Michèle Subtil est chrétienne.
Comme pour Saad le musulman, la rencontre de la souffrance pose la question de Dieu.
Elle rend solidaire de ceux qui souffrent et suscite le respect.
Dans un hôpital
d’enfants
J’ai une formation de médecin et j’ai exercé ma profession à l’hôpital, en cancérologie. Mariée et mère de 6 enfants, j’ai cessé de travailler pour élever ma progéniture. Alors qu’ils étaient tous adultes, on m’a proposé d’exercer une fonction de laïc bénévole en aumônerie dans un hôpital d’enfants. Après réflexion, j’ai accepté. Mes enfants ne comprennent pas toujours que je n’exerce pas mon métier. Certes, la question de la souffrance et de la mort sont présentes dans la profession médicale mais la question de « Dieu » (qui est-il, où est-il, comment parle-t-il à l’homme… ?) est beaucoup plus criante quand on est dans une équipe d’aumônerie.
A l’hôpital, on circule avec un petit badge où sont simplement inscrits notre nom et « aumônerie catholique ». On se présente les mains vides : nous n’avons rien de précis à faire, rien à proposer. Seule compte la qualité de notre présence. Pour moi, c’est un lieu où j’expérimente ma foi chrétienne. Un lieu où je cherche Dieu, où je le trouve, où je le perds, où je l’espère toujours.
L’important est l’accueil que notre présence suscite quand nous entrons en relation pour la première fois soit avec l’enfant lui-même soit avec sa maman ou sa grand-mère. A nous d’être sur le chemin où la personne souhaite être reconnue, entendue. A nous de marcher à côté d’elle, avec elle, en étant là, gratuitement.
Entendre le frère qui est dans la peine
Ce qui compte n’est pas ce que nous faisons mais ce que nous sommes. Pourtant nous faisons aussi. Nous jouons aux cartes, nous faisons des puzzles, nous racontons des histoires, etc. Mais aussi nous offrons le café, dans notre petit local. Nous n’avons pas de chapelle, juste une toute petite pièce où très souvent viennent se poser, pour un temps plus ou moins long, une maman, des parents, des grands-parents. Pour nous, c’est cela accueillir, c’est cela entendre le frère qui est dans la peine, quelles que soient sa couleur ou sa religion. C’est cela vivre dans l’Esprit donné à tout homme rencontré quelle que soit sa croyance.
Nous croyons en Dieu. Mais Dieu n’est pas évident. La tendresse, l’amour déployé autour de l’enfant malade nous parlent de Dieu. Toute la confiance qui nous est accordée est reçue comme un don. Les questions, les angoisses pour l’avenir sont formulées. On parle de la fratrie, des grands-parents, d’un autre souci. La plupart du temps, nous parlons autour du lit de l’enfant ; mais ce peut-être aussi dans un couloir, un escalier ou dans notre petit local, ou même dans le métro lorsqu’il nous arrive de retrouver une maman qui quitte l’hôpital en même temps que nous. Nous en restons souvent à une relation amicale, fraternelle, d’accueil de la personne, de son vécu du moment avec le film qui passe à la télévision, le jeu commencé, le tricot en train d’avancer.
Partager les attentes
Des mamans passent des heures à attendre. Attendre les résultats d’un examen biologique, attendre le passage du médecin, attendre une place qui se libère dans un centre de rééducation où doit aller l’enfant. L’attente est souvent fatigante, démoralisante. Notre accompagnement consiste à écouter. Une écoute active, on pas pour trouver une solution ni pour donner des conseils. Nous ne sommes pas à la place de celui qui est traversé par la souffrance de son enfant mais peut-être pouvons-nous ouvrir une piste, un chemin, celui de l’espérance. « Soyez capables de rendre compte de l’espérance qui est en vous », nous dit Saint Pierre. Cette présence est faite d’attention à l’autre, d’égal à égal. Il n’y a pas d’un côté celui qui sait – et qui serait celui qui porte le badge de l’aumônerie – et l’autre qui ne saurait pas ce qu’il faut faire, penser ou dire. C’est sans doute un peu cela le ministère de compassion auquel nous sommes appelés dans nos heures passées avec et auprès des familles à l’hôpital.
La relation devient plus intense, plus engageante, quand la mort possible devient proche ou inéluctable. J’entends les interrogations des parents à l’annonce d’une maladie grave : « Pourquoi nous ? Pourquoi moi aujourd’hui alors que j’avais déjà tel souci à porter ? Qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ? Si Dieu existait, il ne permettrait pas la souffrance de mon enfant… » Toutes ces questions résonnent en moi. Peut-être sont-elles aussi celles que je formulerais si j’étais à la place de ces parents.
