Liberté religieuse et religions à l'époque moderne : regards croisés entre christianisme et islam

Michele Brignone
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Michele Brignone, historien, est directeur de la fondation Oasis . Il nous rappelle que l’accueil du droit moderne à la liberté d’expression n’est allé de soi ni auprès des autorités catholiques ni auprès des autorités sunnites et nous en explique les raisons.


De remarquables exploits et de déplorables excès dans les deux religions.

En tant que religions mondiales fondées sur une parole prétendument divine, christianisme et islam partagent une série de problématiques communes face à la liberté d’expression. Cette parole doit en fait être transmise, mais aussi interprétée et préservée des erreurs. En même temps, elle instruit la parole humaine, appelée à rechercher de façon responsable la vérité et à être prononcée ou contenue selon les circonstances. Jésus déclare que « au jour du jugement, les hommes rendront compte de toute parole vaine qu’ils auront dite  » (Mt 12,36) alors que, d’après le Coran, « Dieu n’aime pas que l’on divulgue des paroles méchantes, à moins qu’on n’en ait été victime » (4,148). Et plusieurs autres exemples du même type pourraient être cités puisant de la Bible aussi bien que du Coran ou de la Sounna. Historiquement, cette discipline de la parole, oscillant entre encouragement et inhibition, a donné lieu dans les deux religions à de remarquables exploits et à de déplorables excès à la fois. Sans même prendre en compte le fait qu’au XIVème siècle une femme comme Catherine de Sienne ait pu contribuer par la vigueur de ses exhortations à la fin de la captivité avignonnaise des papes, le sort d’une Jeanne d’Arc, d’un Jérôme Savonarole ou d’un Giordano Bruno, brûlés sur le bûcher suite à leurs condamnations pour hérésie est une blessure dans la mémoire de l’Église. En Islam, la situation n’est point différente. L’audace avec laquelle un savant comme l’imam Malik (711-795), fondateur de l’école juridique malikite, dissuada le calife Harûn al-Rashîd d’adopter une législation unifiée, parce que cela porterait atteinte à la pluralité des opinions des juristes, est compensée par la brutalité de la condamnation infligée au mystique al-Hallâj, crucifié en 922 à Bagdad pour avoir osé proclamer qu’il était la vérité.

Jusqu’à l’époque prémoderne, la différence la plus significative entre le christianisme et l’islam relativement à ce qu’on appellerait aujourd’hui la liberté d’expression réside dans leur différent degré d’institutionnalisation, surtout si nous nous limitons, comme je le ferai dans cet article, au christianisme catholique d’un côté et à l’islam sunnite de l’autre. Alors que l’Église se dote progressivement d’une structure visant à garantir l’uniformité de sa doctrine, la nature informelle de l’autorité dans le sunnisme permet au sein de celui-ci une plus grande pluralité.


Pour le pape, en 1791 : un droit monstrueux.

Et tout état de cause, pour analyser le rapport que ces deux religions entretiennent avec la liberté d’expression sans tomber dans l’anachronisme, il parait plus opportun de se situer au moment où cette liberté est explicitement conçue et formulée comme un droit de l’homme, c’est-à-dire après le XVIIIème siècle.

Comme on le sait, la rencontre entre l’Église catholique et les libertés modernes s’inscrit sous le signe de la méfiance, voire du conflit. En 1791, réagissant avec le Quod aliquantum à la constitution civile du clergé, le pape Pie VI condamne également « cette liberté absolue qui non seulement assure le droit de n’être point inquiétée sur ses opinions religieuses, mais qui n’accorde encore cette licence de penser, de dire, d’écrire, et même faire imprimer en matière de religion, tout ce que peut suggérer l’imagination la plus déréglée, droit monstrueux qui paraît cependant à l’Assemblée [nationale constituante] résulter de l’égalité et de la liberté naturelles » (1). Quelques années plus tard, en 1832, le pape Grégoire XVI affirme dans l’encyclique Mirari Vos que la liberté de conscience est un « délire » ouvrant la voie à « cette liberté absolue et sans frein des opinions qui, pour la ruine de l’Église et de l’État, va se répandant de toutes parts », tout en qualifiant la liberté de la presse de « funeste » et « exécrable ».

