En réalité, bien des fidèles musulmans ne sont pas esclaves de la Charia,
celle-ci n’est pas tombée du ciel comme le Coran.
Rien n’empêche qu’elle évolue.
Des textes musulmans
Lors de l’adoption de la Déclaration des Droits de l’Homme, en 1948, à Paris, on n’était loin d’être sûr du résultat du vote. En particulier « On redoutait un vote négatif…des arabes notamment l’Arabie saoudite, représentée par un Jordanien très énergique – qui avaient du mal à accepter l’égalité des droits entre l’homme et la femme figurant dans la Déclaration » (Stéphane Hessel – « Citoyens sans frontières » ; p. 95). En réalité, la Déclaration a été votée par 48 sur cinquante-six Etats. L’Arabie saoudite, pour sa part s’était abstenue.
Dans plusieurs pays musulmans, on a voulu adapter à l’islam les droits de l’homme tels qu’ils ont été formulés dans la déclaration universelle de 1948. Des institutions musulmanes plus globales ont produit des documents qui font autorité à un niveau international.
La « Déclaration Universelle des Droits de l’Homme dans l’islam » (DUDHI) fut élaborée par le Conseil islamique pour l’Europe (dont le siège était à Londres) ; elle fut déposée à l’Unesco en septembre 1981. La « Déclaration des Droits de l’Homme dans l’Islam » (DDHI) fut préparée par l’Organisation de la Conférence Islamique et fut, au sein de cette dernière, ratifiée au Caire le 4 août 1990. Quant à la « Charte arabe des droits de l’Homme dans l’Islam », amorcée lors d’un colloque des juristes arabes en 1986 et remaniée à plusieurs reprises, elle fut promulguée par la Ligue des Etats Arabes en 1994.
Le Père Boormans a étudié de très près ces textes. Nous nous inspirons de son travail pour faire état des convergences mais aussi des ambiguïtés, voire des divergences.
Le fameux principe « liberté, égalité et fraternité » se retrouve en chacun des trois textes. On y trouve affirmés les droits à la vie, la liberté, la sécurité. La torture est condamnée. Dans la « Charte arabe », la peine de mort est écartée. La présomption d’innocence est proclamée et l’égalité devant la loi affirmée.
On ne peut multiplier les détails ; retenons seulement que les accords qu’on peut relever touchent aussi bien à la famille qu’à la société, à la vie personnelle qu’à la vie culturelle ou politique.
Le Père Boormans souligne pourtant quelques ambiguïtés de vocabulaire. Par exemple de quelle réalité s’agit-il lorsqu’on parle des « peuples » pour reconnaître leur droit à l’autodétermination (CADH art.1) ? Peut-on par exemple parler d’un « peuple kabyle » ? Le terme coranique « Oumma », lui aussi, prête à confusion. S’agit-il de la communauté musulmane considérée dans son ensemble ? Oui, si l’on en croit le préambule de la DDHI. S’agit-il, au contraire, d’une nation au sens courant du terme ? Oui, si l’on en croit la CADH en son article 4.
Enfin, le mot « loi » dans la version française est parfois difficile à interpréter. Il peut renvoyer au mot arabe « qânun » : il s’agit alors d’une décision humaine et circonstancielle. Si le mot renvoie à « Châri’a » il désigne la loi de Dieu, absolue et universelle.
Certains passages sont ambigus, voire contradictoires. « Toute idéologie, toute législation ou toute situation qui justifierait la ségrégation entre les individus en la fondant sur le sexe, la race, la couleur, la langue ou la religion, est directement contraire à ce principe…Tous les humains sont égaux quant à la valeur humaine qu’ils représentent ». On trouve ces affirmations aussi bien dans la « Déclaration des Droits de l’Homme Islamique » que dans la « Charte Arabe des Droits de l’Homme ». Nul ne peut contester la dimension universelle de ces propos. En réalité, lorsqu’on entre dans les situations particulières, on sent une gêne de la part des rédacteurs. On préfère ne pas parler, par exemple, de l’interdiction faite à la femme musulmane d’épouser un non-musulman. Ce serait entrer en contradiction avec le Coran mais n’est-ce pas une forme de discrimination ?
L’embarras est flagrant en ce qui concerne « la liberté religieuse ». Tous les textes parlent de « liberté de croyance et de culte » mais ils évitent soigneusement d’imiter la Déclaration universelle qui prévoit « la liberté de changer de religion ou de conviction ». Là encore, ce serait aller contre la Charia.
Les religions aux prises avec l'histoire
On aurait pu croire que le Printemps arabe, manifestant les aspirations à la démocratie de toute une génération, aurait provoqué une évolution dans l’approche des Droits de l’Homme en islam. Il n’en est rien apparemment. Le 29 février paraissait une Déclaration de al-Azhar, le haut-lieu de la pensée musulmane. S’adressant à tous les intellectuels de la Oumma, c’est-à-dire du monde islamique, il prétendait définir les relations entre les principes généraux de la Charia et le système des libertés sur lequel s’accordent les traités internationaux. « Ces libertés sont la liberté de croyance, la liberté d’opinion et d’expression, la liberté de recherche scientifique et la liberté de créativité artistique et littéraire ».
