Saad Abssi s’est installé en 1964 à Gennevilliers où ses enfants ont grandi.
Le père constate que de génération en génération, la situation s’améliore.
Son fils Jamel en apporte l’illustration en nous racontant son parcours en France.
Il a grandi à Gennevilliers où sa famille est arrivée en 1964.
Saad, le père
On aurait tort de s’affliger sur le sort du monde immigré. Il faut reconnaître qu’entre 1957, l’année où je suis arrivé en France, et maintenant, la situation a changé. Les générations se croisent à la mosquée de Gennevilliers. Parmi les personnes qui viennent le vendredi, beaucoup de jeunes vivent dans les cités. Mais on trouve bien des personnes qui ont vécu dans les bidonvilles de Nanterre avant d’être transplantés dans la Maison de transit du Port pour être dispersés un peu partout dans la région parisienne.
Même parmi ceux qui vivaient dans les bidonvilles, certains ont réussi ; je connais le commissaire aux comptes de Bernard Tapie: Brahim Ben Aïcha. Il a vécu dans le bidonville de Nanterre, puis dans une cité de transit. Il a continué dans une cité HLM. Ses parents étaient incapables de l’aider en quoi que ce soit. Bien sûr, c’est une exception; dans tous les milieux on trouve des « surdoués » par nature. Son père prétend que leurs baraquements, dans le bidonville, étaient à proximité de maisons habitées par des familles européennes. Il jouait avec les enfants de ces voisins-là. Je le connais bien : sa famille est originaire du même village que celui de ma femme en Algérie.
Les générations se suivent et ne se ressemblent pas
Comparons les générations. La première génération est venue dans les années 50. Je pense à mon ami, Abd-El-Aziz. Il a passé sa vie à poser des rails de chemin de fer à travers toute la France. Les immigrés de la deuxième génération ont aujourd’hui autour de 70 ans. Les quadragénaires appartiennent à la quatrième. Aujourd’hui, on voit leurs enfants grandir. Ils sont, à bien des points de vue, plus favorisés, plus avancés que leurs parents. Je peux dire que 80% des enfants d’aujourd’hui peuvent aller jusqu’à l’Université.
Entre les années 80 et maintenant s’est produit un changement radical. Je connais quelqu’un, aujourd’hui à la retraite, qui me disait que, dans les années 80, les musulmans qu’on voyait dans les Universités venaient directement de leurs pays d’origine. On n’y voyait pas de fils ni de filles d’immigrés nés en France. Maintenant, les étudiants venus du Maghreb sont beaucoup moins nombreux que les jeunes issus de l’immigration. Ce changement est dû, selon moi, à plusieurs facteurs.
Tout d’abord, les parents de la première génération étaient analphabètes. On vivait alors dans des conditions économiques et sociales difficiles. La situation ne fournissait pas aux jeunes les moyens pour réussir leur scolarité. Ces personnes ont aujourd’hui une cinquantaine d’années. Leurs enfants ont vingt ans et ils remplissent les universités. Il existe une association d’étudiants immigrés. Elle constate que la présence des jeunes dont les familles sont issues du Maghreb ne cesse d’augmenter. Elle regrette qu’aujourd’hui encore les Grandes Ecoles (Polytechnique, ENA , HEC) n’aient guère, comme étudiants musulmans, que des personnes venues de l’étranger. On n’est pas au terme de l’évolution, mais on avance.
Ensuite, les jeunes nés ici assument leurs responsabilités mieux que leurs parents. Ils savent gérer leur budget ; ils savent veiller à l’éducation des enfants.
Des conditions de vie améliorées
Enfin, la société, dans son ensemble, a évolué. Les conditions de vie se sont améliorées. Certes, il y a le chômage mais cela n’empêche pas le progrès des conditions de vie. Aujourd’hui, dans les milieux immigrés, il y a davantage de moyens que dans les années 60. A cette époque, la vie dans les bidonvilles était insupportable. Et il y avait pire que les bidonvilles ; pendant la guerre d’Algérie, les caves que louaient les marchands de sommeil étaient de vraies écuries. Pas de fenêtre. On y entassait les gens. En entrant dans les toilettes, c’était épouvantable. En tant que responsable FLN, j’ai exigé l’ouverture de fenêtres et l’aménagement des W.C. Les draps n’étaient pas changés : il a fallu intervenir pour exiger un minimum de propreté au niveau du blanchissage.
Pendant la guerre, nous étions 340 000 Algériens en France : 320000 encadrés par le FLN et 20 000 par le MNA. 32 000 d’entre eux étaient avec leurs familles. Les autres étaient célibataires. Sur les 32 000 foyers, il y avait 8600 Algériens mariés à des Françaises. A l’indépendance, sur ceux qui étaient encadrés par le FLN, 80% sont repartis en Algérie. De mars 1962 jusqu’à juin 1965 le nombre des gens qui retournaient au bled dépassait le nombre de ceux qui arrivaient ici. A partir de juin 1965 la proportion s’est renversée : la majorité de ceux qui arrivaient venaient avec leurs femmes.