Pour appuyer ses condamnations, l’encyclique évoque entre autres Saint Augustin, pour qui « liberté de l’erreur », est une mort « funeste pour les âmes ». Au cours des décennies, la position de l’Église évolue grâce à un changement de perspective, qui lie les droits de l’homme à la dignité de la personne humaine en tant que créée à l’image de Dieu et au respect qui est dû à sa conscience. De cette manière, s’il demeure vrai que l’erreur n’a pas de droits, la personne humaine garde sa dignité, et donc ses droits, même lorsqu’elle se trompe. Les hommes ont donc le devoir de rechercher la vérité, mais cette vérité ne peut pas leur être imposée de l’extérieur.


Avec le Concile Vatican II, fin du système de prohibition des livres.

C’est ce nouveau paradigme qui permet au Concile Vatican II de reconnaître et promouvoir, avec la Déclaration Dignitatis Humanae, la liberté de conscience et la liberté religieuse. Bien évidemment, ce développement a des conséquences également pour la liberté d’expression : en 1966, le Cardinal Ottaviani, pro-préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi (l’ex Saint-Office), annonce par exemple la fin du système des prohibitions des livres, le célèbre Index librorum prohibitorum, dont la dernière mise à jour remontait à 1948.

Toutefois, l’Église ne se limita pas à l’adoption d’une attitude plus favorable à l’égard des droits de l’homme. Dans le cas de la liberté d’expression qui nous intéresse ici, elle développa également un véritable, même si peu connu, magistère.

Déjà en 1950, dans le discours prononcé au congrès international des journalistes catholiques, le pape Pie XII avait prôné la nécessité d’une opinion publique bien formée, aussi bien dans la société que dans l’Église. Cet appel représente en 1971 le point du départ pour l’instruction pastorale Communio et progressio, dédiée aux moyens de communication sociale et affirmant l’importance de « reconnaître, tant aux individus qu’aux groupements, le droit d’exprimer leur propre opinion, dans les limites de l’honnêteté et du bien commun » (n. 26). En continuité avec le magistère de Pie XII, l’instruction exhortait l’Église elle-même à encourager en son sein « une opinion publique pour alimenter le dialogue entre ses membres » (n. 115), tout en respectant les critères du service à l’unité (n. 117) et d’une exposition cohérente du magistère de l’Église (n. 118).


L’Eglise catholique en vient à reconnaître les Droits de l’Homme

Ces paramètres sont repris en 2005 dans la lettre apostolique de Jean Paul II Le progrès rapide, adressée aux « responsables des communications sociales ». Le pape polonais y affirme que « s’il est vrai que les vérités de la foi ne sont pas ouvertes à des interprétations arbitraires et que le respect pour les droits des autres crée des limites intrinsèques à l’expression des propres évaluations, il n’en est pas moins vrai qu’il existe entre les catholiques un large espace pour l’échange d’opinions, dans un dialogue respectueux de la justice et de la prudence » (n. 12).

Aux fils des ans, ces lignes directrices s’enrichissent au gré des interventions des papes lors de certaines occasions particulières, tels les messages pour les journées mondiales des communications sociales.

Certainement, ces développements n’excluent pas des tensions, par exemple dans le domaine de la liberté de recherche théologique et dans le rapport, de plus en plus délicat, entre liberté religieuse et liberté d’expression. Mais la fin de l’alliance entre « le trône et l’autel » d’un côté et la nouvelle approche née du Concile de l’autre, ouvrent finalement à une convergence entre la doctrine de l’Église et les valeurs de la modernité, bien qu’à travers une justification différente.

De cette manière, si jusqu’au XIXème christianisme catholique et islam sunnite ont des positions semblables à l’égard des libertés modernes, au XXème siècle leurs trajectoires divergent.


