Un mur de séparation
Fatima Tayab
"Séparatisme" Page d'accueil Nouveautés Contact

Fatima Tayab est responsable de l’atelier de Mes Tissages à Villeneuve-la-Garenne. Elle habite cette ville de la banlieue Nord de Paris et nous fait part de sa propre expérience : « Les murs intérieurs sont plus solides que les murs de pierre que l’on construit pour séparer les ‘étrangers’ des autres mais nous ne désespérons pas d’en venir à bout. »


Une insertion sociale réussie

Avant d’habiter dans le pavillon où je réside actuellement avec mon mari et mes deux enfants, j’habitais un F3 au 4ème étage. Avec deux enfants en bas âge, ces quatre étages m’étaient difficiles à monter. Mon mari avait acheté ce premier appartement avant mon mariage. Ensuite, nous étions deux à travailler et les crédits étaient remboursés. Nous pouvions donc vendre, reprendre un crédit et acheter cette fois un pavillon. A Villeneuve-la-Garenne, l’immobilier à cette époque – nous sommes en 1986 - était beaucoup plus abordable que dans d’autres communes de la région parisienne. Ce qui n’est plus le cas depuis que la ville est desservie par les transports en communs qui, avant, faisaient défaut. Mon mari est professeur de mathématiques dans l’enseignement secondaire en journée et à l’université, le soir. Moi, je travaille à Mes-tissages. Notre situation de français issus du Maghreb nous offre les mêmes chances d’avoir un emploi stable et d’accéder à la propriété qu’aux français qui le sont depuis plusieurs générations. A ce niveau, il n’y a ni séparatisme, ni discrimination, du moins selon mon expérience. La plupart des familles issues de l’immigration, comme nous, mettent toutes leurs économies dans l’achat d’une maison en France. Ils veulent s’insérer, s’implanter.


La construction d’un mur

À Villeneuve, un lotissement était en construction. Il comportait des maisons identiques sur tout un côté d’une voie privée. De l’autre côté de cette voie habitaient des Français dans des pavillons anciens. Ils vivaient là depuis toujours. On pourrait dire que c’était des « Villénogarennois de souche ». De notre côté de la rue, disons du côté droit, il y a douze maisons. Quand nous avons acheté, la rue était étroite mais semblable à toutes les autres. Cependant, quand les nouveaux propriétaires ont commencé à s’installer, les Villénogarennois de souche ont fait construire un muret rehaussé d’un grillage pour partager la rue en deux : le mur sépare, sur toute la longueur de la rue, le côté qui est chez eux de celui des nouveaux habitants qui sont tous des étrangers. Quand la décision de construire ce mur a-t-elle été prise et par qui ? Nous l’ignorons. Ce qui est sûr c’est qu’il n’existait pas sur les plans. C’est à partir du moment où les nouveaux venus ont commencé à visiter leurs pavillons, avant même d’emménager, que le mur a été construit. Les « étrangers » dont les anciens ont voulu se séparer n’étaient pas tous des maghrébins ou des musulmans. Il y a des Sri-Lankais, des Congolais, les Chinois, des Marocains, etc. Autant de pays d’origine que de pavillons. Tous sont parfaitement insérés dans la société française : ils ont comme nous un emploi stable qui leur permet d’accéder à la propriété, des papiers en règle et souvent la nationalité française. Mais nous avons tous en commun de n’avoir pas une tête de français ! Les « anciens » ont dit qu’il s’agissait d’une rue privée ; comme ils ne pouvaient se considérer propriétaires que de la moitié de la rue, ils l’ont coupée sur toute sa longueur en deux. De très étroite, cette rue est devenue presque impraticable aux camions de déménagement. Quant au garage qui faisait partie de chaque maison, il devenait pratiquement impossible de manœuvrer les voitures pour y accéder.

Comment briser le mur ?

Nous avons été mis, comme on dit, « au pied du mur » : aucun nouveau venu n’a été consulté. Nous avons tous très mal pris cette situation. C’est un peu comme si on nous considérait comme des bêtes dangereuses qu’il fallait mettre en cage pour s’en protéger. Mais que faire ? Lorsque nous disions bonjour aux anciens à travers le grillage, ils ne nous répondaient pas. Nous avions vraiment un mur de rejet ou d’indifférence en face de nous. Et pourtant, il n’était pas possible de déménager. Il allait bien falloir vivre avec ce mur entre nous. Nous pouvions comprendre que le fait de se sentir envahi par des étrangers pouvait leur faire peur. Il fallait à tout prix rompre ce mur de la peur. Alors nous avons appris à nos enfants à dire bonjour à toutes les personnes à travers le grillage, de le faire même si elles continuaient à ne pas leur répondre. Nous leur avons dit que c’est en respectant les autres – même ceux qui ne répondent pas à leur marque de respect – qu’ils se feront respecter eux-mêmes. Nous leur avons expliqué qu’il fallait continuer à respecter les « anciens » et, qu’à force de respect, ils finiraient peut-être par avoir honte de leur propre comportement à notre égard et qu’ils en viendraient à changer. Nous avons duré, enfants et adultes, dans le respect des autres et progressivement, une, puis deux, puis trois anciens ont répondu. Nous avons alors discerné qu’une famille les avaient toutes entraînées à construire ce mur de séparation mais que nos salutations pouvaient passer à travers le grillage avec la plupart des autres.

