Sionisme et judaïsme
Christine Fontaine
Dossier "Jérusalem" Page d'accueil Nouveautés Contact

Face aux événements en Israël, une théologienne dénonce, en répondant à nos questions, le danger de confondre le spirituel et le politique.

« Celui en qui je voudrais mettre ma confiance. »

Tu es théologienne. Tu dois bien avoir des idées sur la question de Jérusalem. A brûle pourpoint, dis-nous ce qu’évoque pour toi le nom de cette ville.

Le mot « chemin » pourrait résumer mes sentiments. Jérusalem est le terme de la marche symbolique de Jésus de Jéricho à Jérusalem. Au moment d’entrer dans la Ville, on nous dit que « Jésus pleura » en prenant conscience des divisions entre tous ceux qui y résidaient : « Ah ! Si en ce jour tu avais compris, toi aussi, le message de paix. Mais non, il est demeuré caché à tes yeux. »

C’est aussi le terme des pèlerinages juifs du temps de Jésus. Comme ses contemporains, depuis son adolescence jusqu’à l’âge adulte, le Nazaréen montait au Temple pour y célébrer la fête de Pâque ou « la fête des Tentes ». Au dire de St Luc, durant son adolescence c’est là qu’auprès des experts religieux de son temps, il fit la découverte intellectuelle du judaïsme avec une intelligence spirituelle qui éblouissait ses maîtres. C’est la ville où Celui en qui je voudrais mettre toute ma confiance a été mis à mort, crucifié ; c’est là qu’il rejoignit ses disciples après la résurrection.

C’est aussi la ville, à mes yeux de chrétienne, d’où part un autre chemin. Au moment de son départ, Jésus conduisit ses amis dans un village de banlieue, Béthanie. Il leur demanda alors de diffuser son message « à partir de Jérusalem … jusqu’aux extrémités de la terre ».

On peut penser qu’en prévoyant la chute de Jérusalem, Jésus annonçait cette fuite, hors de la ville de David, pour que l’histoire des croyants prenne un autre cours.

Le nom de Jérusalem, enfin, me rappelle que nous ne sommes pas enfermés dans les limites de l’histoire. Par-delà les événements qui se déroulent dans le temps, l’Apocalypse de Jean célèbre la Cité Sainte, belle comme la jeune fiancée toute parée pour tomber dans les bras de son époux. Le chemin qui mène à Jérusalem, pour le chrétien, est la figure du chemin de l’histoire qui conduit à une humanité réconciliée.

Tu parles en chrétienne, mais tu sembles oublier que la ville de Jérusalem intéresse tous les hommes de notre temps.

Je sais bien qu’il s’agit d’une ville dont l’histoire rend difficile le dialogue islamochrétien dans lequel je suis engagée. Je me souviens d’une amie algérienne très proche d’une famille chrétienne. Elle eut un jour un choc lorsqu’invitée chez celle-ci, elle vit un crucifix sur le mur de la salle à manger. « J’en ai eu le souffle coupé. Comment une famille aussi sympathique pouvait elle honorer le signe des violences qui ont été faites aux musulmans ? » Pour l’islam, la Croix évoque le vêtement porté par les croisés lorsqu’ils entrèrent dans Jérusalem. En terrorisant les populations occidentales, les djihadistes aujourd’hui proclament qu’ils veulent faire justice en massacrant pour les punir ceux qu’ils considèrent comme des «  croisés ».

Il est vrai que, depuis l’arrivée du Calife Omar jusqu’à une date récente, l’histoire de ces deux religions monothéistes, islam et christianisme, est tissée de violence et de domination. En 1964, un document important du Concile Vatican II disait : « L’Eglise regarde avec estime les musulmans. » «  Cette déclaration », a dit l’ancien Patriarche latin de Jérusalem, Monseigneur Sabbah, « tourne la page d’une méfiance séculaire  ». L’évêque palestinien a fait paraître un livre au titre suggestif : Paix sur Jérusalem . Il ne manque pas de souligner la douloureuse solidarité que musulmans et chrétiens vivent sous une occupation militaire qui ne respecte aucune des règles de la guerre ; ensemble ils font face aux expulsions, aux invasions, aux destructions, aux incarcérations, aux violences, aux meurtres. Tous les responsables des Eglises chrétiennes de Palestine ont envoyé au monde, voici moins de dix ans, un texte intitulé Kaïros, où ils disent leur souffrance commune. Malheureusement ce texte est trop mal connu de nos églises.