En voyant la carrière de mes enfants, je peux comparer les responsabilités que l’on confiait aux Algériens dans les années 1970 et maintenant. A cette époque, je suis rentré à la FNAC comme réceptionnaire, c’est-à-dire manutentionnaire. La tradition voulait que lors du départ d’un employé on fasse une fête. Le Directeur Général est venu vers 22 h. J’avais trois responsables hiérarchiques : la responsable du rayon « Variétés », celle du rayon « Classique » et au-dessus d’eux, le Directeur. Celui-ci, après avoir jeté un coup d’œil sur les cadeaux, m’a dit : « Tu n’aurais pas un enfant pour venir te remplacer à la FNAC ? » Une responsable des caisses – une Espagnole – est intervenue : « Laissez ! Sa fille Amal travaille avec moi ! » Ma fille est devenue cadre, responsable du Département des clients. Elle est en train de passer un examen pour devenir directrice d’un magasin. J’ai dit à son mari : « Méfie-toi ! Elle n’aura plus de vie de famille ». Responsable du Département « Clients », elle rentre à 22 h. Directrice, elle ne rentrera qu’à minuit : il faut rester jusqu’au transport de l’argent. Mon ami Boudissa a passé toute sa vie chez B.P. à remplir des bidons d’huile et serrer des bouchons. Son fils est ingénieur !
Il est vrai que les jeunes galèrent pour trouver un travail correspondant à leurs qualifications. Mais certains réussissent et se font embaucher. Il est vrai que les professeurs ont à faire face à des élèves dégoûtés par l’école. Mais si nous comparons les générations, nous constatons un progrès. Les années 2000 sont mieux que les années 1970. En Algérie, au moment de l’Indépendance, on comptait en tout et pour tout, 200 étudiants. Aujourd’hui, à ne considérer que les médecins, on en compte 2 800 qui sont venus en France. Ici, on leur impose, lorsqu’ils arrivent, deux ans d’études supplémentaires pour renforcer leurs compétences.
Malgré une position d'infériorité
Il est vrai que quand on compare les immigrés arabes aux « Français de souche », il y a encore un écart. Ils sont en position d’infériorité dans la recherche du travail ; ils ont à faire deux fois plus d’efforts pour réussir quand ils s’appellent Abdallah plutôt que Pierre ou Jacques. Avec les mosquées, on a fait un « Forum de l’Emploi » ; le Préfet s’y est engagé. Résultat : deux personnes seulement ont trouvé un travail. Malgré tout, il faut prendre conscience d’un changement.
Il est vrai que le chômage mine bien des familles alors qu’en 1957, il n’existait pas. Quand je suis arrivé, on traversait ce que vous appelez « les Trente Glorieuses ». Je m’étais présenté à la SKF où j’avais été accepté. Je me suis présenté à l’entreprise de peinture « Valentine » : on s’est précipité sur moi en me disant : « Vous commencez demain ». Les temps ont changé mais le monde des cités, à Gennevilliers, n’est pas pour autant ce que l’on dit. Aujourd’hui – et c’est un grand changement – des musulmans, des chrétiens et des non croyants ont le désir de se découvir mutuellement pour mieux vivre ensemble.
Saad Abssi
Djamel, le fils
L’année scolaire passée avec l’instituteur Alain Bourgarel, en CM1, a beaucoup compté pour moi et pour mes trajets personnel et professionnel. C’est à l’école Anatole France, à Gennevilliers. J’ai vécu cette année là comme une série de découvertes pas uniquement scolaires. Ma curiosité a été très encouragée, la possibilité de s’exprimer très souvent également. Et surtout, c’est ce que je retiens le plus, la camaraderie avec les autres élèves jusqu’à la solidarité avec des personnes que je ne connaissais pas, avec ceux qui sur la planète n’avaient pas les moyens de manger. Les bénéfices de la vente d’un journal, que les 36 élèves de la classe réalisaient, étaient versés à une association de solidarité. Ainsi avec cette année ce qui comptait beaucoup c’était la curiosité, les relations avec les autres jeunes de mon âge comme avec les adultes, la possibilité de s’exprimer beaucoup et la solidarité.
Mai 68 à Gennevilliers
Quelques années plus tard, j’ai assisté à un événement important : mai 68. A Gennevilliers cela bougeait beaucoup. Je regardais cela avec mes yeux de collégien grand ouverts. J’étais au collège Pasteur et je revendiquais la mixité au collège. Plus tard, beaucoup plus tard, je compris que je bénéficiais de la situation, plus exactement, d’être à Gennevilliers, une commune de banlieue, où j’avais de quoi satisfaire ma curiosité, où j’avais beaucoup de relations avec des jeunes de mon âge mais également avec des adultes, où je pouvais m’exprimer sur plusieurs formes et où les raisons de faire preuve de solidarité sont nombreuses.
