Des Maghrébins s'expriment
Saad Abssi et Mohammed Benali

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Saâd est père de 8 enfants et grand-père de 12 petits enfants.
Mohammed est père de quatre enfants.
Ils ne pouvaient manquer de s’exprimer sur la famille.

D’une culture à l’autre

Christine : J’ai l’impression que la rencontre entre la conception de la famille telle qu’elle est vécue au bled et telle qu’on peut la vivre en France est parfois difficile. Je m’aperçois que certaines femmes se laissent abuser par des hommes qui profitent d’elles en se servant de l’islam.

Je vois à La Caravelle des femmes seules, veuves ou répudiées, qui cherchent à se marier. J’ai deux cas présents dans la tête. L’une d’entre elles rencontre un homme. Ne voulant pas d’une aventure passagère, elle exige un mariage « à la musulmane », c’est-à-dire « par Fatiha » ; au bout de peu de temps, elle prend conscience que cet homme est déjà marié civilement. Il la laisse tomber et elle s’aperçoit qu’elle n’a aucun droit. Je pense à une autre femme, divorcée mais vivant avec sa fille de 12 ans. Victime d’un accident, elle ne peut rester seule et une amie l’héberge chez elle, le temps qu’elle se remette d’aplomb. La personne qui l’accueille lui fait la morale : « Tu n’as pas le droit de rester sans mari ». Par scrupule religieux, la femme accepte l’homme qu’on lui présente. Celui-ci, déjà marié civilement lui aussi, la laisse choir après l’avoir mise enceinte. La pauvre femme se retrouve seule avec un bébé. Sa fille l’avait quittée ; voyant arriver un autre homme, elle avait préféré rejoindre son père.

Mohammed : Vous savez ce que c’est qu’un mariage par Fatiha. Si un garçon et une fille veulent vivre ensemble, ils sont obligés, s’ils sont croyants, de passer par un certain rituel. Au cours d’une rencontre présidée par une personnalité non officielle, dans n’importe quel cadre, en présence de deux témoins, ils prononcent leurs consentements.

Je considère, pour ma part, qu’une union de ce genre n’est qu’une forme de concubinage. Ils peuvent se quitter comme ils veulent : il leur suffit pour cela de prononcer la formule de répudiation prévue par la Sharia.

Certains « savants », en voyant les abus dont tu parles, reviennent sur cette position traditionnelle. Pour qu’un mariage soit valide à leurs yeux, il faut qu’il soit reconnu et enregistré par un pouvoir civil. A la mosquée de Gennevilliers, on lutte contre des pratiques de ce genre. Il est vrai qu’arrivant en France, les valeurs traditionnelles du mariage disparaissent.

Saâd : En réalité, en islam, à l’occasion d’un mariage, on fait venir toute la famille. C’est vraiment la fête et ce ne peut être clandestin. «  La richesse et les enfants, c’est le plaisir de la vie », dit le Coran. Une union qui n’est pas marquée par une rencontre de ce genre, n’a pas de consistance.

Mohammed : Je suppose que, chez les chrétiens, les jeunes qui vivent en concubinage passent devant un prêtre.

Christine : Pas du tout ! L’Eglise interdit la cohabitation entre personnes qui ne sont pas mariées mais, depuis quelques dizaines d’années, elle n’est plus écoutée. Des couples, même décidés à vivre en commun, refusent toute forme officielle de mariage, religieuse ou civile. Certains se marient à partir du moment où ils décident d’avoir des enfants. Ceci était impensable pour la génération de leurs grands-parents. D’ailleurs, si ces couples se mariaient devant un prêtre sans passer par la Mairie, le prêtre serait en infraction : l’Eglise ne peut intervenir, en matière de mariage, qu’après les formalités civiles.

Mohammed : La rencontre des conjoints est aussi un des aspects de la rencontre des cultures. Il y a des villages du Maghreb où tu n’as pas le droit d’épouser une femme du douar voisin. Tu dois trouver sur place la femme de ton choix. Quand on se retrouve en France, les réactions sont différentes. On en vient même à choisir des femmes non-musulmanes !

