Luc-André a bien voulu faire la recension d’un livre important
- "Les banlieues de la république" -
qui permet de situer les problèmes religieux français
à l’intérieur d’une réalité plus globale.
Pour faire ce travail, en lisant l'ouvrage de Gilles Kepel,
il fut « désireux de faire connaissance in vitro ».
« Je me suis rendu sur place, dit-il, le 13 février 2013, le Mercredi des Cendres. Gare du Nord, ligne Eole, le Raincy, autobus 602 jusqu’à Montfermeil.
Très aimablement renseigné à la Mairie, je commence une promenade à pieds. Joli panorama, élégant château racheté par la Commune ainsi que le parc évocateur
de Jean Valjean, « Les Misérables », Victor Hugo. Visite aussi du remarquable Musée du Travail. La suite se fera en autobus en direction de Clichy-sous-Bois.
A gauche des tours et des barres, à droite le parc forestier de Bondy. Le conducteur me dit d’aller jusqu’au terminus. Des constructions plus modernes, puis
on retrouve le pavillonnaire. Impression de « border line », me rappelant curieusement... Le Caire où un quartier résidentiel se sentait comme assiégé par
la poussée des pauvres. Dans le bus, bondé mais en bon état, une jeune femme noire avec de jeunes enfants me dit en gagnant la sortie, à moi le vieux blanc :
« Monsieur, ici c’est la pauvreté, la misère, pas de travail !’ Le cri.
Une somme documentaire de grande qualité
Patronné par l’Institut Montaigne, édité par Gallimard, signé par Gilles Kepel assisté d’une équipe de chercheurs, le livre « Banlieues de la République », sous-titré « Société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, est une somme documentaire de première qualité.
Son premier mérite est d’être accessible grâce à une méthodologie impeccable. Six chapitres (Rénovation urbaine, Education, Emploi, Sécurité, politique, Religion) appuyés sur des enquêtes et des encadrés permettent au lecteur de ne pas se noyer et d’atteindre, par l’analyse, une synthèse sur un problème majeur de notre époque et de notre pays.
De la micro-analyse (un cas particulier) à la macro-analyse (l’application à une situation générale), l’exercice est réussi. Clichy-Montfermeil, le point de départ des émeutes de l’automne 2005 dont les proportions avaient impressionné et conduit au recours à l’état d’urgence pour la première fois depuis la guerre ; ce n’était pas rien. On trouvera ci-après un bref compte-rendu de lecture des six chapitres avant de tenter un résumé interprétatif.
Rénovation urbaine
La Rénovation urbaine entamée dans l’urgence et spécialement dans le cas des deux communes limitrophes, une histoire emblématique du village à la banlieue, marquée par l’industrialisation du 19ème siècle et la mutation que nous vivons actuellement. Montfermeil plus romantique, illustrée par les Misérables de Victor Hugo. L’industrialisation drainant des populations venant des campagnes (le prolétariat objet de l’analyse marxiste) et déjà des immigrés (italiens) puis les immigrés d’origine africaine, musulmane parce que maghrébine mais aussi d’origine subsaharienne, ou encore turque, sans oublier, après le choc de l’indépendance algérienne, l’accueil des pieds-noirs. Tout ceci dans l’urgence du logement et, bientôt, avec le contraste entre le « pavillonnaire » et les « cités », le frottement entre le résidentiel et les grands ensembles. D’où, au-delà des euphémismes, le lancement de la Politique de la Ville, reposant sur trois méthodes applicables aux barres et aux tours poussées comme champignons : démolition, réhabilitation et « résidentialisation », ce dernier terme signifiant amélioration souvent accompagnée d’une privatisation, en réalité accession à la propriété d’immeubles en fait de mauvaises qualités par des couches sociales fragiles. D’où phénomènes de surendettement et d’insolvabilité. Avec mélange de satisfaction et de frustration, mettant en cause le cynisme d’opérateurs immobiliers.
Education
L’Education est le deuxième problème examiné, sans doute dans la chronologie d’une vie, de la mise en scène des « jeunes des banlieues et du blocage résultant, en effet, de l’enjeu majeur qu’est d’abord une formation en vue de la vie active. C’est d’abord la tentative des ZEP (zones d’éducation prioritaires) ;c’est aussi le rôle ambigu des conseillers d’orientation, et finalement la situation des « décrocheurs » précoces à la fin du collège et ceci perçu comme une « prédestination » sociale au détriment des familles d’immigrés concentrant tous les handicaps : adaptation culturelle, modèle familial que ce soit le statut de la mère au foyer ou celui pu père au chômage, particulièrement vulnérables dans une société moderne, par ailleurs contestable. Tout ceci entrainant un ressentiment dont les incendies d’écoles au plus fort des émeutes a été un symptôme. Sans pour autant, bien au contraire, que l’on doive nier la responsabilité évidente de l’école comme chemin de l’intégration, assumée bien entendu par les enseignants et même, à un niveau plus modeste, par la convivialité des cantines.