Israël un peuple sacré ?

Les Juifs disent que Jérusalem est « la capitale éternelle et indivisible du peuple juif ». Ils s’appuient sur la Bible pour justifier leur prétention. Tu es chrétienne et tu devrais comprendre que les Israéliens sont en droit d’habiter cette ville sans avoir à prendre en compte les lois de ce monde. Ne sont-ils pas un peuple sacré ?

Je n’ai jamais compris comment il se fait que les chrétiens, très souvent, donnent raison à Israël sous le prétexte qu’il serait un peuple sacré. Au tout début de son histoire, en 1948, à peine les troupes de Tsahal eurent-elles expulsé de leurs villages des Palestiniens qui résidaient là depuis la nuit des temps et occupé indûment une partie de Jérusalem, que les pays d’Europe manifestaient leur sympathie pour ce pays nouveau. Sans doute, honteux d’avoir été complices d’un antisémitisme dont les conséquences furent diaboliques, étaient-ils soulagés de voir que la question juive était résolue. Ils prirent le parti d’Israël. Comme toutes les personnes sensées j’ai du mal à comprendre comment dans notre humanité, a pu naître un système conduisant à la mort des millions de Juifs par des moyens qui défient l’imagination. Mais j’ai du mal à admettre aussi que Dieu conduise les armées de Tsahal à massacrer des innocents. Dieu serait fidèle, à en croire de nombreux chrétiens, à ses promesses de donner une terre au peuple avec qui il avait fait alliance. En réalité bien des exégètes et des théologiens contestent la pertinence des lectures aboutissant à ces conclusions.

On sait où a mené l’antisémitisme. On entend dire qu’il menace de revenir aujourd’hui. Qu’en penses-tu ?

Il est vrai qu’un certain nombre de faits semblent inquiétants. Par centaines, chaque année, on dénonce des actes antisémites. Des noms devenus fameux rappellent des actes sauvages dont furent victimes des Juifs de France : Ilian Alimi, Mireille Knoll, Sarah Halimi. Des sépultures juives ont été profanées. Peut-on dire que les auteurs sont motivés par une idéologie comparable à celle qui s’est emparée de l’Allemagne au début du siècle dernier ? Des croix gammées signes souvent ces sortes de sacrilège.

Une souffrance inconsciente

Ces comportements doivent être sévèrement dénoncés. Mais est-il sûr qu’ils soient toujours portés par l’idéologie nazie ? Ces actes sont souvent le fait de jeunes de banlieue, de confession musulmane. Ils sont solidaires du peuple palestinien qu’ils considèrent injustement humilié. Certains prétendent que c’est un réflexe anticolonial : la colonisation bat son plein à Jérusalem et dans toute la Palestine. Ceci réveillerait une souffrance inconsciente. Ils l’hériteraient de leurs parents et grands-parents qui ont vécu les guerres d’indépendance. Quoi qu’il en soit ces comportement sont profondément dangereux.

Par ailleurs, on peut craindre que ces actes antisémites ne révèlent une sorte de connivence avec les djihadistes. La société dont ils sont déçus est composée des ennemis de Daesh : « croisés » et « sionistes ».

Tu viens d’employer le mot « sioniste ». Mais que signifie-t-il ?

« Sioniste » et « sionisme » viennent du mot « Sion » qui désigne la colline sur laquelle Jérusalem est bâtie. Par métonymie, il en est venu à désigner la ville elle-même. C’est à la fin du 19ème siècle, à la suite du Premier Congrès de Bâle, que des juifs se réunirent pour faire face aux pogroms dont ils étaient victimes. Ils décidèrent qu’un Etat juif était né et qu’il s’établirait à Sion : le mouvement qui s’en est suivi s’est alors appelé sioniste.

