A-t-on raison de parler d’islam en France ou d’islam de France ? Ne serait-ce pas plutôt la « Situation de la France » qui est en cause avec l’arrivée des migrants venus de pays musulmans ? C’est ce que suggère le titre d’un livre récent : « Situation de la France », écrit par un intellectuel renommé, Pierre Manent.
Quelques difficultés
L’islam peut-il prendre place dans un pays démocratique comme la France ? Trois types de difficultés devraient être dépassées pour qu’on puisse répondre positivement.
La laïcité est un premier obstacle. Les musulmans doivent l’accepter mais la société française doit reconnaître que l’effacement de la présence publique du religieux n’est pas la solution. Rappelons-nous que la loi de séparation entre l’Etat et l’Eglise en 1905, en enlevant tout pouvoir à cette dernière, n’empêchait pas « les cléricaux » et les « républicains » d’avoir la même culture. Les uns et les autres avaient la même conviction que le siècle de Louis XIV était « le grand siècle » de leur histoire ; ils partageaient le même passé, la même langue, le même sens de la patrie, la même culture. Ils pouvaient sans difficulté, communiquer les uns avec les autres. Que les musulmans venus du Maghreb respectent les interdits qui accompagnent la laïcité ne suffit pas pour qu’ils accèdent aux valeurs qui sont celles de notre pays. Le respect de la laïcité ne permet pas à lui seul de se considérer frères des Français de souche. Est-il souhaitable qu’ils se débarrassent de leur propre culture ?
En particulier – c’est un second obstacle - l’antisémitisme des français est difficilement compréhensible pour ceux qui viennent d’un pays musulman. Le souvenir de la Shoah fait des Occidentaux les alliés des Juifs. Cette position est intenable par les musulmans dans leur ensemble. L’attitude de la France face au monde juif et par contrecoup, face à Israël, en fait un pays ennemi aux yeux de l’islam mondial. La France est en état de guerre, une guerre « dans laquelle tantôt les Juifs sont les seuls visés, tantôt ils sont visés avec les chrétiens, les blasphémateurs, les policiers et en général les autorités et institutions occidentales, tantôt enfin ils sont visés non seulement avec tous ceux-là mais aussi avec les musulmans apostats. » Autrement dit, loin d’être protégés de la dimension religieuse de l’islam dans l’action politique, le pays est pris « dans une guerre dont les forces sont religieuses » même si nous voulons nous le cacher.
Il faut reconnaître enfin – c’est encore une difficulté - que l’islam de France reste lié à des pays étrangers. Les travailleurs migrants demeurent dépendants de leurs patries d’origine. Par ailleurs l’influence des pays du Golfe, dont la richesse est inépuisable, est croissante. Enfin l’islam mondial considère que l’Europe fait partie du domaine où s’applique la loi islamique, la charia : la tragédie du 13 novembre après le meurtre des journalistes et du personnel de Charlie-Hebdo en apporte la preuve. Le blasphème entraîne la peine de mort ; Charlie-Hebdo avait blasphémé en caricaturant les prophètes. Ceci entraînait le châtiment que l’on sait.
Trois niveaux qu’il s’agit de ne pas confondre, certes, mais qui sont en communication. Les pays du Golfe financent les mosquées que fréquentent les populations maghrébines ; ainsi l’islam wahhabite peut les influencer. Si les musulmans en France, pour le plus grand nombre, sont à l’abri du terrorisme, il n’empêche que ceux qui punissent les blasphémateurs sont issus de nos banlieues après avoir été instruits dans les écoles de la République.
Comment réagir ?
Comment réagir face à ces difficultés ?
Il s’agit de résister.
Si une lutte offensive est à écarter, la France ne peut demeurer passive. Elle doit résister dans une attitude défensive, certes, mais résolue. Une attitude défensive conduit à protéger tous nos biens : les biens matériels comme les biens moraux et spirituels. Ne permettons pas que nos édifices publics soient saccagés ni méprisés, en particulier nos églises ou nos cimetières. Ne permettons pas que les familles spirituelles qui composent la population française soient insultées. Renforçons la compréhension que nous avons de nous-mêmes. Ne nous détournons pas de la liberté que nous avons acquise : refusons que les choix que font les Français, dans la mesure où ils sont autorisés par la loi, soient condamnés par l’islam. N’acceptons pas que les femmes européennes soient méprisées et que les juifs ou les chrétiens soient considérés comme des barbares idolâtres, des koufars.
