense de Muhammad : voilà en tout cas ce que nous confie la Tradition. Aussi enfourcha-t-il Al-Burâq, l’équidé ailé à tête humaine, et vola-t-il vers La Mecque où, en souvenir de l’autre sanctuaire, l’homme de Dieu construisit-il la Ka’ba. La Ka’ba se trouvait ainsi, dès avant l’islam, au cœur des Arabes. Certains des premiers croyants, tout en priant à la suite du Prophète en direction de Jérusalem, n’en étaient pas moins la proie d’un doute lancinant. Une tradition raconte que se rendant de Yathrib à La Mecque pour y rencontrer l’envoyé de Dieu, un groupe de nouveaux convertis, et parmi eux le vieux Barâ, priait, comme il convient, en tournant le dos à la Ka’ba, et regardant vers le nord où se trouvait Al-Quds. Tous agissaient ainsi, à l’imitation du prophète, sauf Bara’, qui, bien fidèle musulman, avait à cœur de regarder vers le sanctuaire mecquois, le grand pôle des Arabes. Il était à l’approche de la mort, et peut-être pressentait-il ce qui allait se produire quelques jours plus tard : le changement du cap de la dévotion. Arrivé à la Mecque, il demanda à Muhammad s’il avait bien fait. Celui-ci répondit, assez énigmatiquement « Tu avais une direction, si seulement tu t’y étais tenu ! » Basrâ se remit alors à prier vers Jérusalem mais la question resta suspendue jusqu’à la fin. Bientôt, à la suite des insurmontables difficultés que le Prophète connaîtra à Médine, celui-ci décidera brusquement d’orienter désormais l’oraison vers la Mecque.

Le mystère de l’Ascension nocturne

… Je ne parlerai pas longtemps de l’Isrâ’ qui est le mystère de l’ascension nocturne de Muhammad jusqu’au pied du Trône marqué par « le jujubier de la limite – comme dit le Coran. N’est-il pas énoncé dans l’un des commentaires les plus anciens fondés sur les paroles du Prophète que le jujubier est enraciné dans le Trône  » ? Et Tabari d’ajouter dans son Tafsir (Explicitation) que cet arbre définitif indique « le terme de la connaissance de tout connaissant, qu’il soit archange ou Prophète envoyé ». Tout ce qui est au-delà est un mystère caché, inconnu de quiconque sauf de Dieu seul. C’est là, au point du Jujubier de la limite, que le compagnon de voyage du Prophète, Gabriel, a pu lui apparaître soudainement dans toute sa splendeur d’archange – tel qu’il avait été créé à l’origine », dit Bukhari. Mais, pour les mystiques du cœur, c’est Dieu lui-même qui apparaît ainsi, dans la plus courte distance à son serviteur ébloui.

… Oui, c’est là l’une des plus belles et des plus étranges parmi les apparitions dont un homme d’ici-bas a pu être gratifié. Selon le Tafsir, c’est bien la lumière divine qui était descendue sur le Jujubier et que Muhammad contempla sans sourciller. N’avait-il pas adressé à Dieu cette supplique : « Je prends refuge dans la lumière de ta face » ? D’après les mystiques soufis, dont Ja’far as-Sadiq – qui a médité cette expérience muhammadienne bien avant Bistami et Hallaj – l’essence prééternelle du Prophète est cette lumière même, dont Dieu a tiré les univers.

Le voyage à Jérusalem

Mais c’est le voyage à Jérusalem qui constitue le premier maqâm, la première « station » de cette extraordinaire équipée aux limites de l’Être.

… L’histoire, celle de l’Isrâ’, dont Dante a peut-être tiré la première étincelle de son Paradis, est, de toute façon, belle à entendre, belle à conter. «  Tandis que je dormais dans le Hijer [le vallon mecquois où se dresse la Ka’ba], aurait dit Muhammad – d’après Ibn Ishâq -, Gabriel vint à moi et me poussa du pied ; sur quoi je me dressai sur mon séant mais, ne voyant rien, je me recouchai. Il vint une deuxième fois, puis une troisième, et me prit enfin par le bras. Je me levai et me tins à son côté jusqu’à ce que qu’il me conduise à la porte de la Mosquée [le sanctuaire]. Il y avait là un animal blanc, tenant de la mule et de l’âne, qui portait sur ses flancs des ailes qui lui servaient à mouvoir ses pattes ; et chacune de ses foulées couvrait la distance que l’œil est capable d’embrasser. »