Il semble que cette terre ait alors été choisie, parce que se trouvait à Jérusalem une petite communauté juive connaissant de graves difficultés économiques. Par solidarité, les Juifs du monde entier avaient les yeux fixés sur Sion et il paraissait naturel de les rejoindre. Un mouvement d’immigration se mit en place qu’on désignait par un mot hébreu ambigu, signifiant à la fois « montée » (sur la colline de Sion) et « ascension spirituelle  » (alya). Les persécutions nazies précipitèrent le mouvement. D’aucuns partirent aux Etats-Unis, d’autres en Palestine : l’Angleterre, en effet, qui avait mandat sur le pays, y avait promis, en 1917, l’établissement d’un Foyer National Juif. Après la Seconde guerre mondiale, tout naturellement, l’Organisation des Nations Unies proposait un plan de partage aux habitants de Palestine et aux Juifs immigrés. Les premiers le refusèrent tandis que les autres se précipitaient pour que l’Etat juif, créé au Congrès de Bâle, trouve une terre où s’implanter. Israël était né bien qu’en droit international, l’occupation demeurerait illégale tant que le peuple palestinien n’aurait pas signé l’accord ; la proposition des Nations Unies, en effet, n’avait pas été agréée par la partie arabe.

Mais l’histoire du sionisme ne s’arrête pas en 1947. Elle ne concerne pas seulement les Juifs mais les citoyens du monde entier. En France, comme dans beaucoup de pays, on se mobilise contre l’antisionisme. A en croire beaucoup, il n’y a pas de différence entre « antisionisme » et « antisémitisme ». Des personnalités importantes ont signé, en France, un manifeste qui non seulement condamne l’antisionisme mais en voit la racine dans le Coran ? Que faut-il en penser ?

Deux peuples se font face depuis longtemps et le peuple palestinien a eu à se protéger d’un pays qui sans cesse élargit sa population d’une manière illégale. Les pays d’Europe se rangèrent à peu près systématiquement du côté d’Israël. On peut penser qu’inconsciemment c’était une façon d’oublier l’antisémitisme occidental qui avait abouti à une entreprise démoniaque. On appelle aussi sionisme ce mouvement de conquête et l’appui implicite des différents pays.

Cette politique de conquête prit un tournant spectaculaire lors de la guerre des Six jours, en juin 1967, au terme de laquelle la ville de Jérusalem où résidaient une population palestinienne fut occupée par les armées de Tsahal. Aux termes de la Charte de l’ONU, en 1947, Jérusalem devait jouir d’un statut international. A peine arrivé sur la terre de Palestine, l’armée tente de la conquérir et réussit à annexer la partie Ouest de la ville. En 1967, ils occupèrent la ville tout entière. Aujourd’hui, la conquête se poursuit dans toute la Palestine. On appelle sioniste ce mouvement ainsi que les personnes qui les soutiennent.

Le refus de soutenir une volonté de domination ne peut être considérée comme immorale. Non, l’antisionisme n’est pas de l’antisémitisme.

Israël n’est pas le judaïsme

Cet événement a fait dire aux évêques de France, en 1973, que la victoire sur un peuple et son humiliation « devraient éclairer la foi chrétienne » ! Les chrétiens doivent-ils être sionistes ?

Je suis chrétienne mais je n’adhère pas aux positions de l’épiscopat de mon pays sur ce point. Sa position mêle le spirituel et le politique. D’ailleurs, même d’un point de vue spirituel, l’Eglise de France ne voit pas vraiment la réalité. Certes, je porte un grand respect à l’égard du judaïsme, mais le judaïsme ne se confond pas avec Israël. Un grand spirituel juif du siècle dernier, Gershom Scholem, bien qu’il se soit affirmé sioniste, disait que sa présence en Israël n’avait rien à voir avec son espérance messianique. Le Professeur Leibowitz a écrit un livre qu’on peut lire en français (1). Il est sioniste lui aussi mais il prend ses distances par rapport à ceux qui disent qu’une terre est sainte parce que Dieu la leur a promise. La terre est une donnée naturelle qui n’a aucun sens en elle-même et c’est l’Etat qui fait un peuple ; en l’occurrence l’Etat d’Israël fait un peuple israélien et non un peuple juif. Il est une institution purement humaine. Ce qui fait un peuple ce n’est pas le fait de résider sur une terre. Partout dans le monde, on voit des personnes qui partent à l’étranger, par exemple pour y travailler, sans pour autant perdre leur nationalité. Ce qui fait un peuple, nous dit ce philosophe, c’est le désir des sujets de partager des valeurs communes. Ce qui fait le peuple juif c’est d’aimer la Loi de Dieu.