Emploi
L’emploi : on arrive à l’enjeu final auquel aboutit le jeune au seuil de l’âge adulte. Sous peine de déclassement dans des petits boulots, comme conséquence de la relégation spatiale (là où l’on habite) et du parcours scolaire chaotique (là où l’on est passé à côté de l’éducation). Sanction aussi de l’absence de mixité sociale, le mauvais côté de la frontière. Pas d’ascension sociale et même le contraire à cause de la « crise » comme on dit depuis peu, phénomène conjoncturel venant compliquer une évolution structurelle ainsi résumée : la désindustrialisation en Seine-Saint-Denis et le glissement vers l’économie tertiaire. Fermeture d’usines les unes après les autres, installation d’établissements de haute technologie (informatique) et même de sièges bureaucratiques (banque et assurances). Et, comme un reflet social de l’économie, recul de la classe ouvrière et installation d’un prolétariat islamique, le communisme remplacé par l’islamisme comme vecteur de la revendication sociale et aussi comme vecteur de la réaction sociale jusqu’au basculement de la gauche vers la droite voire l’extrême droite dans une classe moyenne issue de l’embourgeoisement, si l’on peut dire, de l’ancienne classe populaire. Bien sûr, il y a des « success stories », des sorties par le haut (auto-entrepreneur) contrastant avec les sorties par le bas (dealers). Et l’enquête présente une série de portraits sociaux très instructifs, de la « galère » au « cadre supérieur ».
Sécurité
La sécurité , thème mobilisateur s’il en est, fait l’objet de développements dont l’enchaînement lui-même aide à comprendre les interprétations variées des émeutes de 2005. De l’incivilité aux révoltes, les effets du divorce entre police et population et, pour finir, le retour de l’Etat. Est évoqué le remplacement d’un préfet issu de l’immigration par un préfet issu de la police. La synthèse aboutit inévitablement au concept apparemment neutre mais finalement très exact des révoltes sociales issues d’un faisceau de motivations très large et justement examiné dans les chapitres précédents. Pour conduire aux chapitres suivants du livre : après l’état d’urgence et avec le calme revenu, malgré un sursaut ultime au printemps 2006, il y a comme l’émergence d’un esprit militant qui peut être interprété comme un accès à la citoyenneté.
Evolution politique
La Politique est évidemment le domaine où se rejoignent les évolutions historiques : du communisme de la ceinture rouge au glissement vers les socialistes (Clichy) et vers la droite (Montfermeil). L’électorat ouvrier d’antan a fondu et est remplacé par l’immigration, d’où un nombre d’inscrits sur les listes électorales plus faible, cependant qu’émerge une affirmation identitaire pas seulement d’origine étrangère et musulmane mais pouvant être récupérée par une expression catholique elle-même réactive (Notre-Dame des Anges) en concurrence elle-même avec la dynamique protestante évangélique. Les élus, quant à eux, donnent des gages en se montrant successivement à la synagogue, à l’église et à la mosquée. Et cela débouche, par touches successives, sur la vraie question : Qu’est-ce qu’être Français ? Le concept de Français « de souche » s’oppose à celui de Français par acquisition, lequel est très diversifié : la guerre d’indépendance qui a créé une nationalité différente se télescope avec une immigration dans le pays dont on s’est séparé, puis la génération suivante qui y est née bénéficie du « droit du sol » à quoi s’ajoutent les nouveaux arrivés en perspective de naturalisation. Avec le droit de vote enfin acquis et celui de l’exercer ou pas : rejet par déception ou, au contraire, activisme politique comme moyen de s’imposer.
Genèse d'un islam local
La Religion vient alors s’imposer comme une donnée essentielle dans cette analyse, indépendamment d’un contexte plus général. On est désormais loin de l’athéisme politique pour assister à la politique conditionnée par l’islam. Genèse d’un islam local donc, non sans là encore, des ramifications variées avec l’extérieur, les liens familiaux Outre-Méditerranée qui perdurent, le conflit israélo-palestinien qui s’invite aux débats, le puissant souffle du réveil de l’islam en particulier sous sa forme la plus stricte, le wahhabisme, et désormais le Printemps arabe et son évolution comme voisinage politique. Tout ceci dans un contexte local qui lui-même subit ses propres évolutions, endogène. Après la « Marche des Beurs » en 1983, l’islam se gère par lui-même, avec comme vagues successives, le Tabligh originaire du sous-continent indien, le courant majeur des Frères musulmans qui marqua l’UOIF (Union des Organisations Islamiques de France), la fondation du CFCM (Conseil Français du Culte Musulman), la personnalité de Tariq Ramadan (précisément sa vocation à aider ses coreligionnaires à vivre dans un pays non musulman), tout cela témoignant d’une grande effervescence agissant sur les consciences des immigrés. Des données sociologiques se diffusent à propos du halal, du port du voile, de la construction et de l’animation des mosquées, ce qui est qualifié de gestation d’un lobby musulman. Avec en parallèle la référence aux exigences juives symbolisées par le CRIF cependant que les atteintes au respect du christianisme sont perçues comme une faiblesse.
En conclusion, même si les mots ne sont pas spécialement valorisés, l’intégration qui ne signifie pas assimilation comme négation de soi, mais au contraire arrimage d’une nouvelle composante de la nation, la problématique de l’intégration trouve dans ce livre (« Banlieues de l’islam »), un guide parfait, une grille d’analyse très fouillée et bien ordonnée, donc accessible à un lecteur un tant soit peu intelligent et de bonne volonté.
Luc-André Leproux