Dans l’islam sunnite, des positions divergentes

Comme nous venons de le voir, dans un premier temps l’Église avait refusé le principe des droits de l’homme au nom de l’incompatibilité entre vérité et erreur. De son côté, l’Islam, privilégiant le bien collectif au bien individuel et la justice à la liberté, a du mal à s’accommoder des libertés modernes, d’autant plus qu’elles se manifestent sous la forme de la domination européenne. Dans les sociétés musulmanes, il en résulte toutefois des attitudes d’acceptation aussi bien que de refus, qui alimentent à leur tour des débats se prolongeant jusqu’à nos jours.

Pour ne citer que quelques exemples relatifs à la liberté d’expression, en 1925 le savant égyptien ‘Alî Abd al-Râziq est condamné par les oulémas d’al-Azhar et déchu de son titre de ‘âlim pour avoir soutenu dans son L’Islam et les fondements du pouvoir que la religion musulmane n’exige d’aucune manière l’institution d’un système politique. Une année plus tard, toujours en Égypte, le livre du lettré Taha Hussein sur la poésie préislamique est interdit car il remet en cause la discontinuité axiologique entre la période avant et la période après l’émergence de l’islam et qualifie de mythologiques des récits contenus dans le Coran.

Au lieu d’encourager un changement généralisé de perspective, la rencontre avec les principes de la modernité provoque dans un courant majoritaire de l’islam un raidissement autour de ce que le sociologue Omero Marongiu-Perria a appelé le « paradigme hégémonique », c’est-à-dire une vision du monde « forgée par les savants de l’Islam à l’époque médiévale, pour transposer la façon dont le rapport de domination que Dieu entretient sur la création doit se traduire par le rapport de domination que les musulmans sont censés entretenir dans leur rapport au monde » (2). Dans ce cadre, les libertés individuelles sont sacrifiées sur l’autel du primat de la religion et des droits de Dieu. Qui plus est, surtout à partir des années 1970, cette approche est intégrée dans les législations nationales de plusieurs pays musulmans et dans des documents tels que la Déclaration islamique universelle des droits de l’homme de 1981, la Déclaration du Caire des droits de l’homme en islam de 1990 et la Charte arabe des droits de l’homme de 1994, qui se veulent alternatives à la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, considérée comme l’expression d’une vision occidentale du monde.

Dans cette perspective, la notion de liberté d’expression assume une valeur décidément unilatérale, comme on peut le constater d’une lecture des articles 7-10 de la Déclaration du Caire de 1990 : elle doit permettre en effet d’exprimer « la vérité » et de « lutter contre l’erreur  », mais ne peut être invoquée pour « s’attaquer aux croyances sacrées admises par la société islamique telles que l’existence d’Allah, la véracité de la prophétie de Muhammad ».


Un courant fondamentaliste privilégie les droits de Dieu.

Deux pays illustrent d’une manière emblématique les conséquences de cette vision pour les libertés, notamment pour la liberté d’expression  : l’Égypte et le Pakistan. En Égypte, ce sont en particulier les intellectuels « libéraux » qui sont visés aussi bien par les islamistes que par les institutions officielles : en 1992, le journaliste et militant des droit de l’homme Farag Foda est assassiné par deux membres du Djihad Islamique après qu’un groupe informel d’oulémas de al-Azhar l’avait critiqué pour ses prises de position en faveur de l’État laïque  ; en 1994, c’est le tour de l’écrivain et prix Nobel Naguib Mahfouz, qui subit une tentative d’assassinat par deux fanatiques islamistes  ; en 1995, la Cour d’appel du Caire déclare l’apostasie de Nasr Hamid Abu Zayd, à l’époque professeur d’études arabes et islamiques à l’université du Caire, à cause de la teneur de ses recherches académiques sur le Coran, et ordonne par conséquent la dissolution de son mariage, du moment qu’une femme musulmane ne peut être mariée à un non-musulman ; encore en 2015, le journaliste et présentateur de TV Islam Béhéri, connu pour ses critiques à l’envers de certains aspects de la tradition islamique, est condamné à cinq ans de prison pour diffamation à la religion après que al-Azhar avait demandé la suspension de son programme. En 2016, la peine est ensuite réduite à un an et finalement amnistiée par le président de la République.

