Une chrétienne à l'écoute de l'islam
Christine Fontaine
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Christine Fontaine a enquêté sur la spiritualité musulmane face au mystère de la mort. A une époque où beaucoup défigurent le visage de l’islam, il nous a semblé important de faire entendre une voix chrétienne : son discours ne pourra pas être suspecté de plaidoyer « pro domo ».

Qu'est-ce que mourir ou qu'est-ce que vivre ?

Des comportements aberrants contemporains risquent de masquer la dimension spirituelle attachée au mystère de la mort en islam. Des terroristes n’ont aucun scrupule à massacrer des civils ou des enfants innocents , se faisant exploser eux-mêmes au milieu des foules. Ils interprètent à leur façon la parole du Coran : « Ne dites pas de ceux qui sont tués dans le chemin d’Allah : ‘ils sont morts’. Non ! Ils vivent mais vous n’en avez pas conscience ». On invente une cause sainte, on se laisse manipuler par des forces que des politologues savent analyser très humainement et on pervertit le message en semant le meurtre là où le Coran et la tradition musulmane fournissent un sens à la vie.

Qu’est-ce que mourir ou – ce qui revient au même – qu’est-ce que vivre aux yeux de l’islam ?
C’est d’abord reconnaître que l’homme est créé et que Dieu est son créateur. La mort est une création de Dieu, tout comme la vie. Elle est le terme qu’Allah assigne à toutes choses et non seulement à l’homme : soleil et ciel, astres et animaux de la terre ou des mers, tout disparaîtra. En prendre conscience c’est reconnaître que la face du monde et la face de Dieu ne peuvent se confondre. Autre est le Créateur, autre est la créature.

Par ailleurs, il n’est pas si facile qu’on le croit de distinguer mort et vie. La vie sort de la mort et la mort sort de la vie un peu comme le jour sort de la nuit et la nuit du jour (Coran 31,29 ; 35,13). D’où vient le nourrisson qui sort du ventre maternel ? Dira-t-on a qu’il entre dans la vie ? Certes ! On peut dire aussi qu’il sort du néant comme d’une première mort. Lorsque le dernier souffle sort d’une poitrine humaine, suffit-il de dire que cet homme meurt ? Le musulman affirme qu’il entre dans l’au-delà (al-akhira) et qu’il s’agit plus d’une naissance que d’une mort. C’est la raison pour laquelle on encourage ceux qui demeurent en ce monde (dunya) d’éviter les démonstrations excessives de tristesse lors des obsèques. C’est pourquoi également on conseille de visiter les cimetières et de maintenir le contact avec les défunts.

Entre deux naissances

Le croyant doit orienter sa vie entre ces deux naissances ou ces deux morts: « Mourez avant de mourir  » dit le Coran. Qu’est-ce à dire ? Il s’agit de comprendre que cette vie terrestre n’est pas le tout. Le Coran a quelquefois des accents pascaliens. On connaît ces paroles ironiques par lesquels l’auteur des Pensées se moque d’un roi incapable d’être heureux sans divertissement (« ...plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et se divertit ! »). Le Coran, pour sa part, affirme : « La vie du monde n’est que vanités, jeux futiles !...Que n’y pensez-vous sérieusement ? » Ce qui se présente à l’homme, au fil des jours, n’est pas le réel mais l’apparence. Là encore on pense à Pascal ! « Les humains sommeillent ; c’est quand ils meurent qu’ils se réveillent », dit le Coran. « Qui sait, dit Pascal, si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n’est pas un autre sommeil un peu différent du premier dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir ».

Autrement dit l’invitation du Coran (« Mourir avant de mourir ») indique que dans l’existence d’ici-bas (dunya), il s’agit de se comporter comme un réel vivant, c’est-à-dire comme quelqu’un qui s’arrache aux illusions des jouissances, qui sort du sommeil et qui, de la sorte, se prépare à naître et à vivre de l’Au-delà. Les auteurs mystiques ont amplement développé cette idée. Vivre sur cette terre c’est pratiquer l’Hégire. En 622, à La Mecque, le Prophète proposait une nouvelle façon de penser les liens entre les membres de la cité. Il suggérait une communauté ne reposant plus sur les liens du sang mais de la croyance. Il s’agissait de mourir à une société d’injustice pour faire advenir un monde de partage. Devant l’impossibilité de réaliser ce programme, le Prophète de l’islam sort de sa communauté d’origine pour trouver le lieu où pourra se réaliser la société échappant aux illusions de la richesse.

