Abouna Salim Ghazal
un héros du dialogue islamo-chrétien
Georges Baguet
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Abouna Salim Ghazal est mort le 29 avril 2011.
Ce religieux de St Sauveur avait été nommé en 2001
évêque auxiliaire du Patriarche d’Antioche.
Comme les Frères de Tibhirine en Algérie,
il fut un artisan infatigable du dialogue islamo-chrétien au Liban.

Le CCFD lui avait consacré un livre en 1994
relatant son action au cœur de la guerre de son pays
et proposant une analyse théologique et politique de son engagement
(G.Baguet, B. Hallaq, M.Jondot : « Lumières sur Saïda» DDB 1994).
Nous en extrayons ces quelques pages dues à la plume de Georges Baguet.

Dans un dossier consacré au monde arabe,
nous ne pouvions laisser passer l’occasion de rendre hommage à notre ami.


Il est parti, lui aussi ; l’un des derniers sans doute, le dernier peut-être, mais enfin il est parti. Certes, il ne fuyait pas, il accompagnait les dernières familles chrétiennes. N’était-il pas prêtre ? Cette population en déroute, n’était-elle pas son peuple ? Ne fallait-il pas qu’il demeurât avec les siens jusqu’au bout, fidèle à ce que ce peuple attendait de lui ?

Cependant, rester, c’était défier celui que si souvent il avait appelé « le Malin». Une autre fidélité.

Choix difficile, douloureux, qui prend au dépourvu quand l’histoire soudain change de rythme et se précipite ; choix terrible parce qu’exigeant un engagement total, il lui faut une réponse abrupte. Ah ! Ce temps bousculé qui se moque de la réflexion et en appelle à l’instinct alors que se décide un destin! Des Français par milliers, sans doute des millions d’Européens, aux heures où triomphait la barbarie nazie, il y a un demi-siècle, y ont été confrontés. Au Liban-sud, dans le village de Salhié au-dessus de Saïda, ce 26 avril 1985, cette heure venait d’arriver.

Abouna Salim prit la route de la montagne ce jour-là, avec le dernier départ, vers six heures du matin. C’était un vendredi.

Le dimanche 28, au soir, il était de retour.

Le Liban est petit. La région de Saïda, au regard des grands affrontements européens, n’est jamais qu’un minuscule champ de bataille. Mais le courage ne se mesure pas à cette aune-là. Une quarantaine de kilomètres au plus séparent Saïda la musulmane de Jezzine la chrétienne. Entre les deux, des milices folles, la haine au poing, de cette haine qui surchauffe toutes les guerres civiles où qu’elles éclatent, cette haine qui inventa tant d’atrocités entre l’Espagne républicaine et celle de Franco, qui suscite toujours, là où elle brûle, de nouveaux Guernica : Damour, Tall-el-Zaatar et combien d’autres... Entre Jezzine dans la montagne et Saïda sur la côte, quarante kilomètres de furie mortelle et incendiaire, des villages vides, en flammes.

Comme ils avaient dénoncé les bombardements des Forces Libanaises sur les populations musulmanes de Saïda, les chrétiens du Foyer de Sahlié tentèrent, en vain, de freiner la furie antichrétienne. Qui dira jamais le déchirement de cette poignée de chrétiens, amis des musulmans, confrontés à leur impuissance devant le malheur des leurs !

Mais le téléphone marche. Salim entend la voix qui de là-bas lui dit : « A Saïda on te cherche ». Alors, tout de suite, il sait. Dans l’instant même il reconnaît quelle fidélité pour lui est essentielle.
« Je suis redescendu. J’étais seul. Je ne peux pas imaginer, maintenant, le courage qu’il m’a fallu. »

A contre-courant de tous, il s’élance ; alors que les chrétiens fuient dans la montagne, il se précipite vers la mer. Il y va, il y court. Rien désormais n’arrêtera la marche forcée vers Saïda, en bas, de ce solitaire en soutane, trapu, têtu. Ni les ultimes convois de chrétiens qu’il croise dans les premières heures de sa descente infernale, ni le silence hostile qui leur succède et qu’il lui faut traverser car sa fidélité passe par là.

Abouna marche, marche. Maintenant qu’il s’est lancé, il ne peut ni s’en retourner ni se retourner. Il marche. Il marche.

Et il a peur. « J’étais seul. Tous les villages que je connaissais si bien étaient vides. Tous. Et en flammes. »

Ces villages où tant de fois il était venu, prêtre itinérant, baptiseur, confesseur, ami des jeunes, ami de tous ; ces maisons où si souvent il était entré, ces églises où il avait prêché l’amour des autres, c’est-à-dire des musulmans. Villages, églises, maisons, et les chemins qui vont de l’un à l’autre, il les connaissait si bien.
C’était son pays.

Et les routes qui mènent des villages chrétiens aux musulmans, celles-là aussi, plus encore peut-être, il les avait parcourues maintes et maintes fois dans les deux sens. Toutes ces routes, de la montagne de Saïda sur la côte, dessinaient son pays. Plus que son pays, son chez lui.

J’ai peur. Ce n’est plus un pays. Tout signe humain, tout indice vivant a disparu. Partout le silence de la désolation.
Je suis seul. Seul.

Hier les chrétiens le portaient quand il montait avec eux. Il pensait « je les accompagne », en réalité c’était eux qui le rassuraient par leur simple présence, le fait d’être là. Il s’en rend compte maintenant, alors qu’il marche à contre-courant. Seul.

