Quand les paysans deviennent banquiers
André Chomel
"L'argent" Page d'accueil Nouveautés Contact

Le 13 octobre 2006,
le prix Nobel de la Paix a été décerné au Bangladeshi Muhammad Yunus
et à la banque qu'il a créée, le Grameen Bank.
C' était reconnaître l'intérêt,
pour les pays en développement, des activités de microcrédit.
André Chomel, dans les années 80,
avait déjà tenté une expérience de ce genre au Mali


Des crédits adaptés aux besoins des plus faibles

Nous vivons une crise extrêmement grave dont l'une des causes principales est l'abus de crédits depuis 20 ans, ces fameux « subprimes » par lesquels, des banquiers et des financiers sans scrupules ont ruiné des milliers de gens aux Etats-Unis et ailleurs.

Il s'est trouvé que dans le même temps, sont nés en Europe et en Asie des dispositifs de microcrédits ou de microfinance, conçus pour mettre à la disposition des gens les plus modestes des petits crédits adaptés à leurs vrais besoins sans les endetter : une bien autre histoire d'argent !

L' histoire de Kafo Jiginew au Mali, au cours des vingt dernières années en fournit une illustration.
Kafo Jiginew, (« Union des greniers ») est un réseau de coopératives villageoises d'épargne et de crédit né à la fin des années 80, propriété des paysans du Mali sud, exploitant , en moyenne, chacun 2 ha de coton et céréales, souvent illettrés.

Dans des villages perdus de la brousse africaine

A son point de départ, une proposition venue du Nord, émanant d'un groupe formé de la Fondation Crédit Coopératif et de 4 ONG de développement ( France, Belgique, Allemagne, Italie). Ces organisations sont convaincues que le développement au sud passe par la mise à disposition des populations de systèmes de microfinance pour lesquels les grandes banques commerciales sont inadaptées : comment pourraient-elles organiser et gérer à partir de leurs agences des petits compte de dépôt et de crédit d'un montant moyen de l'ordre de 30 000 CFA (soit 45 euros) dans des petits villages perdus dans la brousse ?

L' histoire commence donc, après accord des autorités maliennes, avec la présentation du projet aux villages du Mali sud ( Koutiala, Sikasso) par des représentants du groupe des ONG : de nombreuses palabres (auxquelles l' auteur de ces lignes a participé) furent organisées avec toute la population des villages.

Une coopérative d' épargne

Le projet présenté : créer au niveau de chaque village volontaire ou de plusieurs villages groupés une coopérative d'épargne et de crédit dont les paysans seront les sociétaires, et où ils déposeraient leurs liquidités; elle serait administrée par un Conseil de 12 membres élus du village. Ceux-ci choisiraient 2 gérants, bénévoles au départ, parmi les jeunes paysans alphabétisés. C' est au Conseil qu'il reviendrait de prendre les décisions de crédit. Le village devrait s'engager à construire un local en dur qui serait le siège de la Coopérative. Le groupe des ONG assurerait la formation des gérants et des élus.

L'accueil initial fut bien sûr méfiant. Un long travail d'explication auprès des paysans, conduit par leur leader Adama Sanogo, sera nécessaire pour permettre le démarrage , puis l' essor de la banque des paysans. Mais 20 années plus tard celle-ci comptera 255 000 sociétaires dans 140 coopératives, gérant une collecte de 18 milliards de CFA et 16 milliards de crédits.

Entre temps bien des difficultés auront du être surmontées pour passer d'un projet initial porté par les ONG à une organisation adulte contrôlée et gérée par les Maliens, ce qui est l'objectif commun. Mais il ne faudra pas moins d' une crise, mettant en jeu l'existence même de Kafo Jiginew, pour franchir cette étape qui mérite bien un arrêt sur image :

Il avait été convenu avec les premières coopératives que la direction des opérations serait assurée, pour une période à préciser, par un directeur issu du groupe ONG - Fondation Crédit Coopératif (le CECCM) , qui serait en charge de la conception du système de gestion, de la formation, de la création d'une petite équipe de cadres, ainsi que de la mise sur pied d'une Fédération de coopératives jouant aussi le rôle de Caisse centrale. Vaste programme dont le CECCM assurait la charge financière avec le concours de la Communauté Européenne.

Transfert des pouvoirs

Tout ira bien - l'exploitation est même proche de l' équilibre - au point que, quelques années plus tard, en 1994, la partie malienne, Conseil et cadres, manifeste sa volonté d' assumer elle-même la conduite des opérations et la direction. Les Européens, d'accord sur la perspective, jugent cette transition prématurée et le candidat malien à la direction pas prêt. Une grave crise s'engage, mise sur la place publique. Les autorités maliennes n'osant pas prendre parti, les ONG sont face à une alternative : la rupture qui entraînerait la chute de Kafo Jiginew et la ruine de milliers de paysans ou le risque d'une reprise de la coopération avec une gestion assumée par un Directeur malien dont la qualification à ce niveau est largement mise en doute par l'environnement européen mais aussi malien.