Vivre l'Hégire en sortant de soi

Pareille hégire doit être inventée par chaque croyant. Il doit sortir des images artificielles de bonheur et de plaisir facile qu’il s’est créées ou que son environnement lui impose. Cela suppose un combat spirituel contre tous les attachements qui paralysent et qui tiennent à l’écart de ce que le Coran considère comme la vie. C’est prendre le chemin qui conduit à l’Au-delà et protège des violences qu’entraîne la mort physique : celui qui aura eu une bonne vie aura aussi une bonne mort. C’est sans doute cette intuition qui, mal comprise, entraîne ces pauvres adolescents qui, engagés en des combats douteux, en viennent à massacrer leur propre existence et à semer la mort !

Heureux celui ou celle qui ont ainsi l’intelligence de sortir d’eux-mêmes pour trouver le chemin de la vie. Heureux sont-ils parce qu’ils n’ont pas à craindre la mort. Ils peuvent même la désirer en ce sens que loin d’être la privation de la vie, elle est le lieu où conduit le chemin sur lequel, ici-bas, nous avançons pas à pas. Le Coran va jusqu’à dire que cette sérénité est bien la preuve de la supériorité des musulmans sur les juifs, contemporains de la première communauté de Médine. Ceux-ci, paraît-il, avaient peur de la mort. C’est bien la preuve qu’ils avaient à craindre le jugement de Dieu. La tranquillité des musulmans, au contraire, manifestait qu’en suivant les enseignements du Prophète, ils étaient dans la vérité.

L'heure de l'agonie

Le moment de la mort physique est lui-même objet de réflexion à l’intérieur de la tradition musulmane.

Le Coran avait évoqué l’acte par lequel un sujet humain rencontre la mort. L’âme du mourant remonte dans la gorge et l’ange de la mort, Izraël, vient la recueillir (Coran 33,10 ; 32,11). A partir de là, un grand théologien – Ghazali à Bagdad au XIème siècle, dans un ouvrage intitulé « La perle précieuse » - tente de décrire l’agonie de l’homme, au moment de sa seconde naissance. Il est habité par la vision de tous ceux qui l’ont précédé. Il croit vivre la fin des temps : le ciel tombe sur la terre, l’agonisant est écrasé dans cette rencontre et s’éteignent progressivement ses sens physiques. L’ouïe est le dernier à disparaître. Juste avant son effacement, pour l’entourage, vient le moment de réciter, de manière à ce que le mourant puisse l’entendre une dernière fois, les paroles de la sha’ada, la profession de foi qui a fait de cette femme ou de cet homme, un membre de la communauté musulmane. L’âme alors remonte des profondeurs du corps jusqu’au larynx : c’est le moment de l’agonie ! Lorsque la mort a fait son œuvre, l’Archange Izraël, avec sa lance, coupe le lien qui attache l’âme au cœur.

L'ascension de l'âme

Une fois consommée la rupture entre l’âme et le corps, tout n’est pas achevé. Ibn Ishaq – un Médinois qui a écrit la plus ancienne biographie du Prophète, au VIIIème siècle - évoque le trajet que l’Archange Gabriel impose au défunt. Chaque année, la vingt-septième nuit du Ramadan, « la nuit du Destin » est l’occasion d’évoquer ce qu’on appelle « le miraj », à savoir l’Ascension du prophète. Conduit par l’archange Gabriel, le Prophète est conduit dans les hauteurs, passant devant tous les prophètes qui l’ont précédé jusqu’à ce qu’il atteigne la limite impossible à franchir, qui sépare Dieu de sa créature. L’âme humaine, accompagnée de Gabriel, est amenée à revivre cette ascension. Elle est arrêtée dans cette montée au moment où il s’avère que le défunt a manqué aux devoirs attachés à l’étape à laquelle il parvient. L’âme retourne à ce moment dans la tombe où elle éprouve joie ou souffrance, selon ce qu’elle mérite dans l’attente de la Résurrection et du jugement final.