Solitude, vide, silence, si ce n’est, ici et là, les claquements des mitraillettes.
A Krayé je trouve un cadavre dans l’église : les habitants avaient pris la fuite et abandonné l’enterrement !

Les voleurs, les pillards, tels les vautours, peuvent à tout moment surgir du silence hostile qui l’enveloppe de toutes parts.
J’ai peur.
Avance, marche.

Les chrétiens maintenant sont loin en arrière. Il est seul, il se livre nu et vulnérable à tous les dangers, aux milices musulmanes vers lesquelles il descend.
Il n’a ni épée, ni glaive, ni lance.

Je n’avais que mon cœur ouvert pour parler aux musulmans.

Toujours Abouna leur avait parlé. Pendant des années, depuis si longtemps. Dans les écoles, les collèges, aux jeunes de tous les milieux ; dans les réunions publiques, les cérémonies officielles. Les notables musulmans le recevaient chez eux, les sunnites comme les chi’ites. Les musulmans de gauche de même, ceux que l’on dit laïques ! Et les pauvres, qu’ils soient musulmans ou chrétiens, les pauvres lui ouvraient toute grande leur porte. Il était l’ami de tous, Abouna pour tous. Les musulmans disaient de lui : « il est toujours présent ».

J’ai peur.
Avance, marche.

Un homme s’avance seul sur la route. Qui est-il ? Qui est assez fou pour provoquer le danger ? Qui n’a pas peur à ce point et vient vers vous sans glaive ni épée ? Quel est cet homme en soutane qui ne craint pas nos mitraillettes? Qui se joue de la mort n’ayant à offrir que sa vulnérabilité ?

Abouna, Abouna !
On me reconnaissait, on me laissait passer.

Les villages brûlaient, la haine défigurait le pays et les combattants, c’est-à-dire les miliciens. Celui-ci dont le poing serre la mitraillette, dont un foulard noir barre le bas du visage. Mais le regard est jeune et s’éclaire en même temps que ses doigts se détendent et lâchent la gâchette : « Abouna! Abouna ! La mort, non la mort de l’emportera pas ! Vous nous l’avez dit, vous me l’avez enseigné ! Abouna je fus votre élève !»

On me reconnaissait, on me laissait passer.

Puis, l’ayant reconnu, ils lui donnèrent des gardes qui l’accompagnèrent.
C’était des miliciens chi’ites. Arrivés en vue de Saïda la capitale, ils lui dirent qu’il n’irait pas plus loin, qu’il ne lui était pas permis d’entrer en territoire sunnite. Alors, de nouveau, il se retrouva seul.
De nouveau à pied, le solitaire en soutane franchit les derniers kilomètres, déserts, brûlés de soleil, que surveillent les milices.
« Je suis allé directement à l’hôpital Hammoud, dont le propriétaire est sunnite. Je connaissais le directeur. »

Quand ils le virent, le directeur, les médecins, les infirmiers, ce fut l’enthousiasme ! Il répète : « l’enthousiasme », et ajoute : « On m’a reçu comme un frère, comme un frère ! » La nouvelle a couru la ville. Les journalistes encore présents, les quelques chrétiens qui n’étaient pas partis, et les musulmans bien sûr, sont venus. Ils ont accouru nombreux, nombreux, qui saluaient Abouna Salim parmi eux ! Salim, sain et sauf !

Il eût fallu écrire le récit tout entier, suivre pas à pas et mot à mot la longue descente solitaire, à contre-courant de l’exode, au milieu de tous les dangers, il eût fallu faire entendre, entre les mots, les silences qui retiennent le souvenir et recueillent l’émotion. Celui de la fin par exemple qui s’épanche dans le sourire des yeux : « Alors, j’ai oublié mes peurs. »

« Il est toujours présent », disaient les musulmans.

Il l’était en cette fin avril 1985. Pour cette présence-là, il avait risqué tant de peurs, ne sachant pas, étant le seul peut-être, à ne pas savoir que son aura le protégeait. La réputation d’Abouna Salim débordait déjà Saïda et même le Liban-sud. Il était connu tant comme homme de Dieu que pour sa volonté d’être présent aux musulmans et de travailler avec eux. Libanais chrétien, sa solidarité sans réticence avec un Liban arabe était connue de tous. Prêtre de l’Eglise melkite grecque catholique, sa solidarité avec l’Orient arabe et musulman était tout aussi forte. « Parce que je suis catholique, avait-il coutume de dire, je n’ai pas à être un pont entre l’Orient et l’Occident. Je suis d’ici, d’Orient. Mon avenir, et l’avenir de mon Eglise, sont liés à cette terre, totalement, sans restriction. » Il affichait ces deux solidarités et saisissait toute occasion qui se présentait pour les proclamer.

Ce que lui ne savait pas, ou qu’il avait oublié, cette aura qui le protégeait, les milices musulmanes, en voyant son « cœur ouvert », l’ont su.

Dans ces conditions, le retour de Salim, sa présence à Saïda sonnait comme un véritable défi. A la confessionnalisation, à la ségrégation religieuse, aux forces d’éclatement, aidées ou non par l’étranger, en tout cas soufflées par le Malin, il opposait un non catégorique. C’était une parole politique forte, l’acte d’un Résistant.

« Lumières sur Saïda », p.30 à 34.
Merci au CCFD de nous avoir autorisés à reproduire ces pages


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