On ne peut que se réjouir de cette volonté de rejoindre les convictions démocratiques s’appuyant sur la Déclaration Universelle de 1948. Quand on constate le décalage entre le procès qui fut fait, le siècle dernier, à un penseur musulman, Nasr Abou Zeid, et les affirmations de droit à la recherche et à la liberté d’opinion, on éprouve un sentiment de soulagement. On est heureux de voir, à propos de la liberté de croyance, affirmé « le droit de citoyenneté totale pour tous » ; « l’égalité absolue dans les droits et les devoirs est considérée comme la pierre angulaire de l’édifice social moderne ». On reconnaît légitime le pluralisme religieux et on en appelle au respect mutuel entre les différentes appartenances spirituelles. En revanche on continue à ne rien dire du droit à changer de religion. Le long développement débouche sur ces derniers mots : « les finalités de la charia ». On demeure ainsi à l’intérieur de la cohérence confessionnelle des documents dont nous parlons. Ceux-ci ne rejoignent la Déclaration Universelle de 1948 que dans la mesure où ils ne contredisent pas les dispositions de la Charia. Il s’agit de sauvegarder la souveraineté de Dieu amplement affirmée dans les différentes Déclarations.
Défi pour le monde musulman
En réalité, le monde musulman est affronté à un véritable défi. D’une part, il ne peut, sans cesser d’être musulman, s’écarter d’une manière de vivre qu’il estime, à l’intérieur de sa foi, voulue par Dieu et qu’il trouve dans le Coran et la Charia. D’autre part, il ne peut entrer dans la communauté internationale sans épouser les principes démocratiques qu’on découvre dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme.
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que l’Eglise d’Occident s’est trouvée affrontée à la même contradiction. La France, pour ne parler que d’elle, trouvait sa cohésion en soumettant ses sujets à une morale voulue par Dieu et à un souverain tenant son pouvoir directement de Dieu. Progressivement, depuis la Renaissance, un autre pouvoir s’imposait. On connaît la scène fameuse de Dom Juan. Au mendiant qui demandait une pièce de monnaie « au nom de Dieu », le héros de Molière répondait : je te la donne « au nom de l’humanité ». Ces propos étaient prophétiques : un siècle plus tard, la Révolution française réalisait le même bouleversement. Les lois morales qui assurent la cohésion d’une société cessaient d’avoir Dieu pour source ; le pouvoir prenait racine parmi les hommes, dans ce que Rousseau appelait « la volonté générale ».
Déplacement des évidences
Avec la chute d’une monarchie de Droit divin, le pays se divisait alors en deux ; s’amorçait une histoire compliquée au cours de laquelle l’Eglise tentait de défendre son emprise sur la société et d’affirmer le primat des Droits de Dieu sur les Droits de l’homme tels qu’ils avaient été proclamés en 1789.
L’histoire a déplacé les évidences de l’Eglise. En 1965, au terme du Concile Vatican II, à peu près tous les énoncés des Droits énoncés par la Déclaration de 1948 (« La constitution pastorale dans le monde de ce temps», « Gaudium et Spes ») étaient repris et assumés par l’ensemble des évêques du monde. Plus précisément encore, la condamnation de la liberté de conscience exprimée dans le Syllabus disparaissait. Elle faisait place à une déclaration sur la liberté religieuse (« Dignitatis humanae »). On y lit : « L’amour du prochain authentique implique le respect de la personne et de ses choix dans les domaines de la conscience et de la religion. Il inclut le droit des individus et des communautés à pratiquer leur religion en privé et en public ».
L’histoire ne peut-elle déplacer aussi celles des musulmans ? Le nier revient à se replier dans la philosophie désuète des scolastiques d’antan. Une réalité, fût-elle religieuse, n’est pas définie une fois pour toutes. Elle n’échappe pas à l’histoire, quoi qu’en disent eux-mêmes beaucoup des musulmans. L’existence même de la Charia en est la manifestation puisque son élaboration s’étend sur plusieurs siècles.
Le désir d’entendre Dieu et de s’y soumettre, en effet, s’affirme dans la référence perpétuelle à la Chari’a. En réalité, le fidèle musulman – s’il ne se range pas parmi les salafistes – ne se sent pas prisonnier d’une loi qui, ne tombant pas du ciel, s’est élaborée dans le temps, s’appuyant sur des instruments de réflexion très humains. Dans l’échange entre les membres du Comité de rédaction qu’on peut lire dans ce numéro, Saâd Abssi souligne avec force qu’un musulman n’est pas esclave de la Chari’a. Ce témoignage n’est pas anodin !
La conférence romaine de 2008
Le deuxième exemple est plus spectaculaire encore. A la suite d’une Conférence de Benoît XVI à Ratisbonne, un dialogue s’était amorcé entre 138 intellectuels musulmans et le Pape. Celui-ci avait alors organisé un forum auquel participèrent de nombreuses personnalités catholiques et musulmanes. Il s’est conclu par un texte commun. Aucun des musulmans n’a refusé de signer cet article : « L’amour du prochain authentique implique le respect de la personne et de ses choix dans les domaines de la conscience et de la religion. Il inclut le droit des individus et des communautés à pratiquer leur religion en privé et en public ». On ne peut plus dire qu’aucun musulman ne condamne le fait de se convertir ! Soulignons que cet événement est le fruit d’un dialogue. Sans qu’il soit besoin de recourir à une autorité quelconque, qu’elle soit religieuse ou civile, nos évidences se modifient. Continuons à nous tourner les uns vers les autres ; le respect mutuel permet qu’ensemble nous aboutissions à une vision commune sur l’homme et l’univers. Cette altération, croyons-le, est fruit de la volonté de Dieu.
Christine Fontaine