Syrie
La politique française subjuguée par le Qatar ?

Boutros Hallaq et Mohammad Makhlouf

Boutros Hallaq est bien connu de "La Maison islamo-chrétienne".
Ce chrétien syrien, enseignant à la Sorbonne-Nouvelle, et son collègue musulman, Mohammad Makhlouf, sollicitent nos signatures pour ce texte. Ils souhaitent le diffuser le plus largement possible pour éclairer l'opinion et la politique française; ils proposent deux principes aux responsables de notre pays pour faire face à la crise syrienne et aux intérêts de la France.



Un régime fermé à la démocratie

Depuis le début de la crise syrienne, la politique française colle littéralement à celle du Qatar. Or, si les deux pays partagent un même objectif, obtenir la fin d’une dictature qui n’a que trop duré, leurs intérêts et leurs valeurs sont-ils les mêmes ? Conscient des enjeux du Printemps arabe, le Qatar déploie toute son énergie pour en maîtriser le cours afin de conjurer le danger mortel que constituerait à ses yeux son extension aux pays du Golfe. Ce n’est un secret pour personne qu’il prône comme seule alternative aux dictatures dites « laïques » la prise de pouvoir par les Frères Musulmans : c’est déjà fait en Tunisie et en Egypte. Concernant la Syrie, il a mis en selle, contre la volonté de la majorité des opposants, un Conseil National Syrien dominé par lesdits Frères Musulmans. Décrédibilisée, cette instance fut remplacée dernièrement, après une simple modification de façade, par la Coalition Nationale Syrienne.

Il nous est difficile d’imaginer que la France puisse rester fidèle à ses valeurs en s’engageant à la suite d’un régime, certes libéral dans sa politique économique et se tenant à distance du wahhabisme, mais complètement fermé à la démocratie (il vient de condamner à perpétuité l'un de ses ressortissants pour un simple poème critique des autorités) et fort actif dans le soutien aux mouvements extrémistes, au Mali notamment. Pressé de plaire aux promoteurs de la CNS, la France n’a-t-elle pas poussé le ridicule jusqu’à suggérer à cette coalition de proposer un ambassadeur, sans même tenir compte de l’impasse juridique qu’entraînerait la cohabitation de deux ambassades syriennes sur le territoire national ? N’a-t-elle pas, en outre, avalisé l’intervention contre le mouvement démocratique au Bahreïn ?

Les risques d'un système religieux

A terme, comment la France, avec ses intérêt politiques et ses valeurs humaines, pourrait-elle s’accommoder de la politique qatarie ? Dans un pays aussi pluriel que la Syrie, l'installation d'un régime aux mains des Frères Musulman ouvrirait la voie à des conflits internes et à une déstabilisation durable du pays et de la région, avec le risque d'une guerre civile interminable qui laisserait le champ libre aux extrémismes religieux. Pire, elle l’exposerait à l’éclatement alors qu’il est déjà menacé par les revendications séparatistes kurdes et les prétentions territoriales d’Israël et de la Turquie. Dans tous les cas, elle laminerait sa diversité humaine. Tout le voisinage en serait miné, à commencer par le Liban. Toutes les conditions seraient réunies pour faire de la Syrie le siège d'une confrontation, plus ou moins ouverte, entre les puissances régionales et internationales. Militairement encerclée par l’OTAN et sa ceinture de missiles balistiques, économiquement marginalisée par les oléoducs et gazoducs reliant le Golfe ou l’Asie centrale à l’Europe, la Russie ne pourra que réagir, elle qui tire 90 % de son PIB de ses richesses en pétrole et en gaz. Comment croire qu’un tel "règlement" de la crise syrienne garantisse les intérêts français et européens dans cette zone de proximité ?

Pourquoi un tel alignement de la diplomatie française sur la politique du Qatar ? Sixième puissance mondiale, héritière d’une histoire prestigieuse, dépositaire des valeurs universalistes de la Révolution, la France serait-elle réduite à plier l’échine devant un émirat pour des financements à court terme ? Certains vont jusqu’à prononcer le mot « servilité » vis-à-vis d’une dynastie qui, depuis quelques années, gratifie notre pays de ses investissements colossaux, de ses contrats mirobolants notamment dans le domaine de l’armement, et pousserait la générosité jusqu’à donner un coup de pouce électoral à tel ou tel parti politique... Faut-il donner raison aux Guignols de l’info qui s’en gaussent à gorge déployée, ou à cet hebdomadaire qui titrait récemment "Comment ils ont livré la France au Qatar" ?

Vers une Syrie pluraliste et démocratique

Afin de défendre les valeurs et intérêts de la France, les responsables politiques seraient mieux inspirés d’imaginer une approche plus adéquate pour une sortie de crise rapide en Syrie. Elle devrait s’appuyer, selon nous, sur deux principes.

- Favoriser, d'abord, la dynamique interne d’intégration en privilégiant la recherche d’un consensus entre les différentes composantes de la société civile et les divers courants de l’opposition intérieure. Cela pourrait se traduire par l’élaboration d’un programme analogue à celui du Conseil National de la Résistance (représentant alors des groupes de résistance contre l’occupation nazie), qui engagerait les mouvements politiques ainsi que les forces combattantes formées des militaires dissidents et des groupes de civils armés, à l’exclusion toutefois des fractions salafistes extrémistes. Il s’agit d'inverser la logique imprimée par le Qatar, qui consiste à imposer de l’extérieur et unilatéralement une instance censée représenter le peuple syrien, afin justement d’empêcher l’émergence d’une dynamique politique endogène, que la dissidence armée appelle de ses vœux afin de mettre fin à l’anarchie entretenue de l’extérieur.

- Subordonner, ensuite, toute action politique au service du projet d’avenir que le peuple syrien se choisit lui-même, en cessant enfin de le considérer comme une simple carte jetée dans le grand jeu de la stratégie régionale qui oppose l'Iran à la Turquie, Israël et certains pays du Golfe. Seule une entité politique rassemblant toutes les composantes du pays pourra contribuer à la stabilité de la région, et seule une société civile pluraliste, et donc démocratique, pourra garantir cette entité. Il s’agit bien de sortir de ce que le journaliste britannique Patrick Seale a appelé "la lutte pour la Syrie", qui anime actuellement la politique qatarie, pour aller vers la construction d’une société civile démocratique et ouverte, en Syrie et au-delà. S’il est urgent de sauver la Syrie des griffes du régime Assad, ce n’est point pour la donner en pâture à l’extrémisme religieux, mais pour la rendre à ses citoyens. La nouvelle carte du Proche-Orient, c'est ainsi que nous la rêvons.

Boutros Hallaq et Mohammad Makhlouf

Réponse souhaitée à : boutros@bbox.fr (cliquer ici pour signer le texte)


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