Renouer le lien entre générations

Micaël Razzano
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Micaël Razzano est pasteur de la Fédération des églises Evangéliques baptistes de France et membre du comité de rédaction d’une revue, les Cahiers de l’école pastorale, pour laquelle il a écrit un article stimulant sur la façon dont les communautés chrétiennes peuvent chercher à prendre soin du lien intergénérationnel. Avec l’accord de la revue, il nous a autorisés à en reproduire une partie. Qu’ils en soient remerciés (1).

La société dans laquelle nous sommes valorise le rendement, la productivité, la performance, le jeunisme, le “tout, tout de suite”, la réussite, le succès, etc. L’Église n’échappe pas à cette pression, car elle est composée d’humains qui vivent dans la société et sont influencés par sa mentalité. Or, dans cette course à la réussite, le maillon faible est souvent éliminé. Suivant les critères de la société moderne, la personne âgée peut se sentir hors-jeu alors que la stratégie biblique est tout autre ! Elle ne cherche pas à éliminer le maillon faible comme dans l’émission télévisée qui portait ce nom, mais plutôt à l’intégrer. Tout au long de la Bible, le Seigneur nous invite, en effet, à considérer le plus petit, le plus faible, car c’est souvent à travers lui que Dieu manifeste sa force (1 Co 1.26 ; 2 Co 4.7).


Le ministère de l’Église

Pour mieux comprendre la place de la personne âgée dans la dynamique d’une Église locale, il est utile de définir d’abord ce qu’on entend par “ministère de l’Église” à partir de cette stratégie biblique qui valorise le maillon faible. Ne nous arrive-t-il pas de confondre ministère et activité dans l’Église ? Ainsi, remplir un ministère revient souvent à occuper une fonction, renforcer une équipe, conduire une activité qui paraît indispensable à la vie de l’Église. Dans leur livre L’essentiel dans l’Église, Colin Marshall et Tony Payne trouvent que les communautés consacrent trop de temps à débattre de l’organigramme et pas suffisamment à édifier les personnes (2). Une manière de gérer l’Église est de procéder à partir des programmes d’actions en cherchant les personnes qui correspondent à ces activités. Une autre est de le faire à partir des personnes en se demandant comment développer leurs dons et leur capacité de ministère. Dès lors, il est plus facile d’intégrer le “maillon faible” du point de vue des standards de la société, car ce qui est mis en avant ce n’est plus l’activité ou la performance, mais la personne, le disciple. Ce fonctionnement recentre sur les bonnes priorités : celles de l’être, de la relation et non pas celles du faire et de l’action. N’est-ce pas ce que le Seigneur Jésus nous enseigne tout au long de son ministère terrestre ? Les évangiles nous disent qu’il passait du temps dans la prière (parfois des nuits entières !), dans les entretiens (surtout chez Jean), les échanges, chez les gens, partageant un repas, etc. Le ministère de Jésus s’exerce pour l’essentiel dans la relation. Quand l’Église remet au centre de son ministère les personnes au lieu des actions et des programmes, elle fait place à l’accompagnement, la prière, l’écoute de la Parole, la présence qui construit l’être.


Des préjugés à combattre

Ce ministère allant à contre-courant de l’activisme ambiant, il oblige à combattre un certain nombre de préjugés. Lesquels ? À la suite de Monique de Hadjetlaché (3), j’en mentionnerai quatre, relatifs à l’accueil et à l’intégration de la personne âgée :

1- Accueillir la personne âgée, la valoriser en l’intégrant dans le ministère de l’Église, c’est accepter que la vieillesse et la mort font bien partie de la vie. Or, aujourd’hui, on a plutôt tendance à occulter la mort et à gommer tout signe extérieur de vieillissement en cherchant à maintenir à tout prix une apparence d’éternelle jeunesse.

2- Accueillir et intégrer la personne âgée dans le ministère de l’Église locale, c’est être convaincu qu’on peut évoluer et changer à n’importe quel âge et qu’on peut aussi recevoir de tout âge. Dans un journal télévisé, une femme quinquagénaire, ancienne secrétaire de direction qui avait été licenciée, témoignait de ses difficultés à retrouver du travail, essentiellement en raison de son âge. Lors d’un entretien, on lui a fait comprendre qu’après 50 ans, les neurones ne fonctionnent plus de la même manière ! Qu’adviendrait-il d’une personne encore plus âgée ?