Au Pakistan, ce sont surtout les minorités religieuses qui payent le prix des lois anti-blasphème. Promulguées entre 1984 et 1986, ces lois interdisent toutes offenses adressées au Coran, au prophète de l’Islam ou aux figures majeures de l’histoire sacrée de l’Islam. En plus, elles visent en particulier le groupe des Ahmadiyya, un mouvement réformiste et messianiste né au XIXème siècle, qui est défendu de se réclamer de l’Islam et d’utiliser pour ses lieux de culte le nom de « mosquée ». Conçues en 1927 par les Britanniques pour empêcher les tensions sociales et intercommunautaires, quelques décennies plus tard les normes sur le blasphème sont réactivées et renforcées pour obtenir l’effet contraire (3), comme le prouve une longue série d’épisodes, dont l’histoire d’Asia Bibi est peut-être la plus connue.


Une cristalisation sur les caricatures

Mais les tensions autour du rapport entre Islam et liberté d’expression ne se limitent pas aux contextes nationaux. Le cas paradigmatique de ce point de vue est sans doute celui des caricatures de Mahomet, publiés en 2005 sur le quotidien danois Jyllands-Posten et reprises en 2006 par Charlie Hebdo. L’histoire de cette affaire est tristement célèbre, étant à l’origine des attentats de 2015 à la rédaction du journal satirique français, de l’assassinat de Samuel Paty et plus en général d’une série de tollés qui, du Maroc au Pakistan passant par l’Europe, ont ravivé à plusieurs reprises le phantasme du choc des civilisation. Abstraction faite des instrumentalisations politiques, toujours présentes, ces faits témoignent de la sensibilité du sujet dans une partie consistante du monde musulman, où la religion en soi demeure un bien à protéger des atteintes, ne fussent-elles que d’ordre symbolique. Pour une petite minorité, même si bruyante et très militante, il s’agit d’appliquer la peine envisagée par le théologien médiéval Ibn Taymiyya (1263-1328) dans son L’épée brandie sur celui qui insulte le prophète, le plus ample traité de jurisprudence islamique relatif au blasphème, qui prévoit la condamnation à mort pour le coupable. Pour une plus grande majorité, le recours à la violence est aussi injustifiable que l’assimilation du blasphème à la liberté d’expression. La mosquée d’al-Azhar, par exemple, tout en condamnant les massacres perpétrés au nom de la défense du prophète, a annoncé son intention de poursuivre en justice Charlie Hebdo et quiconque offense l’islam.

Une remarque pour conclure : si on reste dans le domaine de la satire, on constate que les symboles chrétiens ne sont pas moins visés que les symboles musulmans, même si cela ne suscite pas les mêmes réactions dans les deux communautés. Paradoxalement, c’est surtout lorsqu’il est question de l’islam que, en Europe, les chrétiens sont invités à s’exprimer au sujet de la liberté d’expression et de ses limites. C’est peut-être un signe des temps : malgré les différences qui les séparent, chrétiens et musulmans sont appelés à réfléchir ensemble aux défis que leur pose le monde contemporain.

Michele Brignone

1- Cité dans Jean Morange, La liberté d’expression, Bruxelles, Bruylant, 2009, p. 33.
2- Omero Marongiu-Perria, « Droits de Dieu vs droits de l’homme : l’Islam en tension », Oasis n. 26 (2017), pp. 24-32.
3- Voir Martino Diez, « Pakistan : la loi sur le blasphème, de la défense à la haine », Oasis, 2 avril 2014, https://www.oasiscenter.eu/fr/pakistan-la-loi-sur-le-blaspheme-de-la-defense-a-la-haine

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