"Transferts"
inter -et intra-communautaires en France :
état des lieux


Bernard Godard
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Bernard Godard est sociologue et a longtemps travaillé au Bureau des cultes. Il analyse la reconfiguration générale du paysage religieux français par les mouvements de conversion et le rôle que peuvent y tenir certains courants prosélytes.


Des transferts intra-communautaires en islam et en christianisme

Dans son ouvrage Le pèlerin et le converti paru en 1999 (Ed. Flammarion), la sociologue Danièle Hervieu-Léger s’est penchée sur le phénomène des passages d’un courant à un autre au sein d’une même communauté religieuse ou d’une religion à une autre. Elle y parlait de « l’autonomie de l’individu-sujet, capable de « faire » le monde dans lequel il vit et de construire lui-même les significations qui donnent un sens à sa propre existence  ». Évoquant la figure du converti, elle y distinguait ceux qui rejetaient une identité héritée, de ceux qui, provenant d’une absence d’héritage, en choisissaient une après tout un cheminement.

Dans tous les cas, ces configurations et cette «  individualisation  » sont tout à fait caractéristiques des passages évoqués plus haut. Transferts spectaculaires de familles entières du catholicisme observant au mouvement évangélique dont, plus particulièrement le mouvement néo-pentecôtiste pour des Antillais des arrondissements du nord parisien ou de la Seine Saint Denis, adhésion non moins spectaculaire de groupes de jeunes élevés dans un cadre musulman malikite conservateur et traditionnel à un fondamentalisme très formaliste représenté par le salafisme dans toute la France et dans des régions que l’on croyait éloignées de l’effervescence des mouvements religieux de toutes origines. Moins évoqués, mais non moins significatifs, des « transferts » intra-communautaires, chez les catholiques comme chez les musulmans témoignent de ce phénomène. Pour ne citer que deux exemples, on évoquera la vigueur des mouvement charismatiques, qui à l’image des fidèles de la communauté Saint Martin voient adhérer aussi des familles qui trouvent plus de bienfaits à la richesse des activités religieuses et sociales de cette communauté que dans l’ennui des traditionnelles activités paroissiales ou bien l’attraction constante du chiisme duodécimain, dont les nouveaux adhérents affirment tous l’attirance qu’il a pu exercer face à un formalisme malékite un peu dépassé ou à un fondamentalisme violemment rejeté, en particulier en Algérie et, par voie de conséquence, au sein des communautés d’origine algérienne en France.


En islam : les frères musulmans et les tablighiri

Dans le cas musulman, après l’installation des familles à partir des années 1970, avec un encadrement religieux du début assuré par les mères, garantes de la mémoire, se sont développés dans les années 1980 les premiers lieux de culte. Mais peu de lettrés et de religieux formés répondaient à l’appel. C’est dans ce contexte qu’un mouvement plutôt fondamentaliste va se répandre. Venu d’Inde, il obtient un franc succès en Europe – son antenne européenne est installée en Angleterre – particulièrement auprès des travailleurs immigrés isolés. A partir des années 1990, les différentes fédérations musulmanes « institutionnelles » estimaient que ce mouvement « de vieux immigrés » n’allait pas prendre chez les jeunes générations. Certes, un autre mouvement, plus moderne, celui des « Frères musulmans », a compris l’intérêt de capter l’attention des jeunes générations et de remettre en cause, à l’image d’un Tarek Ramadan, l’islam traditionnel des parents qualifié souvent, du fait de leur attachement aux pays d’origine, de « consulaire ». Si cette tentative de distraction des jeunes générations ne profitera pas à la matrice « frériste » car beaucoup de ces jeunes n’en retiendront que l’aspect « identitariste  », elle ne se traduira pas par une religiosité spécifique sinon une surenchère éventuelle sur les symboles identitaires tels le « voile islamique ». En revanche le mouvement tabligh continuera à avoir un certain succès – on compte aujourd’hui plus de 250 mosquées sur 3000 qualifiées de « tablighi » sur tout le territoire – chez les générations plus jeunes. Mais dès la fin des années 1990, cette empreinte fondamentaliste très formaliste initiée par le mouvement tabligh va provoquer l’apparition dans l’espace cultuel musulman français d’un autre mouvement, le salafisme, largement relayé par toute une mode et une littérature venue d’Arabie saoudite.


Un islam salafiste

La rupture d’un islam traditionnel et conservateur, qu’on continue de qualifier de « consulaire », véhiculé par la plupart des mosquées de France, d’avec un fondamentalisme salafiste consacre celle qui avait été entamée par les « Frères musulmans ». Elle est plus radicale et, dans sa version politisée, conduit vers le djihadisme. Aucune communauté nationale d’origine – l’exemple d’un imam malien formé à Dammaj au Yémen (une des écoles les plus rigoristes du salafisme) qui a vu sa mosquée fermée à Pantin dernièrement – n’est épargnée. On parle de plus de cent mosquées « salafistes », également, comme dans le cas du mouvement tabligh. Ces mouvements intra-communautaires, dans le cas du fondamentalisme musulman, touchent aussi bien les jeunes issus d’une culture musulmane que des convertis, souvent eux-mêmes issus d’immigrations plus anciennes ou plus récentes, tels des descendants de Portugais ou d’Africains chrétiens.


