Mère courage !
Christine Fontaine

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Elles sont parties un beau jour d’Alger, de Tunisie, du Maroc ou du fin fond de l’Italie.
Elles sont passées par les taudis de Clichy ou d’ailleurs,
par les tours gigantesques et inhumaines de tel ou tel quartier de Paris
pour se retrouver à La Caravelle.
Quand elles racontent les épreuves qu’elles ont traversées pour élever leurs enfants,
on ne peut s’empêcher de penser à « Mère Courage ».
Comme le personnage de Berthold Brecht,
elles sont allées de l’avant pour tirer le meilleur parti de la vie.


Une relative variété

A La Caravelle, parmi les femmes qui fréquentent l’atelier de tissage, six ont répondu à l’invitation qu’on leur avait adressée  ; elles ont accepté de se faire l’écho de ce qu’elles ont vécu et continuent à vivre dans la cité comme à Villeneuve la Garenne. Nous changeons, comme elles l’ont demandé, les prénoms ; elles préfèrent ne pas être reconnues. Une relative variété

Elles représentent une relative variété d’âges, d’origines, de niveau intellectuel et de sensibilité religieuse. Samia est mère de trois enfants : deux garçons (11 et 8 ans) et une fille (3ans)  ; arrivée de Tunisie à l’âge de 18 ans, titulaire du baccalauréat ; elle en a 28 aujourd’hui. Nedjma, quadragénaire, en France depuis son mariage, est marocaine ; elle a obtenu une licence de lettres à Rabat ; elle est maman d’un garçon de 10 ans et d’une fille de 5 ans. Nadia, Zohra et Khadidja sont venues d’Algérie voici trente-cinq ou trente-six ans. Elles ont la cinquantaine. Nadia, d’origine algérienne, a cinq enfants et cinq petits-enfants. Khadidja a grandi en petite Kabylie. Elle a eu quatre fils, de 36 à 28 ans. Zohra a vécu à Alger jusqu’à son mariage à l’âge de 16 ans. Elle est maman de trois fils et d’une fille. Toutes sont musulmanes mais leur islam est discret ; il transparaît simplement dans certaines expressions (« Dieu m’a aidée »). Le portable de l’une d’entre elles est programmé pour faire entendre l’appel à la prière : il s’est déclenché pendant la conversation mais elle l’a interrompu sans quitter le groupe. Seule la plus jeune est voilée. Lucia, l’italienne, est chrétienne ; elle le manifeste de façon non ostentatoire mais clairement ; ceci ne gêne en rien le respect avec lequel on l’écoute dans le groupe.


Des parcours héroïques

Les histoires personnelles de ces femmes furent souvent difficiles.
Le parcours de Nadia est sans doute le moins chaotique. Elle avait un enfant de 1 an lorsque, venant d’Algérie, elle arrivait à La Caravelle voici 37 ans. Deux garçons et deux filles sont ensuite nés en France. A part quelques problèmes de langue (elle ne parlait pas très bien le français à son arrivée), elle n’a jamais rencontré, - et elle insiste sur ce point – la moindre difficulté. Ses quatre enfants ont été scolarisés normalement. Elle a assisté scrupuleusement aux réunions de parents et répondu aux demandes des institutrices qui cherchaient des adultes accompagnateurs pour les sorties de classe. Le voisinage a changé mais il a toujours été agréable.

Khadidja a eu moins de chance. Son mari est mort à l’âge de 33 ans. Il était diabétique et le pancréas était touché. Il ne travaillait pas et avait une pension d’invalidité ; cela ne suffisait pas pour nourrir la famille. Nuit et jour elle gardait des enfants que lui confiait la DDASS, trois ou quatre en même temps. Il est arrivé qu’on lui confie un tout nouveau-né pendant quelques jours avant qu’il ne soit envoyé à la pouponnière d’Antony. L’un d’entre eux est resté chez elle huit ans et demi. Il avait cinq ans lorsqu’il fut confié à Khadidja. Maintenant elle travaille avec l’hôpital de Moisselles qui a des antennes à Gennevilliers, Clichy et Asnières ; on lui confie des enfants handicapés.