C’est collégien que j’ai rencontré de nombreuses personnes qui m’ont ouvert les yeux. Le responsable de la discothèque à qui je demandais de m’expliquer ce qu’est la musique contemporaine ; deux comédiens du théâtre de Gennevilliers qui m’ont fait apprécier Brecht, Frisch et Shakespeare ; des bibliothécaires qui m’ont invité à fréquenter la bibliothèque pas seulement pour réviser les matières scolaires ; un passionné d’astronomie qui arrivait à me faire partager sa passion ; un moniteur d’escrime qui faisait une démonstration en bas de mon immeuble, rue Victor Hugo, et qui m’expliquait que l’escrime ce n’est pas que pour les riches ; le responsable du cinéma qui après chaque film tenait à ce que je lui en parle et qui prétendait qu’on a vu un film seulement si on en parle ensuite ; des grévistes de l’usine Chausson qui m’expliquaient ce qu’est un piquet de grève… Bien sûr j’ai eu également des déceptions et des doutes.
Quand je suis arrivé au Lycée de Colombes, je me suis débrouillé pour ne perdre aucun contact avec mes copains et ces adultes gennevillois. C’est à cette époque là que je me suis intéressé à la Ville de Gennevilliers, ses habitants, ses quartiers, les élus, les militants politiques et d’associations. L’étendue des sujets de préoccupations me donnait quelque fois le vertige. J’essayais d’aller là où je pouvais discuter, poser mes questions et entendre des réponses. Je m’inscrivais aux cours de philosophie et d’économie de l’université nouvelle qui existaient à Gennevilliers, j’écoutais des conférences, j’allais aux projections de films qui étaient suivies de débat… C’est au cœur de la ville que j’allais chercher de quoi satisfaire ma curiosité et en même temps c’est aussi la cité qui me poussait (et me pousse encore) à être curieux. Bien sûr j’ai eu également des déceptions et des doutes. Il m’est même arrivé d’avoir la prétention de juger telle ou telle action locale comme étant une erreur.
Un trajet sinueux
Rien d’étonnant si mon trajet n’a pas suivi un chemin très droit. Après une formation initiale de scientifique (plus précisément de mathématique), j’ai, en fait, préféré dans un premier temps travailler dans le social, puis être journaliste. Au milieu des années 80 je suis rédacteur en chef de 92 Radio, une radio départementale. A la fin de cette riche expérience, je vois une possibilité de postuler à un poste de rédacteur en chef pour la Ville de Gennevilliers. Je candidate, en même temps, pour d’autres postes dans le public et dans le privé. Après les entretiens, je reçois les réponses, et j’ai la chance de pouvoir choisir. Je choisis Gennevilliers.
C’est depuis que je suis salarié, en 1979 dans une autre ville de banlieue, que je mesure la richesse et les difficultés d’une ville comme Gennevilliers. Bien sûr, là aussi j’ai eu également des déceptions et des doutes. Mais l’essentiel, pour moi, c’est que non seulement je ne perde pas la curiosité, les relations avec les autres, la possibilité de beaucoup m’exprimer et la solidarité, mais aussi, compte tenu des énormes besoins, de pouvoir faire preuve, si ce n’est d’innovation, de beaucoup d’imagination.
Parallèlement, je reprends des études jusqu’à l’obtention d’un DEA d’analyse du discours, et dans le cadre d’une association, avec des amis nous mettons en place des cycles de conférences pour permettre d’y voir un peu plus clair sur le comportement humain. Cela durera dix ans. Je participe, avec toute une équipe, à la mise en place de l’Université populaire à Gennevilliers. Mon travail change aussi pour m’occuper du multimédia.
Les relations avec les autres
Dans cette ville et d’autres villes de banlieue, j’ai pu accorder beaucoup d’importance à la relation avec les autres, et c’est certainement à partir de cela (même si ce n’est pas la seule raison) que je me suis beaucoup intéressé aux comportements humains, que j’essaie d’écouter au mieux les autres, et que je me suis intéressé et formé à la psychanalyse.
C’est, notamment, avec cette ville et une autre ville de banlieue, que j’ai été amené à faire face à toute une série de questions de société : de l’égalité à la laïcité en passant par l’exclusion sociale, par exemple.
Ce que d’une certaine façon j’ai appris à Gennevilliers, en rencontrant des adultes qui me parlaient, je l’ai poursuivi et le poursuis encore en me proposant comme animateur, notamment de débats publics. C’est ainsi que j’ai pu rencontrer des écrivains, des scientifiques, des sociologues, des historiens, des philosophes, des politiques, des psychanalystes, différents chercheurs… pour aborder des sujets aussi vastes que, par exemple : l’éducation et le multiculturalisme ; être parents aujourd’hui ; l’autonomie des jeunes ; les peurs liées à l’alimentation ; peut-on vivre sans croyance ? on a besoin de fiction ; lire ? que faire contre l’échec scolaire ?... Autant de sujets qui ont un écho particulier dans une cité comme Gennevilliers.
Je crois que je dirais une grosse bêtise si j’affirmais que je suis un enfant de la cité. Et pourtant, c’est un peu vrai.
Djamel Abssi