Une attitude défensive s’oppose à une attitude offensive. Si la France doit promouvoir la liberté, elle doit aussi faire grandir l’égalité et la fraternité et interdire que les musulmans soient offensés. Même s’il nous faut refuser la polygamie et la burqa, on se doit de les respecter dans leurs particularités et ils doivent trouver, dans le pays, un accueil fraternel. Leurs croyances peuvent déconcerter de même que les affirmations chrétiennes sur la Trinité peuvent heurter les agnostiques. Mais gardons-nous de confondre les croyances et ceux qui y adhèrent. Reste que nous ne pouvons admettre leur refus de la liberté de conscience. Ne les condamnons pas pour autant ; ne croyons pas qu’ils sont incapables de la respecter. Penser qu’ils ne peuvent évoluer pour rejoindre l’ensemble de la société serait les offenser.
Inventer une vie commune
Il s’agit aussi d’inventer une vie commune. Et ce n’est pas si simple !
Nos histoires nous situent de façon opposée dans la manière de vivre en commun. L’islam jusqu’à une date récente a toujours vécu sous forme d’Empire si bien que la solidarité des sujets dépassait le voisinage mais s’étendait à un extérieur lointain alors que la chrétienté a refusé l’impérialisme romain.
On oppose souvent l’islam où le temporel et le spirituel seraient confondus et l’Occident où ils seraient séparés. En fait l’Occident voulait, un peu sur le modèle grec, créer une manière de vivre ensemble d’un point-de-vue local (cité ou nation) en tentant de se conformer aux exigences de l’Evangile et de la Révélation. Plutôt que de séparation entre temporel et spirituel, l’Occident s’efforçait de faire alliance entre le temporel dont on a l’expérience et le spirituel que chaque nation tentait de rejoindre. Cette orientation vers un lieu dépassant le concret de l’existence donnait à l’idée de nation une véritable noblesse qui s’est maintenue vivante après la mise à l’écart de l’Eglise.
En réalité, depuis le Général de Gaulle, l’idée de Nation s’est essoufflée. Jusqu’en 68, toutes les revendications avaient pour but une nation nouvelle où disparaîtraient les inégalités et où les prolétaires cesseraient d’être des exclus. Le mouvement ouvrier, auquel participaient bien des chrétiens et des prêtres, orientait vers une société de justice. Désormais les revendications n’ont plus rien de collectif. Elles ne cherchent pas à transformer quoi que ce soit mais à faire triompher les droits des individus. La Nation ne cherche pas un au-delà d’elle-même : la volonté de Dieu à découvrir ou un Bien à atteindre collectivement. Il faut reconnaître une stagnation de la société.
Ainsi l’islam arrive dans une société essoufflée. On pourrait l’enrôler dans un projet commun, à l’intérieur d’une nation vivante mais la nation n’a plus aucune visée humaniste ni spirituelle. La vie sociale des musulmans, dans une France qui n’a pas de but à partager, se déploie à l’extérieur dans une « Oumma » qui leur dicte sa morale, ses fatwas et avec lesquelles nous sommes en guerre. Que l’islamophobie soit devenue un délit est une façon d’occulter la différence et le problème qu’elle implique. L’islam n’est pas implanté ou reconnu en tant que religion. Les musulmans en France sont comme n’importe quel regroupement méritant d’être respecté et ayant des droits à revendiquer.
Vers un destin commun
D’une coexistence passive à une participation active.
La morale se modifie en Occident ; elle se modifie en fonction des Droits de l’homme que l’on découvre mais elle est inaltérable en islam puisque révélée une fois pour toutes. Nous sommes à côté les uns des autres : pouvons-nous vivre les uns avec les autres dans une forme politique commune qui ne saurait être que la forme nationale ? Ceci suppose trois conditions. D’abord, il convient que les musulmans de nationalité française soient considérés comme des égaux et non comme des citoyens de seconde zone. Cela suppose également qu’ils soient accueillis comme une communauté particulière. Cela suppose enfin que cette communauté ne tienne pas sa particularité musulmane de l’extérieur et qu’elle soit libre de toute dépendance par rapport aux puissances qui dominent le monde musulman.