Un mari malade à la maison, quatre enfants à élever et des enfants à garder ! Khadidja reconnait que c’était lourd. Elle se réjouit pourtant ; elle préfère construire sa vie sur son travail plutôt que de compter sur l’aide d’une assistante sociale. Elle rend grâces à Dieu aussi d’avoir eu un mari dont la bonté était légendaire. Lorsqu’il a fallu l’hospitaliser, ses amis venaient le voir à l’hôpital Bichat et ensuite à l’hôpital Rothschild. Ils étaient si nombreux qu’il a fallu les arrêter. Le défilé des visites gênait le service ! Aujourd’hui, elle peut être fière : avec l’aide de ses enfants, elle a réussi à quitter La Caravelle et à acheter un appartement dans un quartier de Villeneuve plus résidentiel  : « Avenue du Général de Gaulle ».

La vie de Zohra ne fut pas plus facile. Mariée en Algérie à 16 ans avec un Algérien vivant en France, elle s’imaginait qu’arrivant à Paris, elle découvrirait une espèce de paradis. « Je suis arrivée et ce que j’ai découvert était le contraire de ce que j’attendais. Plusieurs étages et des escaliers en bois, pas d’ascenseur. Les toilettes n’étaient pas dans l’appartement mais dans le couloir. C’était à Clichy. J’y ai habité pendant trois ans. Il n’y avait pas de chauffage. L’hiver je tremblotais. Je me disais : ‘C’est ça la France  !’. J’ai dit à mon mari ‘Je veux retourner au bled.’ Paf ! Une bonne gifle de mon mari ! Il est parti en déplacement et je me suis retrouvée seule. Il m’a dit ‘Tu verras une boutique avec une tête de cheval ; c’est une boucherie. Tu y trouveras de la viande.  » Il y a une boulangerie pas loin. Je suis partie et je n’ai rien trouvé. J’ai demandé aux gens : «  Elle est où la tête de cheval  ?  » Je suis rentrée toute seule chez moi la nuit ; je m’étais perdue. Je ne me rappelais plus l’étage où j’habitais. C’était un cauchemar. J’étais seule. J’ai mangé des lentilles pendant un mois. Je les comptais tous les jours pour qu’il en reste jusqu’au retour de mon mari.»

Aujourd’hui Zohra est divorcée. Découvrant que son époux avait une liaison avec une autre femme, elle lui a demandé de partir. Il s’est complètement désintéressé de ses enfants. Il a fallu faire face, suivre des stages, devenir « auxiliaire parentale » et travailler au domicile des parents. Ses enfants ont pu avoir une bourse d’études ; elle est heureuse d’avoir réussi à toujours payer son loyer et de n’avoir jamais manqué d’assister aux réunions de parents lorsque ses enfants étaient à l’école.

Au moins autant que pour Zohra,
l’arrivée en France de Lucia fut difficile à vivre. A vingt ans, elle arrivait d’un village du sud de l’Italie. Ses parents étaient paysans et pauvres mais, chez elle, on était heureux. La maison était attenante à l’église et le père était sacristain. Elle aimait lorsqu’on lui demandait d’aller sonner les cloches pour l’angélus de midi. Dès qu’on sortait de la maison on pouvait courir dans les champs et s’approcher de la mer. Elle était allée à l’école jusqu’en troisième, avait fait un apprentissage de coiffure et de broderie avant de rencontrer son mari avec qui elle est venue vivre à Paris. Elle n’était jamais montée dans un ascenseur ; elle n’avait jamais vu de moquette sur le sol. Ce fut terrible de se retrouver dans le quartier chinois du 13ème arrondissement, au 21ème étage d’une tour sans connaître le français, n’ayant auprès d’elle personne à qui parler, pas même à son mari absent de 6 heures du matin à 18 heures. A Paris, Lucia a découvert ce que signifie le mot « pleurer  ». L’arrivée à La Caravelle fut une réelle libération : « Je me suis sentie chez moi ! Je voyais les enfants jouer dans les allées ! ». Lucia avait connu la pauvreté dans son enfance. Elle raconte qu’elle entendait sa maman exprimer son angoisse à son mari (« Comment faire pour arriver à vivre  ? »). Lucia s’imaginait que sa vie ne ressemblerait pas à celle de ses parents. En réalité, l’usine où son mari était comptable a fermé ses portes alors qu’il avait trente-cinq ans. Il n’a jamais pu retrouver de travail ! Lucia en a trouvé dans un grand magasin et elle a laissé sa place de maman à son époux. Ce dernier s’est occupé de la scolarité de ses trois filles avec une certaine rigidité, semble-t-il. Il fait les courses et les repas ; il lit beaucoup. Mais il se replie sur lui-même, refuse de sortir et n’a pas d’amis.

