Arts et fraternité
Christine Fontaine
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Miser sur les possibilités artistiques de tous est sans doute un bon chemin pour se reconnaître proches, par-delà la diversité des cultures.

Dans une cité

Quelques musulmans et quelques chrétiens avaient créé une association 1901 ayant pour nom « Approches islamo chrétiennes dans les Hauts-de-Seine ». Pour faire bref, nous disions « Approches 92 » pour la désigner. Ces cahiers ont marqué ses vingt ans voici deux ans. Dans le cadre de cette réflexion sur les arts, il est intéressant d’évoquer une fois de plus l’expérience dont nous avons déjà parlé. L’objectif de cette poignée de personnes était d’unir les efforts des croyants de nos deux religions pour se mettre au service d’une société plus juste et plus fraternelle.

Nous avions réussi à nous installer dans une cité qui ne ressemblait pas à ce qu’elle est maintenant après avoir été restaurée. On y trouvait « la barre » de béton la plus longue d’Europe ! Y résidaient 6000 personnes dont la moitié avait moins de vingt ans. Il a fallu un long temps avant d’y être reconnus. C’est en découvrant les possibilités artistiques cachées chez ces femmes vivant aux marges qu’on a pu les rejoindre et entrer avec elles dans la société. Elles avaient grandi au bled ; on les avait mariées à un ami venu de France. Elles vivaient souvent cloîtrées dans les appartements et ne se rencontraient guère que sur le pas de leurs portes ou chez l’épicière venue du Maroc, elle aussi. Beaucoup ne parlaient pas du tout français.

Un réveil

Un jour, j’ai fait appel à Rosy Collar, une sociologue faisant des études sur la place du tissage au Maghreb. De manière très sommaire, mettant des tables sur champ, elle a amorcé ce qu’en langage technique on appelle une chaîne, c’est-à-dire un ensemble de fils, un peu comme les cordes d’une harpe entre lesquels les doigts font passer la laine. Notre local était très étroit et il fut envahi par une foule de mamans, de grands-mères, de jeunes filles et de fillettes. Ou bien elles retrouvaient les gestes de leurs jeunesses ou bien elles se rappelaient le travail de leurs mères au temps de leur enfance. Rosy et moi étions fascinés par leurs rires et sourires en touchant la laine, en choisissant avec soin les couleurs, en se bousculant pour avoir la possibilité d’accéder aux ersatz de métiers. Les gamines, elles aussi, étaient ravies. Sur de vulgaires cageots ramassés sur le marché, Rosy avait cloué quelques petits clous pout fixer les fils entre lesquels on leur apprenait à passer la laine

Les jours qui ont suivi, on s’est arrangé pour donner une suite à cette expérience. Il s’est trouvé qu’une voisine avait un « ourdissoir  » : c’est avec cet instrument qu’on peut préparer la chaîne. Un père de famille a construit un cadre en bois rudimentaire qui a pu faire office de métier. On a proposé à une équipe de femmes de constituer une équipe ; parmi elles se trouvait une Marocaine particulièrement experte et qui a accepté de transmettre son savoir.

Une expérience artistique interculturelle

Tout cela était trop rudimentaire. À tout hasard, j’avais écrit à Martine Aubry, alors Ministre du Travail, pour lui faire part de notre initiative et demander son aide. Surprise ! Quelques semaines après, deux dames, fonctionnaires à la Direction Départementale du Travail, venaient nous aider à lancer avec elles un chantier d’insertion. En général il ne s’agit pas là d’un lieu d’apprentissage proprement dit mais d’un temps où, à travers des activités ne nécessitant pas de compétences particulières, on apprend à des étrangers la législation du travail, la langue française et l’originalité du pays qu’ils viennent de rejoindre. Nos deux guides ont su adapter la formule à notre situation en organisant avec nous un apprentissage au tissage.

Pendant cinq ans, un groupe de Marocaines a vécu avec quelques personnes une expérience de fraternité exceptionnelle. Il faut rendre hommage à Sœur Florence. Cette religieuse, Missionnaire d’Afrique, avait dirigé pendant vingt ans un atelier de tissage, à El Oued, en Algérie. Les tisserandes ont été soumises avec elle à rude école. Devant ses exigences, il arrivait que ses élèves éclatent en sanglots mais le lien avec elle est particulièrement solide. Elles sont devenues capables de faire de belles tapisseries en suivant les méthodes des Gobelins ou d’Aubusson ou celles du Maghreb.

