Jean-François Minster, tout spécialiste qu’il soit,
a su trouver un langage accessible à tous pour nous montrer,
d’une façon objective, les problèmes liés au changement climatique.
Il fait apparaître que le travail des scientifiques
entraîne
un appel à des engagements d’ordre éthique.
Une préoccupation mondiale
Le changement climatique est un sujet de préoccupation mondiale d’importance croissante depuis 30 ans. Cette préoccupation est passée progressivement du monde
scientifique, dès les années 70, au monde des environnementalistes et des médias, puis au monde politique depuis une quinzaine d’années (négociations dans le
cadre de l’ONU, discussions au G20) et au monde économique (prix des quotas d’émissions, normes environnementales, réglementations, politiques publiques…).
Dans le même temps, on constate que le sujet fait l’objet de polémiques très médiatisées : quelle est la réalité du sujet ? Les conséquences environnementales,
économiques et sociales du changement climatique sont elles aussi graves qu’annoncées par certains ? Doit-il être le sujet prioritaire ?
Voici quelques remarques. Bien entendu, comme tout sujet complexe, on ne peut pas le ramener à quelques affirmations succinctes et à des polémiques simplistes.
Mes remarques se veulent donc modestes et visent surtout à expliquer les logiques sous-jacentes du sujet, selon 6 étapes.
1. On dispose d’observations nombreuses montrant que le climat change de façon tendancielle à l’échelle des décennies : augmentation de 0,6°C depuis
le début du XXème siècle des températures moyennées à la fois à l’échelle mondiale et sur plusieurs décennies, mais aussi augmentation plus
forte la nuit que le jour, plus grande sur les continents qu’au-dessus des océans et plus forte en Arctique que dans les latitudes tempérées;
élévation de la température des océans; réduction d’un mois de la durée de l’enneigement en hiver ; diminution de 10% par décennie de l’étendue
des glaces de mer à la fin de l’été en Arctique ; variations des précipitations… L’analyse des données reste un sujet très technique et sans cesse soumis
à critique, mais ces faits sont aujourd’hui très largement admis.
Les résultats de l'activité humaine
2. La compréhension actuelle du fonctionnement physique et chimique de la « ?machine climatique » montre que le mécanisme qui explique le mieux l’ensemble des
observations de façon quantitative est celui d’un réchauffement induit par l’augmentation continue des gaz dits « à effet de serre » dans l’atmosphère.
Ces gaz résultent de l’activité humaine, comme la combustion des ressources d’origine fossile, la déforestation ou l’agriculture. Une variété d’autres
phénomènes, comme les fluctuations naturelles du climat, l’évolution du rayonnement du soleil ou du cycle de l’eau … n’ont pas le même potentiel
d’explication de l’ensemble des observations.
Il faut insister sur le fait qu’une corrélation – ou une faible corrélation ?– entre deux grandeurs, prises de façon isolées, ne suffisent pas à
étudier un phénomène. Il est d’une part essentiel de prendre en compte l’ensemble des processus physico-chimiques, car ils sont tous en relation
les uns aux autres (par exemple, la surface d’enneigement ou celle des glaces de mer sont dépendantes de la température, et en même temps
la modifient). Il est d’autre part critique de s’assurer que les processus imaginés expliquent les observations de façon quantitative.
Il faut aussi s’appuyer sur les principes fondamentaux de la démarche scientifique : reconnaître qu’une explication est une représentation simplifiée
d’une réalité complexe ; qu’on sait démontrer qu’une explication est fausse mais en général pas qu’elle est juste ; qu’il est indispensable
de garder en tête ce qui n’est pas expliqué et d’identifier ce qu’on comprend mal (par exemple, il reste difficile de représenter le rôle
des nuages dans le climat de façon quantitative) ... Il est aussi important de rester sceptique et de soumettre ses travaux aux critiques des spécialistes.
On peut à cet égard constater que plus de 98 % des travaux scientifiques sur le sujet concluent à l’origine humaine du changement climatique,
tandis qu’environ 50 % des médias traitent du point de vue de sceptiques, qui souvent ne soumettent pas leur analyse aux revues scientifiques.