3- Autre préjugé à combattre : aujourd’hui, bien vieillir c’est rester jeune alors que du point de vue biblique bien vieillir, c’est plutôt bien vivre chaque moment de sa vie, car il y a un temps pour tout comme nous l’enseigne l’Ecclésiaste (Ec 3.1-8). Là encore, la perspective biblique met l’accent sur l’être plus que sur le faire. Entourer les personnes âgées, leur laisser une place dans la communauté, c’est aussi une manière de préparer les nouvelles générations à bien vieillir.

4- Enfin, à l’ère du tout jetable, “quand c’est vieux, on jette”. Intégrer la personne âgée dans le ministère de l’Église, c’est remettre en question cet a priori, particulièrement chez le jeune ; c’est l’aider à construire son identité en intégrant aussi le passé et en évitant de confondre ce qui est nouveau avec ce qui est forcément bon, vrai, meilleur. La nouveauté, l’originalité ne sont pas toujours un gage d’authenticité. D’ailleurs, les personnes âgées peuvent être aussi originales que les jeunes dans la mesure justement où elles vont apporter quelque chose qui ne correspond pas forcément aux critères du moment.


La personne au centre

Dans son livre Apprendre à vieillir, Paul Tournier attire notre attention sur un mal de notre société : Cette maladie me paraît être principalement la dépersonnalisation de notre monde moderne. Tous nos problèmes ne sont envisagés qu’en tant que problèmes techniques. Or la technique est principalement impersonnelle (4). On sait que Jacques Ellul a aussi posé un regard très critique sur la technique, ne cessant de nous alerter sur ses dérives (5). La technique a envahi notre quotidien qui est devenu de plus en plus dépersonnalisé même, et peut-être surtout dans le domaine de la communication. Que ferait-on aujourd’hui sans son iPhone, sans Internet ? Est-on pour autant plus proche, plus personnel ? Force est de constater qu’on passe beaucoup de temps derrière ses écrans à communiquer avec des personnes au loin et de moins en moins avec celles que nous côtoyons tous les jours, ce qui accroît l’isolement.

Les personnes âgées ont un rôle essentiel à jouer dans l’Église car, par leur présence, elles rappellent que son ministère est d’abord affaire de communion, de présence, de relation. La personne âgée, en raison de son expérience, pourra parfois mieux faire la part des choses entre l’urgent et l’important. Dans la Bible, les Proverbes associent le grand âge à l’expérience (Pr 16.31). Comme le fait remarquer Jacques Vermeylen : Le portrait de l’homme avisé dans les Proverbes met en évidence ce que nous pourrions appeler les «valeurs de passivité». La sagesse est faite d’écoute, d’obéissance, d’humilité, de maîtrise de soi, de prudence et non de créativité, de développement, de liberté (6).

Ce portrait correspond plus à la personne expérimentée en raison de son âge, qu’au jeune qui découvre les réalités de la vie. Ce rappel de la sagesse biblique est essentiel quand l’Église tend à confondre son ministère avec son programme d’activité souvent surchargé.

On peut même en arriver à penser parfois que, plus le programme est chargé, mieux c’est, parce que, plus on en fait et plus on pense plaire à Dieu. Pourtant dans Jean 13.35, Jésus n’a pas dit : “À ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples”, à votre capacité d’action, à votre esprit d’initiative, d’entreprise pour le Royaume de Dieu, même si tout cela a bien sa place dans l’Église, mais “à l’amour que vous aurez les uns pour les autres.” C’est bien ici encore la dimension de l’être, au service de son prochain, qui est au coeur du témoignage chrétien. Pour cela, il est important de cultiver des relations solides, profondes et vraies, des relations fondées sur la bienveillance, l’écoute, l’empathie, la générosité. La personne âgée n’est pas la seule, bien sûr, à exprimer ces qualités relationnelles, mais elle le fera d’autant mieux qu’elle se sentira reconnue, acceptée et appréciée. Il ne s’agit pas d’idéaliser la personne âgée. Certaines sont aigries, amères. Nous en connaissons tous. Mais, comme le remarque Paul Tournier, le psychisme de la personne âgée dépend, pour une part au moins, de l’attitude du milieu dans lequel elle évolue. Si elle se sent rejetée, elle aura tendance à se laisser aller comme tout être humain. Mais des “transformations spectaculaires peuvent survenir chez les «vieillards», dès que ceux-ci se sentent agréés, estimés, réintégrés dans une communauté bienveillante (7)”.