Or, le Professeur Leibowitz prétend qu’un nombre important d’Israéliens ne sont pas Juifs au sens théologique du mot. Lorsque les armées israéliennes pénétrèrent dans la partie arabe de Jérusalem, voyant le comportement inique à l’égard des populations, il eut des paroles féroces, accusant Israël de « judéofascisme ». Le judaïsme, selon lui, ne peut vivre qu’en dispersion, en diaspora, là où des communautés se nourrissent de la Parole de Dieu. Cette attitude n’est pas isolée, beaucoup d’autres Juifs la partagent. En 1948, alors que se déroulaient les pourparlers qui allaient aboutir à la Charte dont se réclame Israël, la revue Esprit donnait la parole à un Juif de France, Emmanuel Raïs. Il disait son inquiétude de voir un pays se prétendant juif devenir semblable aux autres. Devant les questions de ses coreligionnaires, à l’issue des années qui suivirent la Shoah, il affirmait que plutôt que de regarder du côté de la Palestine, il fallait d’abord constituer des communautés à échelle réduite, peu importe en quel lieu, centrées sur la Torah.

Et toi-même, comment te situes-tu par rapport au Judaïsme ?

Je distingue les deux plans, spirituel et politique, que nos Eglises risquent de confondre en Occident. D’un point-de-vue spirituel je remercie le judaïsme antique des textes qu’il nous a légués. J’aime la joie des baptisés lorsque, dans les liturgies, ils chantent ces psaumes qui parlent de Jérusalem :« Jérusalem ! Jérusalem ! Quitte ta robe de tristesse … »

J’aime les textes des prophètes ; ils m’aident à comprendre les propos du Professeur Leibowitz. Quand les armées de Nabuchodonosor menaçaient Jérusalem, Jérémie a fortement réagi contre la volonté de ceux qui cherchaient des alliances avec l’Egypte. Le royaume de Jérusalem ne devait pas vivre comme les autres royaumes de ce monde. On se devait d’abord d’étudier la Loi et de s’y soumettre ; Dieu ferait le reste. Lorsqu’un certain nombre de notabilités furent déportées en Babylonie, le prophète Ezéchiel démythisait le culte qu’on portait à Jérusalem ; il décrit une vision merveilleuse : le Temple quittait Jérusalem pour rejoindre les fidèles éprouvés. C’est là, me semble-t-il, qu’est née chez bien des Juifs, la conscience que Dieu n’est pas attaché à une terre sainte.

En ce qui concerne le judaïsme d’aujourd’hui, j’ai un grand respect pour la foi des Juifs, mais je ne puis pas dire que j’en connais le contenu. Il n’est pas seulement alimenté par les textes de la Bible que je médite moi-même, mais par le Talmud auquel on n’accède que par une longue initiation. Je crois que l’Eglise devrait prendre la peine de s’y intéresser.

A un niveau politique, j’essaie d’être prudente. Je me distingue des mes amis chrétiens qui voient en Jérusalem « la capitale éternelle et indivisible » des Juifs sous prétexte que la terre d’Israël serait sainte. Elle doit se soumettre au droit international mais jamais elle n’a tenu compte des résolutions de l’ONU  : c’est bien sûr inadmissible.

Je comprends qu’au siècle dernier, de nombreux Juifs y aient trouvé refuge ; je comprends que le monument aux victimes de la Shoah invite au recueillement tous les hommes de bonne volonté. Mais je n’admets pas que ce pays soit plus sacré que la Lettonie ou la Turquie.

Je me souviens d’une réflexion, dans un article de Simone Frutiger, une théologienne protestante, dans la revue « Foi & Vie ». C’était après la guerre des Six Jours. L’auteure citait la parole d’une personne qu’elle avait interviewée et qui m’a marquée : « Pour moi il n’est de sacré que le peuple écrasé et humilié. »

Christine Fontaine

Retour au dossier "Jérusalem" / Retour page d'accueil