Ce passage par la mort pour accéder à la vie de l’Au-delà a connu des exceptions. Celles-ci témoignent que le Dieu des musulmans n’aime pas la douleur. Il est le Dieu qui donne la vie avant d’être celui qui crée la mort. A ce propos, il convient de signaler la place des Sept Dormants non seulement dans le Coran mais dans la tradition musulmane. Une tradition antique, antérieure à l’islam, évoque le sommeil de sept jeunes gens que l’empereur Dèce avait enfermés dans une grotte pour les punir de ne pas répudier leur foi et de refuser de manger des viandes impures. Ils se réveillèrent près de deux cents ans plus tard, sous l’empereur chrétien Théodose. Cette histoire se trouve évoquée dans la sourate XVIII : cette résurrection y est présentée comme l’anticipation des derniers temps. Le culte de ces sept jeunes gens a laissé des traces en Bretagne. Signalons-le en passant, le village de Bretagne, « Le Vieux Marché », où le souvenir de ces événements s’est maintenu vivant est l’occasion, chaque année, d’un pèlerinage islamo chrétien où les deux religions rendent hommage à un Dieu qui ne veut pas la mort mais la résurrection.

Cette volonté se manifeste également dans le regard que le texte saint porte sur ceux qui sont tués dans ce que le livre désigne par l’expression « le chemin d’Allah », à savoir la guerre sainte. Malgré les apparences, la vie n’est pas enlevée à ceux qui résistent aux incroyants venus les combattre. Ceux qui avaient refusé de s’engager au jour où il fallut faire face à une armée ennemie, voyant leurs compagnons tués au combat, pouvaient justifier leur lâcheté («  S’ils nous avaient suivi, ils n’auraient pas été tués »). Il leur fut répondu  : « Ils sont vivants en présence de leur Seigneur ». (2,169-170). C’est bien la même conviction qui conduit à affirmer que Dieu a donné à Jésus le pouvoir de ressusciter les morts. C’est aussi parce que grande était la sainteté du Fils de Myriam que ce dernier échappa au tombeau et demeure « Rapproché » de son Seigneur jusqu’aux derniers jours où revenant sur terre, il connaîtra la mort et la Résurrection avant d’entrer avec toute l’humanité dans la vie de l’Au-delà sur laquelle tout musulman fidèle a les yeux fixés.

La mort de Jésus

Arrivés en ce point, il nous faut bien souligner, une fois de plus, les divergences entre musulmans et chrétiens.

Nous ne pourrons jamais nous mettre d’accord sur le mystère de Jésus, en particulier sur cette question de la mort. Nous estimons profondément respectable le sens de la vie et de la mort qui vient, aux musulmans, du Coran. Il nous permet de vivre en commun dans cette société sécularisée où Dieu est absent. Mais mettre Jésus à l’écart de la mort c’est détruire ce qui fait l’originalité chrétienne. Dieu, en Jésus, est avec l’homme qui meurt. L’Alliance entre Lui et nous est telle qu’il épouse ce qu’il y a de plus dramatique dans notre condition.

Il est également un autre point sur lequel la discussion mériterait d’être poursuivie. Le passage par cette vie d’ici-bas est, aux yeux de l’islam, un temps d’épreuve. La durée de ce qui nous est donné à vivre nous permet de faire l’expérience de l’Hégire : la sortie de soi, l’arrachement à soi-même permet d’anticiper la vie de l’Au-delà pour laquelle nous sommes créés. Malheur à celles et ceux qui n’auront pas réussi l’épreuve : le jour du jugement sera celui de la condamnation définitive. Nous pouvons comprendre ces exigences spirituelles. Nous pouvons nous rejoindre pour sortir des situations de repli dans lesquelles nous risquons de nous enfermer. Cependant les chrétiens ne croient pas que leurs efforts soient le prix à payer pour entrer dans la lumière de Dieu. Nous ne croyons pas non plus que ceux qui auront échoué et raté apparemment leur vie sont voués à la mort éternelle. Nous croyons que Dieu nous appelle à aimer gratuitement et c’est dans cette gratuité que nous serrons sauvés. Sans doute faudra-t-il revenir sur ces divergences. Elles n’ôtent rien à la beauté de l’islam et n’entament en rien l’estime mutuelle que nous nous portons à l’intérieur de « La Maison Islamo chrétienne ».

Christine Fontaine


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