Les images de Dieu sont chamboulées. Nous ne sommes pas en face d’un Dieu au pouvoir puissant qui régirait le monde et les hommes. Nous sommes plutôt face au silence d’un Dieu que l’on voudrait voir intervenir, que l’on prie d’intervenir afin que le cauchemar s’arrête. Il m’arrive moi-même de dire en silence : « Seigneur, faites que cet enfant guérisse ! » Mais le miracle, tel celui de Lourdes, ne se produit pas sous nos yeux.
Pourtant nous sommes témoins de petits miracles : la force de continuer à vivre, à espérer, après la mort de son enfant. C’est l’épreuve la plus terrible qui puisse frapper un parent. Le goût de vivre meurt en même temps que l’enfant. Se relever paraît impossible. Et pourtant, petit à petit, des parents se remettent debout, choisissent la vie. Ce n’est pas spectaculaire. C’est de l’ordre du mystère. Nous faisons l’expérience d’un Dieu pauvre qui n’a rien d’autre à donner que Lui-même, un amour sans limite, sans cesse offert. Cette source « coule et court, mais c’est de nuit », nous dit Jean de la Croix.
Le langage de l'amour et celui de la révolte
Se sentir impuissant devant la maladie de leur enfant est extrêmement difficile pour des parents. Nous tentons alors de leur signifier que leur amour est essentiel et irremplaçable. Personne ne peut le faire à leur place. Des parents témoignent au quotidien, jour et nuit souvent, de cet amour, de cette tendresse. Ils déploient des trésors d’ingéniosité pour être là quand il faut quitte à réorganiser toute la vie à la maison. Cette puissance de vie nous parle de Dieu.
Souvent des parents cherchent un sens à ce qui arrive. Ils n’en trouvent pas mais disent qu’ils voient la vie autrement, que leurs valeurs ont changé, que le courage de leur enfant devant ce qui est imposé ne peut que leur donner du tonus pour continuer à se battre. Comment pourrait-on, humainement parlant, traverser ces épreuves, tenir debout s’il n’y avait quelque chose ou quelqu’un plus grand que soi qui demeure avec nous dans notre vie ? Ce « quelque chose », je l’appelle l’Esprit donné à tout homme par la mort et la résurrection du Fils de Dieu. Cet Esprit, révélé en Jésus, existe depuis toujours, en dehors du monde christianisé et pour tout homme, où qu’il soit et à quelque millénaire qu’il appartienne.
Nous avons à nous méfier d’un langage qui gommerait la réalité douloureuse de la souffrance ou de la mort. Dans le catholicisme, on s’est souvent interdit le langage de la révolte. Pourtant elle fait partie de la démarche humaine. Ma place est aussi d’être là pour recevoir cette révolte. Il est sain qu’elle s’exprime. L’agressivité, le désarroi, les cris de détresse, sont des expressions d’une relation qui se poursuit et le « Pourquoi moi ? Pourquoi notre famille ? » n’ont pas de réponse. Mais ce cri, pour moi, rejoint celui du Fils de Dieu sur la Croix, à l’heure où la foi chancelle : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Dans ce cri d’amour infini, le croyant peut voir ouvert par Jésus le passage au monde du Père, monde où la mort est vaincue. Pour moi, ce cri de Jésus est heureux, bienheureux. Lui, en qui l’humain et le divin coïncident parfaitement, s’est senti perdu, abandonné. Alors ne nous étonnons pas lorsque nous aussi traversons l’abandon.
Quand ça va mal, très mal, on est toujours tenté de dire des mots, de consoler avec des paroles, alors que justement il n’y a rien à dire. Il faut savoir porter le silence de telle sorte qu’on laisse à l’autre le temps de parler, de crier, ou de ne rien dire. Ce n’est pas facile un silence ! Souvent on est plus « juste », plus « explicite » en ne disant rien. C’est la justesse de notre attitude qui est parlante. A l’heure du vide, dire Dieu ne peut être que silence. Dire Dieu, c’est expérimenter la compassion. L’épreuve d’autrui retentit en moi, me touche au plus profond, me dérange. Pourtant je décide de rester présente, solidaire d’un frère dans la souffrance. La barrière entre le souffrant et le bien-portant peut devenir le lieu d’un désir réel de contact, de relation, de communion.
Michèle Subtil