Christine : Pas toujours ! Les coutumes du bled se retrouvent en France. Une jeune femme de 20 ans, que je connais depuis qu’elle était en CE2, vient vers moi, l’autre jour, et me dit, toute joyeuse  : « Je vais me marier ! » Elle m’explique que c’est avec son cousin, au bled. Elle ne le connaît pratiquement pas (« Je l’ai vu une fois, j’avais 8 ou 9 ans »). Elle raconte alors l’histoire d’une de ses cousines qui s’est mariée avec quelqu’un qu’elle ne connaissait pas et cela n’a pas marché. « Si le mari avait fait partie de la famille, ils auraient pu s’arranger. Dans une famille, on finit toujours par se mettre d’accord ».

Solidarité familiale

Christine : La famille, en islam, est plus solidaire que la famille occidentale.

Saâd : C’est sans doute en train de diminuer mais, au temps de ma jeunesse, c’était très fort. Je me souviens, c’était pendant la seconde guerre mondiale, un parent assez lointain, dans mon village natal, travaillait pour entretenir les palmiers. Il m’a demandé un coup de main et on a travaillé pendant deux mois pour dégager le sable et installer des dunes. Bien sûr, il n’était pas question de se faire payer. Mais, de retour au village, il m’a dit : « Regarde la maison de ta grand-mère. On va la remettre en état ». Non seulement il a travaillé pour tout remettre à neuf mais quand l’ouvrage a été terminé il m’a dit : « Ta grand-mère aime beaucoup le café et, depuis le début de la guerre on n’en trouve plus. Il faut absolument que j’arrive à lui en apporter ! » Je ne sais pas comment il s’y est pris, mais je revois la tête de ma grand-mère quand mon « cousin » lui a offert un sachet de café qu’elle a fait griller sur le champ ! » Il fallait qu’il marque sa solidarité et sa reconnaissance.

Mohammed : Un Egyptien avec qui je travaille m’a raconté comment, là où il habite, dans le Nord de l’Egypte, l’Etat n’a pas le pouvoir d’intervenir. C’est le chef de tribu qui tranche en matière de justice : ils ont leurs tribunaux dans les maisons. Chaque membre est obligé de se soumettre au chef. En contrepartie, quand quelqu’un tombe malade, tout le monde collecte. Quand l’un d’entre eux meurt, tous prennent le deuil, même lorsque le défunt n’est pas un proche. Aujourd’hui encore, ici en France, quand quelqu’un de ta famille arrive et désire s’installer, tu n’as pas le choix. Tu es obligé de le prendre en charge jusqu’à ce qu’il ait trouvé du travail. Il n’y a pas longtemps, quelqu’un de ma famille, un cousin pas très proche, est venu sans m’avertir. Il est arrivé de l’aéroport avec ses valises et s’est installé pour plusieurs semaines. La famille s’étend au voisinage. Je suis ancien député en Algérie. A ce titre, je reçois une pension que j’ai décidé de mettre à la disposition de mon village natal et cela a permis à des jeunes gens sans fortune de se marier.

Saâd :Je souligne que cette solidarité est précieuse face aux difficultés. Par exemple, ma mère est morte alors que j’avais six ans et mon père lorsque j’en avais douze. J’ai été élevé par deux sœurs qui étaient mariées, par ma grand-mère et par trois tantes.

La place de la femme
dans la famille musulmane

Christine : Je parlais à une Marocaine qui a deux jeunes enfants  : un garçon et une fille. Nous parlions d’éducation sexuelle des jeunes. Elle me disait qu’elle accepterait que son fils ait des relations sexuelles avant d’être marié, parce que c’est dans la nature ; mais elle ne l’accepterait pas de sa fille parce que c’est une question d’honneur. On reproche à la famille musulmane que la femme y soit soumise à l’homme. Dans ce numéro, un article de Fawzia Zouari dénonce la condition faite à la femme dans les pays méditerranéens.