Muhammad enfourche Al-Burâq, cette même cavale mystique qui avait servi à Abraham pour rejoindre La Mecque et y guérir sa nostalgie. Gabriel, à côté de lui, montre le chemin tout en réglant son pas angélique sur celui du coursier céleste. L’équipage va vers le Nord, dépasse Yathrib et Khaybar, arrive à Jérusalem. Là, un groupe de prophètes attend : il y a Abraham, Moïse, Jésus, d’autres encore. Ils reçoivent chaleureusement Muhammad qui leur dit souhaiter prier. Ils se placent en rang derrière lui pour accomplir le rite. Ensuite, nous dit Ibn Ishâq, deux récipients, l’un contenant du lait, l’autre du vin, furent présentés au Prophète. Muhammad prit le lait et le but. Gabriel lui dit alors : « Tu as été guidé sur la voie primordiale, ô Muhammad, et tu as guidé ton peuple sur cette même voie. Désormais le vin vous est interdit. »

C’est durant ce Voyage nocturne, et peut-être durant la dévotion collective à Jérusalem, que furent instituées les cinq prières quotidiennes de l’Islam. C’est à Jérusalem aussi … que l’Islam matérialisera son plus profond respect pour la femme à travers la reconnaissance, coraniquement affirmée, de la prééminence de Marie. Beauté, splendeur de ces instants passés à Jérusalem puis au ciel, ce ciel qui brille au-dessus de la ville et qui est magnifiquement « bâti ».

… Ibn Ishâq raconte que, d’après les propos prophétiques, Moïse attendait Muhammad à l’issue de sa contemplation mystique  : « Combien de prières t’ont-elles été imposées ? – Cinquante par jour, répondis-je. «  C’est trop et ton peuple est trop faible pour supporter un tel fardeau. Retourne auprès de ton Seigneur et discute avec lui. » J’y retournai, puis revins vers Moïse qui me reposa la même question, alors que Dieu venait de m’enlever dix prières. « C’est trop  », dit encore Moïse. Chaque fois que je repassais devant Moïse, il me faisait rebrousser chemin jusqu’à ce qu’enfin toutes les prières m’aient été retirées à l’exception de cinq par jour pour chaque période constituée d’un jour et d’une nuit. Revenu près de Moïse, il me posa encore une fois la même question, à laquelle je répondis : « Je suis déjà tant de fois retourné vers mon Seigneur et lui ai tant demandé que j’en ai honte. Je ne retournerai plus ! » C’est ainsi, conclut Muhammad, que celui qui accomplit les cinq prières avec la foi et la confiance la plus entière dans la bonté divine, celui-là recevra la récompense de cinquante prières. »

Le Dôme du Rocher et la Mosquée lointaine

… Sur le rocher du sacrifice abrahamique, dégagé de ses détritus par ‘Umar, sera érigé par la suite Qubbat as-Sakhra, le dôme du Rocher, œuvre du calife Omayyade ‘Abd al-Malik en 691, premier monument architectural de l’Islam. Une vingtaine d’années plus tard, en 717, sera érigée «Al-Masjid al Aqsa, « la Mosquée lointaine » ou « très éloignée » évoquée par le Coran … C’est là, en effet, nous dit la tradition musulmane qui reprend à son compte une tradition chrétienne byzantine, que Zacharie, père de Jean-Baptiste et prêtre lévitique, a reçu le vœu de Marie de Nazareth présentée au Temple. Et c’est là que, d’après le Coran, celle-ci, Marie, a attendu dans la prière et la dévotion l’élection mystérieuse dont elle sera l’objet de la part d’Allah … Vocation mariale de Jérusalem, au regard de l’islam, comme aussi vocation abrahamique de toute la ville dans l’ensemble de l’espace irrigué par l’illumination divine. Et, parce que cette ville est un signe majeur, elle sera présente à l’avant-scène de l’eschatologie quand se profilera la fin des temps.

Salah Stétié

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