La source de nombreux problèmes
3. Compte tenu de ce qu’on comprend de l’effet du climat actuel sur bien d’autres aspects de notre planète, le changement climatique semble expliquer
bien d’autres phénomènes : l’élévation du niveau des mers, qui est très précisément mesurée à 3,1 mm par an depuis 20 ans, et s’explique par la dilatation
des mers et la fonte des glaciers et des calottes polaires ; des changements des écosystèmes comme le comportement des oiseaux migrateurs ou
l’abondance croissante de poissons tropicaux dans les océans tempérés ; l’accroissement encore mal déterminé de la fréquence de phénomènes
extrêmes comme les cyclones ou les périodes de sécheresse, qui pourraient être reliées aux modifications de la météorologie induites par le changement du climat.
Il faut mesurer la difficulté à étudier ces effets. Les données d’observations sont éparses ; les phénomènes extrêmes sont par nature rares; bien d’autres
activités humaines modifient les écosystèmes, comme leur exploitation directe, la modification des habitats et des paysages, ou les pollutions,
y compris l’acidification des océans induite par l’augmentation de l’abondance du gaz carbonique. Il faut résister à la tendance consistant à tout
attribuer au changement climatique, tout en admettant son importance.
Changements climatiques et injustices écologiques
4. L’humanité est sensible à l’état du climat, d’autant plus que la population est pauvre et dépendante de l’accès direct aux ressources naturelles. Le changement
climatique n’est en général pas favorable à ces populations, l’enjeu dominant étant la disponibilité de l’eau et ses conséquences.
Je pense que les effets du changement climatique doivent être considérés comme aggravants dans les situations où les démarches politiques,
économiques et sociales sont dégradées et en fait plus déterminantes pour les populations.
Par exemple, il se dit que le réchauffement climatique peut se traduire par une extension de la malaria; mais cela se base sur des phénomènes écosystémiques
forcément complexes (la répartition des moustiques porteurs du parasite), et la prévalence de la maladie dépend d’abord des systèmes de santé et de la
capacité des pays à gérer ce risque. De même, l’amélioration de la gestion de l’eau, et tout particulièrement des eaux usées, est de toute façon
indispensable dans les grandes métropoles de la ceinture tropicale.
Face à l'avenir : hypothèses et incertitudes
5. A partir du moment où l’hypothèse d’une cause humaine du changement climatique est la plus plausible, il est indispensable de se projeter
dans le futur. Il faut pour cela anticiper la croissance de la population et l’évolution du développement économique et des technologies, de
façon à estimer les émissions futures. Il faut ensuite calculer le devenir des gaz à effet de serre ainsi émis dans l’atmosphère et l’océan
et sur les continents, de façon à estimer l’évolution de leur abondance dans l’atmosphère. Il faut en parallèle étudier les effets induits
sur le climat, étant entendu que ceux-ci modifient en retour le devenir des gaz à effet de serre. Il faut enfin estimer les impacts de ces
changements sur les phénomènes les plus importants pour l’homme…
La tâche est formidable, pleine d’hypothèses et d’incertitudes. Certaines briques de ces calculs peuvent être étalonnées à partir du passé
(le changement climatique, notamment) ; d’autres font l’objet de scénarios (les évolutions économiques et technologiques, en particulier).
L’incertitude de ces projections est estimée à la fois en prenant des scénarios divers, en projetant les incertitudes des calculs, et en faisant
les calculs selon différentes méthodes. Ces travaux se font aujourd’hui de façon coordonnée à l’échelle mondiale, par un nombre régulièrement
croissant d’équipes utilisant des moyens de calculs de plus en plus puissants et des logiciels de plus en plus réalistes.
Les résultats, sans cesse repris, ne changent pas de façon qualitative depuis trente ans: les évolutions économiques, si elles se poursuivent selon
les mêmes mécanismes qu’actuellement, doivent induire un réchauffement du climat de plusieurs degrés à l’échelle du XXIème siècle; les aléas de ce
réchauffement seraient une source majeure de risque pour les sociétés et l’économie mondiales.
Bien sûr, le futur n’est pas construit. Ces projections ne peuvent pas être considérées comme des prédictions, mais plutôt comme des analyses
d’aléas possibles et de risques. Bien sûr aussi, d’autres risques sont présents, et en particulier les risques de crise majeure qui seraient
de nature à modifier toutes ces projections.
Comment réduire les risques ?
6. Quand un risque est détecté, la logique veut qu’on se prépare à le réduire. Pour simplifier, deux logiques se font jour : on peut penser à réduire
l’aléa en réduisant les émissions des gaz à effet de serre à un niveau compatible avec leur taux de recyclage par le système naturel;
on peut aussi penser à préparer nos sociétés à s’accommoder de ces aléas potentiels.