Finalement, à l'encontre de la plupart des avis recueillis, le CECCM décidera de faire l'expérience d' une direction malienne de Kafo Jiginew, moyennant une période expérimentale.

A l'échéance l'épreuve tourne à l'avantage de la direction malienne avec des résultats largement positifs. Ainsi Kafo Jiginew a franchi d'un seul bond les deux stades les plus critiques pour qu'un projet de cette nature passe à l'âge adulte : obtention d'un équilibre d'exploitation, transfert des pouvoirs à des responsables nationaux.


Le rapport à l'argent va changer

L'histoire ne s'arrête pas là, mais elle est sur une lancée qui va durer. Que peut-on dire à ce stade de cette histoire d'argent ?
C'est d'abord une révolution dans la fonction et l' usage de l' argent pour cette population.
Auparavant, l'argent touché lors du paiement des récoltes est caché, parfois enterré pour être mis bien à l'abri ; le rapport à l'argent va changer avec la sécurisation de ces liquidités dans le jiginé. Le fait nouveau est que ces liquidités qui dormaient sont maintenant réinvesties, principalement sous forme de crédits de campagne. Des crédits d'investissement sont aussi montés avec le concours de certaines des ONG ou du Crédit Coopératif. Kafo aura d'excellents taux de remboursement, proches de 99%, très supérieurs à ceux que l'on constate dans des organismes fonctionnant sur des aides publiques ou privées : c'est l'argent du village qui est prêté, il est sacré en quelque sorte.

Plus généralement les notions nouvelles de prévision budgétaire, avec leurs implications sur le plan de l'épargne et du crédit, sont assimilées dans les villages. Une amélioration de la situation de nombreux paysans, ou parfois une meilleure résistance aux aleas des marchés a résulté de cette économie coopérative.

Une innovation importante a été l'organisation de microcrédits au bénéfice des femmes, jumelés à un dispositif d'épargne et à un apport éducatif diversifié, comportant notamment une information sur la contraception et la protection maternelle et infantile dans un milieu où la moyenne du nombre d' enfants par femme se situe entre 6 et 8.

Formation humaine et mutation économique

Est à retenir aussi de l'expérience Kafo Jiginew l'investissement considérable qui a été nécessaire en matière de formation par rapport à d'autres formes de sociétés de microfinance, que ce soit pour les élus, les gérants ou les sociétaires. Un rapport du Conseil conclut ainsi : « La coopérative nous a été présentée comme un mouvement économique basé sur l'éducation, mais nous pouvons dire aussi que la coopération est un mouvement éducatif qui se sert de l'action économique ». Ainsi cette petite révolution dans la fonction de l'argent qui se fait jour avec le développement de Kafo Jiginew apparaît-elle comme significative de l' émergence en cours de la société civile au Mali sud.

Les maliens en auront une conscience très vive. C'est au point que le Président Sanogo ne craindra pas de déclarer un jour publiquement « Kafo Jiginew est le plus beau cadeau que l'Europe ait fait au Mali »!!! On peut à tout le moins retenir quelques enseignements de ce partenariat entre les paysans maliens et le groupe des ONG/Fondation Crédit Coopératif.

En premier lieu peut-être, le fait que l'entreprise Kafo Jiginew fut une réponse à une demande non formulée : le besoin, décelé par les études des ONG existait virtuellement mais il a fallu en susciter la perception et l'expression dans les villages au cours des nombreuses palabres des débuts. C'est là un thème de réflexion sur l'aide au développement et la pratique de la coopération nord-sud.

Un partenariat Nord-Sud dans la durée

Par ailleurs l'histoire de Kafo Jiginew est très illustrative de la richesse d'un partenariat nord-sud dans la durée. Au départ, l'appui technique, financier et de formation du groupe des ONG est déterminant et prépondérant. Le rapport s'inverse quelques années plus tard - non sans une crise sérieuse - lorsque la partie malienne s'est estimée en mesure d'assumer les responsabilités de la conduite des opérations. S'est alors mis en place, dans la durée, un régime d'appui évolutif en fonction des besoins à une entreprise authentiquement malienne. Une nouvelle institution au service du financement et du développement rural est née.

Dernière remarque d'un ordre plus général. La microfinance, née au Sud était une innovation dans les années 80; elle s'est développée depuis au Nord au bénéfice des économiquement faibles. Il est question aujourd'hui de lui donner une place importante dans la relance face à la crise. La Banque Mondiale est prête à y apporter son concours. Le risque serait grand de générer un nouveau phénomène de surendettement si cette pratique du microcrédit n'était pas assortie de dispositifs d' accompagnement nécessaires qui découlent à Kafo du cadre villageois et coopératif), et si elle était accaparée par des financiers avides de profits à deux chiffres.

Que conclure de cette histoire d'argent brièvement évoquée, sinon que l'argent peut être un bon serviteur lorsqu'il est mis au service d'un développement économique humain.

André Chomel


Retour dossier "L'argent" / Retour page d'accueil