Sortir de l’isolement

Le problème de beaucoup de nos aînés, c’est la solitude, en raison souvent de l’éloignement des proches mais aussi des préjugés d’une société qui veut rester jeune. On se souvient avec effroi du nombre de victimes de la canicule en 2003 parmi lesquelles beaucoup de personnes âgées, en raison principalement de leur isolement. Pour briser la solitude, il est important de cultiver de vraies relations au sein de l’Église, des relations ouvertes, authentiques, car on peut être entouré de beaucoup de monde et se sentir seul. On peut même se sentir seul au milieu d’une foule. Ce n’est pas le nombre de personnes autour de nous qui va rompre l’isolement mais les relations que l’on tisse, surtout dans les petits groupes. La capacité d’être pour une personne âgée, comme pour toute autre personne d’ailleurs, se construit dans le lien d’amour, même fraternel. La communauté accueillante qui intègre et valorise le “maillon faible” est une communauté complète qui témoigne d’un Royaume où ce n’est pas l’apparence qui compte, ni la beauté, ni la richesse, mais les vraies valeurs que sont la compassion, la personne, la relation. Le christianisme est une religion qui parle d’une révélation divine personnelle et où la personne est donc au centre. Dans son article Hellénisme et Christianisme, le philosophe Jean Brun relève “qu’en grec il n’existe pas de mot permettant de traduire exactement le mot personne”. Il poursuit en disant que la “notion de personne, ‘notion éminemment chrétienne’ relève du sacré, car elle porte en elle la signature de la création, l’image de Dieu selon laquelle elle fut faite  (8)”. Le christianisme nous parle d’un Dieu en trois personnes communiquant entre elles, un Dieu qui accepte d’assumer notre humanité pour rétablir une relation rompue. Dieu n’est pas venu en Jésus établir un programme ou un plan d’action mais une relation personnelle réconciliée.

En faisant participer toutes les générations à son projet commun, la communauté chrétienne témoigne de valeurs authentiques qui permettent de construire une vraie identité. L’enjeu est important pour le jeune car s’il met ses valeurs dans de fausses identités, comme celles mentionnées dans les préjugés, il va se perdre et connaître la désespérance. Mais pour y parvenir, nous avons besoin du passé, du présent et du futur.

Micaël Razzano

1- Il s’agit donc ici de l’extrait d’un article : « Renouer le lien intergénérationnel dans l’Eglise », paru dans Les Cahiers de l’école pastorale, n° 110, 2018, p. 57-78. Accessible au lien suivant : https://www.croirepublications.com/cahiers-ecole-pastorale/vie-et-gestion-de-l-eglise/article/renouer-le-lien-intergenerationnel-dans-l-eglise
2- Colin MARSHALL & Tony PAYNE. L’essentiel dans l’Église, Apprendre de la vigne et de son treillis. Lyon. Éditions Clé. 2014.
3- Monique de HADJETLACHÉ. Psychiatre et psychanalyste, auteure du livre : Bien vieillir, un chemin qui se prépare. Pontault-Combault. Farel. 2008.
4- Paul TOURNIER. Apprendre à vieillir, Paris, Delachaux et Niestlé, p. 49.
5- Jacques ELLUL. Le Bluff technologique, Vanves, Hachette, 1990.
6- Jacques VERMEYLEN. « La sagesse de la Bible, à la recherche d’un art de vivre », Revue théologique de Louvain, 35, 2004, p. 444.
7- Paul TOURNIER. Op. Cit. p. 46-47.
8- Jean BRUN. “Hellénisme et Christianisme”. Hokhma, 41,1989. p. 6.

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