« Nous sommes des artistes », disaient-elles au terme de leur apprentissage. Il est vrai qu’elles avaient appris à transformer en tapisseries des œuvres composées par des peintres connus. Le premier d’entre eux fut Jacques Aubelle. Pendant les vacances, j’étais passée par la ville de Tournus et, tout près de la fameuse basilique, j’avais découvert l’exposition de ses œuvres ; elles m’avaient paru susceptibles d’être transformées en tapisseries. Je lui ai fait part de notre travail et il a accepté que nous nous servions de ses toiles. Il est allé jusqu’à nous donner des reproductions sur papier. Jacques Aubelle fut le premier artiste qu’abordèrent les tisserandes. Elles s’appliquèrent avec soin sur les courbes et sur le choix des laines pour bien « rendre  » les dégradés : la reproduction d’une couleur est une tâche délicate. Au printemps 2007, la paroisse St Paul à Paris nous prêtait ses locaux pour nous permettre d’organiser une exposition de leurs œuvres. Jacques Aubelle y était présent et s’est trouvé fort honoré par le travail de ces tisserandes. Elles-mêmes, faut-il le dire, éprouvaient une grande satisfaction : « Je suis fière de toi, maman », disait une adolescente à sa mère.

Dominique Penloup, lui aussi, s’est intéressé à notre expérience. Connaissez-vous le poème de l’Apocalypse de Jean qui, décrivant la fin du monde, parle du mouvement du ciel qui se déroule comme les livres de l’antiquité dont les pages sont roulées autour d’un axe  ? Un des cartons de Dominique montre cet étalement, semblable à celui d’un texte, d’un ciel gris-bleu au cœur duquel dansent les étoiles. Une des originalités de ce grand artiste est de travailler sur des mots écrits mais illisibles. Il mise sur la forme et sur les couleurs indépendamment du sens. C’est ainsi qu’il a fourni à l’atelier une série d’œuvres où la lettre X se déplace sur un fond d’or taché de rouge et de noir.

Dominique- Medhi Doulain, un peintre converti à l’islam, lui aussi nous a fourni matière à tissage : mentionnons ce dessin où une échelle est lancée dans les hauteurs et où accède un certain personnage assez mystérieux. Sans doute, sans le savoir, Dominique Mehdi donne à imaginer le songe de Jacob dont parle la Genèse : « Une échelle …montait dans le ciel et les anges de Dieu y montaient et descendaient. » (Gen. 28,12)

Rencontre des cultures

Un point est à souligner. Sœur Florence a initié ces femmes à un art occidental mais, ce faisant et sans le vouloir, elle a réveillé chez ses élèves l’amour de leur culture d’origine. En effet, elles en sont venues à se rappeler l’univers dont elles sont issues et à pratiquer les méthodes dites « berbères ». C’est ainsi, par exemple, qu’elles ont confectionné un immense tapis de laine aux couleurs chaudes. Elles composent aussi de beaux coussins ou des trousses originales dans le style du Maghreb. Elles trouvent ainsi leurs places dans l’histoire de l’art arabo-musulman.

Quand deux cultures se rencontrent, loin de se contrarier chacune se ravive. La présence de l’islam dans notre pays est souvent considérée comme une menace pour notre art de vivre. On a tort de se crisper sur des détails « ostentatoires » comme le voile ou le burkini : ceux-ci nous empêchent de voir un univers caché qu’il faudrait découvrir. À ce propos, je déplore les décisions de l’Education Nationale qui s’obstine à refuser l’enseignement de l’arabe dans les collèges et les lycées. À en croire notre expérience, accueillir la culture des familles issues de l’immigration ne peut que faciliter l’entrée dans l’univers de Racine et de Voltaire. Réciproquement découvrir l’inconscient culturel des familles où grandissent les jeunes d’origine maghrébine ou africaine devrait faire grandir le respect mutuel et stimuler la création.

Notre société ne semble pas comprendre ce qui nous paraît une évidence. Nous avons tenté de remédier à ces lacunes auprès des jeunes. Notre association avait organisé du soutien scolaire pour les enfants de la cité. La Sécurité Sociale versait des subventions pour ce genre d’activités à condition qu’on propose des activités d’ordre culturel aux jeunes qu’on accueillait. L’occasion nous semblait bonne pour faire appel à un calligraphe. Las ! « Nous sommes dans une société laïque et la calligraphie ne fait pas partie de la culture. » nous fut-il répondu. Laïcité ! Que de sottises ne commet-on pas parfois en son nom !

Christine Fontaine

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