La question du communautarisme
Accueillir les musulmans en tant que communauté particulière ne risque-t-il pas d’aboutir à une forme de communautarisme ?
En réalité, condamner le communautarisme musulman revient à condamner l’islam à une laïcité qui le prive de sa dimension religieuse sans laquelle il n’est pas l’islam. Par le fait même, on le conduit à se tourner vers l’étranger qui nous fait la guerre. Ce qu’il convient de faire c’est d’accorder nous-mêmes aux musulmans le droit de pratiquer et d’adapter la Charia dans notre pays plutôt que de les contraindre à une laïcité stérile sous prétexte d’esquiver les risques de communautarisme. Si le droit de pratiquer la Charia leur était donné par la Nation, les musulmans deviendraient redevables par rapport à la France et, reconnaissance oblige, ils entreraient dans le projet de la Nation si tant est qu’elle en ait un à leur proposer.
Le rôle de l’Eglise
Tout cela ne sera possible que si la France reprend conscience d’elle-même. En l’occurrence, l’Eglise catholique est l’élément spirituel qui pourrait redonner à la Nation un élan humaniste.
Elle est, du moins dans son principe, la seule force spirituelle engagée dans une démarche délibérée et désintéressée pour prendre en compte les revendications et les manières de vivre des autres.
Par ailleurs elle n’est pas asservie à l’usage que l’Europe fait des Droits de l’Homme. Paradoxalement cet usage détruit l’idée de communauté humaine au bénéfice d’une pulvérisation des droits individuels. Sans les renier, l’Eglise n’hésite pas à les relativiser et à les discuter.
Enfin l’Eglise a encouragé le monde chrétien à entrer en dialogue avec le monde musulman ; la rencontre un peu structurée de l’Eglise et de l’islam peut avoir un rôle important dans la construction d’une nation où le pluralisme religieux n’est pas un obstacle à une construction commune.
Conclusions
Que penser de ce livre ?
La Maison islamo chrétienne estime que cette réflexion sur l’islam de France est perspicace et mérite d’être écoutée.
Surtout, nous souscrivons à cette affirmation selon laquelle l’Eglise peut être, dans le dialogue avec l’islam, instrument de cohésion sociale. Notre expérience nous l’apprend : musulmans et chrétiens peuvent vivre au coude à coude ; ils peuvent vivre dans le respect de leurs particularités respectives tout en œuvrant, la main dans la main, au service d’une société plus juste. Si la France doit trouver un projet commun c’est peut-être vers l’accueil des immigrés qu’il est bon de se tourner. Plutôt que d’assoir leur popularité sur la promesse d’écarter l’étranger, les responsables politiques devraient avoir l’ambition de faire de notre pays un modèle d’hospitalité. Sans doute y aurait-il là une façon de redonner à la France un objectif qui redore son blason.
Pour prolonger la lecture du livre, on pourrait dire que les difficultés du monde musulman sont, au moins en partie, la conséquence d’une politique de l’habitat qui a fait de ce monde un regroupement souvent séparé de la population par une barrière non seulement idéologique mais également géographique. Le monde immigré est rejeté à la périphérie des villes. Se retrouvant ensemble, hommes et femmes venus principalement de Tunisie du Maroc ou d’Algérie principalement parlent la même langue étrangère, pratiquent la même religion.
La revue « Esprit » consacre un long article au livre de Pierre Manent dans son numéro de janvier 2016. On s’interroge sur la pertinence d’une reconnaissance politique des mœurs musulmanes en France : « N’est-ce pas une proposition risquée, qui fige l’islam dans ses mœurs ? » En réalité cette politique de l’habitat à laquelle on vient de faire allusion est un facteur qui, quelles que soient les mesures que le Pays peut prendre, est le meilleur instrument de ghettoïsation.
Michel Jondot