Saâd : Chez nous, en Algérie, la femme est soumise, c’est vrai, mais à sa belle-mère plutôt qu’à son mari lui-même. La vraie patronne, dans une famille, c’est la maman du garçon. Très souvent, les familles sont regroupées. La femme du grand-père, dans ma famille, commandait tout le monde. Les quatre frères étaient regroupés avec leurs femmes dans un même ensemble, autour d’un même puits. Pour le travail de la terre, par exemple, c’est elle qui distribuait les tâches. Elle précisait à chacun ce qu’il avait à faire et chacun s’exécutait. Mais ce que je décris a déjà beaucoup bougé. Les femmes sont de moins en moins soumises !

Christine : Une jeune femme travaille chez nous depuis plusieurs années. La confiance est grande entre elle et nous. Au printemps on l’autorise à prendre ses congés plus tôt que prévu pour qu’elle puisse rejoindre sa mère malade, quitte à allonger la durée de ses vacances. Pour des raisons internes à l’association, il était indispensable qu’elle soit rentrée le 1er septembre. En réalité, elle reste au travail sans donner de raison. A la mi-août, elle téléphone du Maroc, se référant aux propositions qu’on lui avait faites au printemps, et nous supplie de lui permettre d’allonger son séjour au bled en septembre. Il nous était impossible d’accéder à sa demande. Fatima, l’adulte-relais, nous a expliqué que si elle était partie en juillet, sans son mari qui travaillait, il lui aurait fallu loger chez sa belle-mère. Manifestement celle-ci ne l’aurait pas autorisée à aller dans sa propre famille. Il fallait attendre les vacances du mari, début septembre, pour obtenir la permission d’aller aider sa mère.

Mohammed : La femme n’est pas plus mal lotie en islam qu’ailleurs. A la mairie d’Asnières on trouve une stèle de marbre où il est écrit : « La femme doit obéissance à son mari et le mari subvient aux besoins de sa femme ». En France, au 19ème siècle, dans les familles bourgeoises, le système était également coercitif. J’ai lu quelque part qu’aux Etats-Unis, le nombre des femmes battues était impressionnant. D’ailleurs lorsqu’en islam on établit le contrat de mariage, il faut qu’un homme soit auprès de la jeune femme (le père ou, à défaut, un oncle, un frère ou un personnage désigné par elle). On n’estime pas pour autant que c’est au père de donner son consentement. Si le père n’est pas d’accord, on demande à la fille de nommer un autre mandataire. La présence d’un homme auprès de la jeune fille se justifie par le fait qu’il devra veiller à ce que le mari respecte son épouse. S’il constatait que celle-ci était maltraitée, il devrait intervenir, la loi l’y contraint.

Mariage civil et mariage religieux

Christine : Tu fais allusion à la célébration du mariage ; s’agit-il du mariage civil ou du mariage religieux ?

Mohammed : On ne fait pas cette distinction en islam. On peut dire qu’il s’agit d’un mariage civil : c’est une union reconnue, célébrée, authentifiée par une autorité compétente. Autre est le juge qui fait face aux problèmes courants de la société, autre est celui qui s’occupe des mariages. Le mariage est géré par ce qu’on appelle « le code de la famille  » et on distingue les tribunaux qui gèrent le code de la famille et les tribunaux qui s’occupent des affaires pénales. Mais ce sont des tribunaux, ce ne sont pas des mosquées. En islam, un mariage n’a rien à voir avec l’imam. Dans un pays musulman, aucune mosquée ne gère les mariages. Nous avons des « Tribunaux des Droits de la famille » ; on n’y trouve aucun imam Les juges de ces tribunaux sont formés dans des écoles juridiques ; ce sont des juristes. Ils gèrent les questions d’héritage, les conflits familiaux, les divorces.

Tout en étant civil, ce mariage est religieux. Le « Adil », c’est-à-dire le juge préposé au mariage, prononce des versets coraniques avant de rappeler les conditions de l’islam concernant le mariage. Ensuite, il notifie la dot et nomme les témoins.