Rude épreuve pour Lucia ! «  On vit pauvrement ; jamais le restaurant, jamais le cinéma. Pas de voiture : c’est gênant pour les transports !». Lucia n’hésite pas à dire devant ses amies musulmanes qu’elle vit cette épreuve dans sa foi chrétienne. Elle considère que lorsqu’elle est au service de sa famille ou au service de ses clients, elle exerce une mission que Dieu lui confie. Malgré ses déceptions, elle s’efforce de sourire aux clients, d’être à leur écoute, de remonter le moral des gens qui souffrent et se confient à elle.

D’une génération à l’autre

On se plaint souvent du malaise des jeunes. Les émeutes de 2005 ont donné l’impression que la violence couve dans les cités des banlieues. A en juger par ce que sont devenus les fils et les filles de nos amies, il n’en est rien. Le contraste culturel entre les générations est spectaculaire. Nadia est illettrée. Mais elle n’a jamais eu, à l’en croire, la moindre difficulté avec la scolarisation de ses deux filles et de ses trois garçons. Tous ont eu leur bac et l’un d’entre eux a suivi la filière scientifique ; tous aussi sont allés à la Fac pour des études supérieures qu’ils ont réussies. Ils n’ont pas eu trop de mal à trouver un emploi correspondant à leurs compétences. Nadia n’a pas bien compris en quoi consiste leur travail mais elle voit qu’ils sont heureux de ce qu’ils font. A part le dernier qui vit encore avec ses parents, les autres sont mariés, pères et mères de famille. Ils ont quitté La Caravelle mais le lien à leurs parents ne s’est pas desserré.

Khadidja continue à vivre avec trois de ses quatre garçons dont l’aîné a trente-six ans. Ils sont là pour soutenir leur mère qui a trimé durement pour les élever ; ils savent lui manifester leur reconnaissance. Bien sûr, en tant que mère, elle s’occupe du linge, du repassage, des repas. Lorsqu’à 18 heures, ils rentrent du travail, elle est là pour les accueillir. Mais ils sont avec elle d’une gentillesse extrême ; ils ne se plaignent jamais. Khadidja dit qu’ils ont hérité de la bonté de leur père défunt. C’est grâce à eux et à leur travail qu’elle a pu s’acheter un beau logement. Professionnellement, ils ont bien réussi ; même s’ils n’ont pas fait de grandes études, deux d’entre eux ont leur bac. L’aîné a étudié pendant quatre ans à la Fac. Quand il est allé s’inscrire pour trouver du travail et qu’on a découvert ses compétences, tout de suite on lui a proposé un stage où il est resté. Il est chez Google. Il a commencé à Argenteuil et aujourd’hui il va à Suresnes. Quand il rentre à la maison, il s’enferme dans sa chambre devant son ordinateur. Son cadet est différent. « Celui-là, dit sa mère, a toujours été plus intéressé par l’argent que par les études  » : adolescent, il était à l’affût de tous les petits boulots qu’on pouvait lui confier. Il proposait aux voisins de nettoyer leurs caves ; en échange on lui donnait un petit billet. Aujourd’hui il est chauffeur de taxi et il gagne bien sa vie. Pour le dernier, c’est plus difficile. Il va de stage en stage sans pouvoir trouver rien de stable. Cela ne le tracasse pas trop : tellement d’autres sont comme lui ! Et puis il est très engagé dans l’ensemble culturel de la cité (« Le Nouveau Monde ») où il rend des services appréciés. Les responsables s’appuient sur lui.

Lucia est fière de ses trois filles (« J’ai trois beaux enfants ! »). L’aînée a trente-deux ans : après le bac qu’elle avait passé en France, elle a voulu aller faire des études en Italie, à Bologne, et ensuite en Espagne. Elle a un diplôme italien de « Langue et littérature comparée ». Pendant un temps, elle a vécu avec un « copain » dont elle est maintenant séparée. Elle connaît beaucoup de langues ; c’est pourquoi elle a accepté de partir à l’île Saint-Martin au service des magasins Max Mara ; le tourisme est intense là-bas et ses compétences linguistiques y sont fort utiles pour accueillir la clientèle. La deuxième est diplômée de l’Université de Saint Denis. La dernière a raté son bac mais elle se débrouille ; après avoir travaillé trois mois dans un magasin, elle peut se payer une formation pour devenir assistante d’un vétérinaire.