La première approche relève d’abord de politiques publiques et de négociations mondiales et concerne surtout quelques secteurs comme l’énergie,
la forêt, le transport et l’habitat, fortement émetteurs de gaz à effet de serre ; on sait qu’il faudrait réduire les émissions par habitant
des pays les plus riches d’un facteur de l’ordre de 4. La deuxième approche relève surtout de démarches locales et concerne tous les secteurs
d’activité; par exemple, se préparer à gérer des événements caniculaires éventuellement plus fréquents relève de cette approche.
Le débat a fortement évolué au cours du temps, avec l’implication de nouveaux acteurs, et la perception qu’on ne saurait
finalement se passer de combiner les deux approches.
En outre, la question se pose de savoir s’il faut impulser ces transformations dès maintenant, et comment, ou si on doit d’abord préparer
les technologies du futur et les déployer au moment où leur disponibilité et leur coût les rendront acceptables ? Faut-il concentrer
les ressources mobilisables sur les problèmes actuels de l’humanité plutôt que sur les problèmes du futur, compte tenu de leur incertitude?
La réponse est généralement qu’on ne sait qu’agir continûment et que les transformations éventuellement nécessaires ne pourront être accomplies
qu’à l’échelle de plusieurs décennies; que les ressources ne sont pas facilement transférables d’un sujet à l’autre; qu’il y a un enjeu éthique
à agir, compte tenu de ce que ce sont les plus démunis qui en souffriront le plus, et qu’il n’est pas acceptable de transférer un problème
éventuellement aggravé aux générations futures; qu’en tout état de cause, à partir du moment où il est entendu qu’il faut mieux gérer des
ressources naturelles indispensables à l’humanité, et limitées par rapport aux besoins d’une population croissante, comme l’eau,
l’air, les sols et la biodiversité, il est nécessaire de leur donner un coût dans l’économie.
Le Groupe d'Experts Intergouvernemental sur l'Evolution du Climat (GIEC)
Pour conclure, je voudrais proposer quelques remarques sur le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat,
le GIEC, aussi appelé de son acronyme anglais l’IPCC. C’est un comité d’expertise de l’ONU, à qui est posée la question d’analyser les
savoirs sur le changement climatique, les aléas et risques induits et les démarches à imaginer. Ce sont les rapports d’expertise du GIEC qui
servent de base aux négociations internationales sur le climat. Ce comité a reçu le prix Nobel de la paix 2007, et a aussi été vivement critiqué
par les sceptiques, notamment en 2009 avant la conférence de Copenhague sur le climat.
Sur le fond, il faut d’abord partager une même compréhension de ce qu’est un rapport d’expertise : ce n’est pas un résultat scientifique, mais une
opinion basée sur les faits scientifiques du moment ; une expertise collective, comme celles du GIEC, élabore les éléments de consensus et de divergence
à un moment donné ; pour être crédible, sa démarche et ses sources doivent être transparentes et soumises aux critiques.
Une difficulté particulière se pose quand on examine les rapports du GIEC. D’une part, il y a les rapports eux-mêmes, assez longs, complexes,
pondérés et citant leurs sources. D’autre part, on y trouve le « résumé pour décideurs », plus court et compréhensible par tous.
Il faut réaliser que ce résumé est négocié entre représentants des gouvernements de toutes obédiences. En somme, il prépare les bases
des négociations, mais ne peut pas vraiment être considéré comme un rapport d’expertise. Il est cependant notable que beaucoup d’avis
publics sur le GIEC sont d’abord basés sur la lecture de ce résumé.
On peut constater qu’un nombre important d’Académies des Sciences, dont l’Académie française cet automne, ont validé les constats
des rapports du GIEC. Un rapport d’audit de l’ONU de 2010 a préconisé une amélioration de sa démarche, notamment dans le choix des sources
utilisées, mais a pour l’essentiel validé ses processus. Je pense que la confiance qu’on peut donner à cette instance sortira renforcée
de cette période. D’ailleurs le GIEC a été publiquement conforté lors des négociations de Cancun, en décembre 2010.
En somme, le changement climatique est une réalité observée ; son interprétation comme un effet de l’activité humaine est la plus probable
aujourd’hui; ses effets au futur peuvent être un risque important et aggravant des maux des populations, surtout des plus démunies; les démarches
à prendre pour y faire face sont un enjeu éthique, social, économique, technologique et environnemental. Il faut pour cela agir
ensemble et dans la durée, au bénéfice de tous aujourd’hui et demain : il est selon moi des challenges moins nobles pour l’humanité.
Jean-François Minster