La mouvance soufie

Moins connus mais non moins intéressants, les « transferts » du christianisme à l’islam peuvent être constatés au sein de la mouvance soufie. Peu tapageuse, cette attirance vers le spiritualisme musulman est plutôt le fait de jeunes, ou moins jeunes, élevés dans aucune tradition, à l’exemple de Didier Ali Bourg, figure connue du monde musulman en France, passé auparavant par des sectes ésotériques de tradition chrétienne. Ce ne fut pas le cas il y une quarantaine d’années où ces conversions étaient plus le fait d’intellectuels ou d’artistes, tels Maurice Béjart ou Roger Garaudy. Il est tout aussi intéressant d’observer le passage vers des courants musulmans plus hétérodoxes, voire même considérés comme hérétiques par la stricte « doxa » sunnite. C’est ainsi le cas de l’Ahmadiyya d’origine pakistanaise qui a pu faire adhérer des nouveaux convertis. Propres aux mouvements pourchassés, leur prosélytisme a acquis, grâce à leur militantisme naturel, une efficacité reconnue, à l’exemple du mouvement Bahai, répandu dans toute l’Europe alors que, primitivement, uniquement présent en Iran.


Des dérives sectaires au sein de l’Eglise catholique

Les mutations intervenues dans l’Eglise catholiques depuis le concile de Vatican II en 1963, ont bouleversé quelque peu le paysage catholique en France, en particulier dans le sentiment d’appartenance à la communauté. Un récent sondage des journaux La Croix et Le Pèlerin faite par IPSOS en 2017, tout à fait en adéquation avec les propos de Danièle Hervieu-Léger à propos des « constructions individualisées des significations », relèvent que 4% des catholiques sont des « inspirés », c’est-à-dire adhérents à des communautés nouvelles alors que 45% seraient à ranger dans les « identitaires », qualifiés par le sondage de « festifs culturels ». Ce phénomène de « transfert intra-communautaires », comme dans les autres religions démontre là encore l’attirance de ces nouvelles « communautés » qui rompent avec la tradition installée et devenue peu significative ou dépassée. Mais dans le cas de communautés charismatiques catholiques comme dans le cas de certains mouvements évangéliques ou du néo-salafisme, sont souvent évoquées des accusations de dérives sectaires ou de fondamentalisme « radical ». Les communautés telles que la communauté Saint Martin (CSM) ou l’Emmanuel affichent sans détour un traditionalisme se manifestant symboliquement par le renouveau du port traditionnel de la soutane mais aussi par leur soutien à la « Manif pour tous ». Leur dynamisme se manifeste par la présence de leurs cadres religieux au sein des évêchés ou encore par leur accès discret mais dynamique aux fonctions épiscopales. Aujourd’hui, le séminaire de la CSM situé à Evron en Mayenne procède régulièrement à une trentaine d’ordinations de prêtres et de diacres à chaque session.

Mais, contrairement aux autres religions, ces apparitions de nouvelles communautés, pour éviter une perturbation générale sont incluses dans l’Église. En effet les papes successifs, et en particulier Jean Paul II ont vu tout l’intérêt, en particulier pour impulser un nouveau dynamisme au sein des évêchés et des paroisses qui se vident, d’y insuffler un esprit nouveau. Les succès des différentes retraites organisées par les lieux investis par ces communautés en témoignent. Le dynamisme de la communauté Saint Jean l’a fait passer de cinq frères en 1975 à 240 en 1984 et à 540 frères, 200 sœurs apostoliques et 90 sœurs contemplatives aujourd’hui. De 30 implantations en 1995, principalement dans le centre-Est et dans le Sud-Est, elle est passée à une soixantaine aujourd’hui. Mais comme d’autres communautés, elle est en butte à des accusations de dérives en particulier d’abus sexuels, qui, tout en mettant le doute chez les fidèles qui suivent leurs retraites et séminaires, n’ont pas complètement entamé leur crédibilité.


Des transferts difficiles à quantifier

Il est très complexe d’avoir une connaissance exhaustive et chiffrée des conversions en direction du catholicisme. Si on a une image plus précise du passage des catholiques au protestantisme, plus précisément au mouvement évangélique dans le monde et même en France, ce dont témoigne l’explosion du nombre de temples, en grande partie en région parisienne, on sait que l’Église est réticente à communiquer ses chiffres, en particulier de fidèles de culture musulmane ayant demandé à recevoir le baptême. L’impératif de sécurité les concernant – l’abjuration de leur foi d’origine pouvant même les conduire à la mort en pays musulman – oblige l’Église parfois à leur demander de dissimuler leur foi, même en France.

En conclusion, on peut dire que les « transferts » au sein des religions ou vers une autre religion sont devenus une banalité au sein d’un monde globalisé et où toutes les religions du monde vivent côte à côte, en particulier dans les villes. Mais on tient moins de registres de « sorties » que de rentrées. Et pourtant cela serait intéressant. Le Dalaï-Lama lui-même a pu être critique envers la mode de la conversion au bouddhisme, estimant que l’insistance apportée par certains convertis à la « philosophie » de cette tradition faisait peut-être oublier que le bouddhisme est aussi une religion et que la «  double appartenance » – de type bouddhiste et catholique – vidait de son sens un engagement réellement religieux.

Bernard Godard

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