On est étonné quand on écoute Zohra parler de sa fille et de ses trois garçons. Séparée de son mari, elle a eu à affronter seule des difficultés de tous ordres et particulièrement d’ordre culturel (elle parlait mal le français !). Avec le troisième, elle a eu, c’est vrai, quelques difficultés. Les professeurs la convoquaient pour se plaindre : « Il n’écoute pas  !  ». Zohra s’efforçait à la maison de le stimuler, mais on lui répondait « Maman ! Je n’y arrive pas  ». Après sa scolarité, il a fait plusieurs stages qui l’ennuyaient jusqu’au jour où on lui a proposé de rentrer à la RATP. Pour cela, il devait passer des tests  ; on lui avait dit : « Si vous n’avez pas un peu de connaissances, on ne vous prendra pas ! ». Il s’est mis à travailler jour et nuit. Il a appris à faire les fractions. Il est allé se documenter à la bibliothèque et, à la maison, il cherchait sur internet et prenait des notes sur des feuilles de papier. Il a réussi ses tests du premier coup ; aujourd’hui, il est marié et le voilà chauffeur de bus, aimant son métier.

Les deux autres garçons et la fille n’avaient pas de difficultés au point-de-vue scolaire Les deux autres garçons et la fille n’avaient pas de difficultés au point-de-vue scolaire mais Zohra se trouvait devant d’autres problèmes. « Quand mon mari est parti, mon grand voulait passer un examen ; il fallait qu’il achète un livre qui était vraiment cher. Je n’avais jamais travaillé ; je ne savais pas par où commencer. Mon fils m’a dit : ‘Je vais demander à mon copain de me prêter le sien ! (le copain, son père est avocat) » Zohra a pu lui procurer l’argent pour qu’il fasse des photocopies et le résultat fut brillant. En fin de compte Zohra a de quoi être vraiment très fière. Son deuxième fils, après un BTS à Versailles, a pu se faire embaucher à La Poste. Sa fille a été élève d’hypokhâgne et de Khâgne à Paris. La voilà professeure de français au lycée de Villeneuve. Quant à l’aîné, il enseigne à La Sorbonne ! Oui ! Il a fait l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Il est agrégé de lettres et il va passer une thèse de doctorat qu’il prépare depuis huit ans, voyageant souvent en Grèce pour y faire des recherches sur les monuments antiques. Il a pour ambition d’être nommé Maître de Conférences.

Cette génération des moins de 40 ans garde-t-elle des liens avec les racines de leurs parents ? Manifestement, la fille de Lucia se veut italienne  ; la fille de Zohra aime aller en Algérie avec ses enfants. Les autres se sentent plus détachés de leurs origines maghrébines. Le lien à l’islam demeure mais de façon non ostentatoire. Certains, en particulier les plus diplômés, ont abandonné la prière mais maintiennent quelques signes d’appartenance comme le respect du Ramadan.

L’écoute de ces femmes peut paraître déconcertante. Ce qu’elles racontent contredit du tout au tout ce que montrent les médias. Depuis des années les jeunes des banlieues sont présentés comme des voyous et des désœuvrés sans compétence ni avenir, réduits à vivre du commerce de la drogue. Il est vrai que les médias gardent trop le silence sur les réussites de l’Education Nationale. Il est vrai aussi que, lorsque les jeunes ont un comportement répréhensible, les parents cachent leur échec et celui de leur progéniture. Samia, la jeune maman tunisienne, s’en est aperçue  : « Les parents dont les enfants ne réussissent pas, ils se taisent. J’avais une voisine, une vraie copine  ; on se disait tout. Maintenant son fils a des problèmes. Elle ne me parle plus ; elle ne veut pas dire que son fils se drogue ! »


L’aveuglement

Notre association est arrivée à La Caravelle en 1997. Notre local était cambriolé et vidé toutes les semaines : tables, chaises, livres disparaissaient malgré une porte blindée. Il y avait un Coran et une Bible sur un meuble. Ce sont les deux seules choses qui sont restées. Une petite fille de 6 ans, toute menue, avait repéré une des chaises de notre local sur laquelle était assis un jeune de la cité. Elle nous a conduits jusqu’à lui, le garçon nous a laissé récupérer sans protester notre bien. Nous faisions du soutien scolaire dans des conditions parfois héroïques et nous avions affaire à des adolescents au comportement particulièrement violent. Mustapha rackettait tous ses copains. Il avait jeté, un jour, les 9 ordinateurs du collège par la fenêtre. Nous savions que des mamans avaient leur fils en prison. Ma voiture a été par deux fois criblée de balles. J’avais été moi-même agressée par une bande d’adolescents : gifle et crachats. Dans une sorte de réduit en béton attenant à notre local, des motos volées étaient entreposées. Tous les commerçants avaient fermé boutique. La police ne pouvait plus entrer dans la cité tellement leurs agents étaient en danger. Pendant des mois « Le Phare » (ainsi se nommait l’ancien centre culturel) était demeuré fermé ; un jour des chenapans avaient fait démarrer une voiture qu’ils ont réussi à lancer à toute allure contre la porte du bâtiment. Les directeurs ne tenaient pas le choc plus de six mois  : infarctus ou dépression nerveuse les forçaient à démissionner. Des courants islamistes suspects s’infiltraient à travers des associations qui conduisaient des gamines à se voiler dès l’âge de 12 ans. Les allées étaient infectes, les caisses à ordures n’étaient pas vidées et débordaient de partout. Des tags souillaient les murs de cette cité qui pouvait se vanter d’avoir la bande de béton la plus longue d’Europe. Des voitures immatriculées en Allemagne encombraient les allées la nuit et disparaissaient dans la journée. Un cadre de la police m’a expliqué qu’il s’agissait d’un trafic de drogue.