De notre côté du mur, il y a autant de différence entre un Chinois, un Sri-Lankais, un Congolais et un Marocain qu’entre en français et chacun des autres. Mais, est-ce ce mur qui nous isolait des Français qui nous a permis une réelle solidarité entre tous ? Nous avons vécu des fêtes des voisins où chacun apportait quelque chose de son patrimoine culturel… mais nous n’en avons jamais vécu avec les anciens qui sont en vis-à vis. Le muret et son grillage nous en empêchaient !


Le mur existe toujours mais il est fissuré

Depuis que nous avons emménagé dans ce pavillon, quinze ans se sont écoulés. Quelle est la situation aujourd’hui ? Le grillage existe toujours. Mais à travers le grillage, les anciens ont vu nos enfants grandir et la plupart se sont mis à répondre à leurs salutations. Il y a eu aussi ce jour où, étant à la fenêtre du premier étage de ma maison, j’ai vu une personne seule dans la maison d’en face faire un malaise. J’ai appelé les secours et ils sont venus la sauver. Il y a surtout le fait que beaucoup d’anciens sont devenus très vieux et ont fini par mourir ou par être placés dans une structure pour personnes âgées. Leurs pavillons ont été mis en vente. Et par qui ont-ils été acheté ? Par des Sri-Lankais, des Congolais, des Maghrébins, etc. Aujourd’hui, il y a des étrangers des deux côtés du mur ! Et j’ai vu récemment mon voisin srilankais d’une maison mitoyenne à la mienne trinquer à travers le grillage avec un autre Sri-Lankais qui habite de l’autre côté du mur ! De notre côté aussi, des pavillons se sont vendus. Ceux qui sont en bordure de Seine ont été achetés par des « Français ». Mais, bien qu’ils habitent du même côté que nous, ils ne se mêlent pas avec nous. Ils sont invités par les « anciens » à passer de l’autre côté pour prendre l’apéritif chez eux. Les murs intérieurs qui nous séparent les uns des autres sont beaucoup plus solides que les grillages que l’on dresse pour se protéger des « étrangers ». Mais nous ne désespérons pas de venir à bout un jour de ces murs là aussi.


Une porte ouverte

Je crois que nous sommes victimes de l’image que diffusent de nous les médias. En tout cas, c’est ce que nous ont dit plusieurs femmes d’origine européenne qui viennent à notre atelier de la Caravelle. La première fois, elles ont reconnu avoir dû vaincre une certaine peur pour franchir notre porte. Une fois parmi nous, elles nous ont dit avoir découvert qu’elles ne nous connaissaient que par les médias et que nous n’étions pas du tout ce qu’on en dit de nous. Elles nous disent essayer de casser auprès de leur entourage cette fausse image que l’on se fait de nous. Par exemple, quand elles jouent au bridge, elles se rendent compte combien ce que les autres femmes disent est étranger à ce que nous sommes. Elles redressent l’image qu’elles se font de nous.

Mais cette image est véhiculée par les médias et il est difficile de lutter contre. On parle souvent de nous comme de femmes soumises, fermées à tout modernisme, buttées dans une religion d’arriérées, surtout quand nous sommes musulmanes et encore plus quand nous sommes voilées. Pour vaincre les murs de séparation, les murs des préjugés intérieurs, il faut ne pas s’enfermer dans ce qui est raconté sur les « étrangers » et pour cela les rencontrer concrètement. Si, au lieu de nous considérer en fonction de nos origines ou de nos religions, on en vient à se dire bonjour en s’appelant chacune par son prénom, alors tout devient possible ! Mais pour dépasser la peur et avancer en amitié, il faudrait que le pas à poser dans le respect de l’autre soit fait des deux côtés… De notre côté, croyez que la porte de notre atelier demeure ouverte à tous et à toutes. C’est un honneur qui est fait aux femmes lorsque quelqu’un vient de loin et pousse la porte pour prendre un thé à la menthe avec nous !

Fatima Tayab


Retour au dossier "Séparatisme" / Retour page d'accueil