Christine : En christianisme, la vie en couple a une portée spirituelle importante. L’amour de l’un à l’égard de l’autre, dans un couple, ne fait qu’un avec l’amour de Dieu pour l’homme. Quand on aime au point de vouloir donner totalement sa vie à l’autre, on vit à l’image de Dieu. Ce qui fait la beauté de la vie en couple, c’est que chacun donne sa vie à l’autre : ce don est à l’image de la relation que Dieu a avec les hommes. Qu’en est-il en islam ?

Mohammed : « Il vous a créés d’un mâle et d’une femelle et il a mis entre vous amour et miséricorde », dit le Coran. Entre les membres du couple, entre l’homme et la femme, il y a amour et miséricorde. Le lien entre le croyant et son Seigneur, c’est aussi l’amour. Le même mot, en arabe, est utilisé pour dire le lien entre les époux et le lien à Dieu. En français, le mot « amour » peut désigner le rapport sexuel (« faire l’amour »). Ce n’est pas le cas en arabe. Pour que le couple soit vraiment un couple, il faut qu’entre eux règne l’amour au sens de « miséricorde ».

Saâd : Le coran dit aussi : « L’argent et les enfants c’est le plaisir de la vie ». La prospérité, la générosité qu’elle permet sont des dons de Dieu à la famille.

A propos du mariage des homosexuels

Christine : L’homosexualité n’est plus médicalement considérée comme une maladie ; Juridiquement elle n’est plus considérée comme immorale. On y voit une particularité qu’il faut respecter. Comment juge-t-on les homosexuels en islam ?

Mohammed : Peut-être qu’ils se cachent mais, en islam, un homosexuel aurait trop honte pour se manifester. Dans l’abstrait, on se réfère à Loth que les chrétiens connaissent par la Bible. Le peuple de Loth est un peuple maudit à cause de l’homosexualité. Je ne pense pas qu’on soit homosexuel de naissance : c’est une perversion dont la société est la source. A mon avis, un homosexuel peut éviter de sombrer dans ces pratiques immorales. Je ne condamne pas les homosexuels ; je ne les méprise pas ; je formule seulement un avis personnel.

Saâd : J’ai connu beaucoup d’homosexuels quand je travaillais à la FNAC. Je voyais bien qu’ils étaient mal dans leur peau mais, au travail, on n’avait pas l’occasion d’approfondir la question.

Christine : Que pensez-vous de la loi du « Mariage pour tous » ?

Saâd : Je reste bloqué devant la question ; je ne sais pas quoi en penser. Ne me demandez pas mon avis. Mais je vois mal deux femmes fonder une famille.

Mohammed : Je suis contre cette loi. C’est une catastrophe pour la famille. C’est un cancer qui ronge la cellule de base de la société ; c’est une maladie contagieuse. Dans l’avenir la société sera composée de familles homosexuelles et la famille saine va se retrouver minoritaire.

Christine : Du moment que la médecine permet l’insémination artificielle, on n’empêchera pas les femmes d’être enceintes. Elles auront des enfants qui ne seront pas protégés par la loi.

Mohammed : Il faut interdire l’insémination artificielle. Un enfant élevé dans une famille où les parents sont homosexuels sera lésé. L’enfant a le droit de connaître ses grands-parents, sa famille, ses cousins, ses origines. L’enfant né de façon artificielle dans un couple homosexuel sera privé de tout cela. Il n’aura pas droit à un vrai père ni à une vraie mère ; c’est pourtant la première condition pour avoir une vie vraiment humaine.

Christine : Le monde est en train de changer. Qu’on le veuille ou non, qu’on fasse des lois pour interdire ou pour permettre, dans quelques dizaines d’années la société aura à accueillir des couples homosexuels avec des enfants obtenus, par exemple, à l’étranger. Si on enferme a priori tous ces personnes dans des jugements qui les condamnent ou les méprisent, on prépare une société malheureuse.

Mohammed : Il y a quelques années, on condamnait des homosexuels qui cohabitaient. Si on suit l’évolution de la société, on trouvera aussi des excuses pour les pédophiles. On dira : « Il faut les comprendre ! » Tu dis que le monde va changer mais, en réalité, c’est nous qui changeons le monde.


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