Il est vrai qu’aujourd’hui la cité a été merveilleusement réhabilitée. Tout est propre. Un système de caméras a permis de repérer les bandes de jeunes qui créaient le désordre et de les expulser. Des magasins divers ont été installés et la cité a belle allure désormais.

Chose curieuse, nos interlocutrices, présentes depuis trente-sept ans parfois à La Caravelle, prétendent que rien de cela n’a existé et que La Caravelle a toujours été une sorte de paradis alors qu’on l’appelait, dans les Hauts-de-Seine, « la poubelle du département ».
Quelle stupéfaction d’entendre Nadia affirmer, sans être contredite par personne : « Franchement, je n’ai jamais trouvé que la vie était difficile à La Caravelle dans le passé. Tout le monde s’est toujours respecté. Même avant les travaux, il n’y a jamais eu le moindre danger de la part des jeunes. Quand il faisait chaud, l’été, on pouvait rester dehors jusqu’à une heure du matin, on n’avait aucun problème. Je peux mettre ma main à couper, je n’ai jamais vu de drogue. Jamais de ma vie ! »

Comment expliquer pareil aveuglement concernant non seulement le passé mais ce qui se passe aujourd’hui chez les jeunes  ? Nedjma était amenée à ouvrir des portes, tirer des rideaux de fer. Souvent un jeune qui passait venait lui donner un coup de main. C’est bien la preuve, selon elle, qu’il n’y a rien à reprocher aux jeunes de La Caravelle, ni rien à craindre d’eux. « Si on les respecte, ils sont gentils ; ils m’appellent «  ma tante » !

Zohra elle aussi prétend que les jeunes, à La Caravelle, sont très gentils à l’égard des personnes de son âge (elle a une cinquantaine d’années). Ils sont regroupés devant chez elle ; elle sent l’odeur de leurs cigarettes pénétrer à l’intérieur de son appartement. Mais quand on la voit arriver près de l’ascenseur avec ses sacs de provision, on se précipite pour prendre son chargement jusqu’à la porte de son appartement.

Samia confirme également qu’effectivement on n’a rien à craindre, mais elle précise pourtant que les pratiques des jeunes sont la plupart du temps suspectes  : « Près de chez moi, il y a une bande de jeunes qui joue au poker toute la nuit mais ils sont calmes. On trouve des voitures brûlées dans le parking. Mais qu’on rentre à minuit ou à une heure, on n’a jamais de problèmes avec eux. Nous sommes allées, quelques amies et moi, jusqu’à La Sablière (une cité dans Villeneuve) et nous sommes revenues à deux heures du matin. Quand les jeunes nous ont vues, ils nous ont dit poliment ‘Bonsoir Mesdames’. A côté de « La Banane’ (une autre cité), des jeunes brûlent des poubelles. Beaucoup se droguent. Mais ce n’est pas gênant ! Quand on voit quelque chose, on ferme les yeux, on ne se mêle de rien et tout se passe bien ».

Ces remarques expliquent bien des choses. A l’intérieur d’une cité les liens affectifs sont forts  ; on s’aide mutuellement, on se protège. On se respecte, comme dit Nadia. Ce genre de « respect  » semble créer entre les habitants une «communauté» à l’intérieur de laquelle on n’a rien à craindre de personne. Les jeunes sont tous « bien gentils ». Si agressivité il y a, elle vient de l’extérieur où elle se porte sur l’extérieur. Comment expliquer l’aveuglement de ces «  mères sourages » ? Nous restons sur la question.

Christine Fontaine


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