Prosélytisme et évangélisation

Xavier Debilly
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Xavier Debilly est prêtre de la mission de France, responsable de la formation des séminaristes. Il nous invite à comprendre l’évangélisation « moins comme une conquête que comme une présence ».


Évangéliser est un verbe.
Le prosélytisme est seulement un nom.

Le philosophe Nietzsche aurait dit : « Je croirai en Dieu le jour où les chrétiens auront une gueule de ressuscités. » Peut-être n’avais-je pas une gueule de ressuscité ce jour-là, quand, en allant prendre le métro, je me suis fait accoster par un groupe de jeunes chrétiens enthousiastes qui menaient une campagne d’évangélisation de rue. Leur prosélytisme généreux avait une bonne nouvelle à m’annoncer, un trésor à partager, avec force sourires et chants entraînants. Ils ne savaient pas que j’étais prêtre, ni même que j’étais chrétien. Leur impatience généreuse à me faire rejoindre leurs rangs ne leur avait pas laissé le temps de me connaître, ni même de s’intéresser à moi autrement que comme un potentiel converti. J’étais certes l’objet de leur attention mais certainement pas le sujet d’une relation. Je n’avais sans doute pas une « gueule de ressuscité », mais eux se croyaient visiblement les seuls chrétiens sur le trottoir. Et j’avoue avoir été attristé de ce que j’ai cru être une sorte d’enfermement sur eux-mêmes qui les privait d’une véritable rencontre, gratuite et désintéressée.

Cela m’a donné à penser le reste du trajet et même au-delà. Était-ce de l’évangélisation ou du prosélytisme ? Et si je plaçais ces termes en opposition n’était-ce pas pour donner la préférence au premier au détriment du second  ? Ma conclusion ce jour-là avait été claire : ce prosélytisme-là n’est pas de l’évangélisation et j’ai du mal à me reconnaître dans cette manière de vivre la mission chrétienne. Regardons les mots de plus près. « Évangéliser » est un verbe, une action. Le « prosélytisme » est seulement un nom et aucun verbe ne s’y rattache. On évangélise, mais on fait du prosélytisme. L’action d’évangéliser est une dynamique qui appelle une transformation en respectant la liberté des sujets, la seconde est une posture, celle du croyant zélé, ferme dans ses convictions et impatient de les partager.

Si nous visitons l’étymologie de ces deux mots, qui nous viennent du grec, nous en apprenons davantage. Le « prosélytisme » vient du mot « prosélyte  » qui veut dire « nouveau venu dans un pays ». Par extension il désigne le nouveau converti qui adhère à une religion. Le prosélytisme est donc l’attitude zélée et impatiente de celui qui veut gagner de nouveaux membres à sa communauté.


Une bonne nouvelle à partages

Le mot « évangile » veut dire bonne nouvelle. Peu le savent, mais c’est un mot qui, à l’origine, appartient au vocabulaire militaire. L’évangile était le message apporté sur le champ de bataille pour avertir les combattants que la paix avait été signée entre leurs souverains. L’évangile était donc une bonne nouvelle, celle qui annonçait la fin des combats et la paix réalisée. On imagine facilement la joie du messager qui vient avertir les combattants de déposer les armes pour mettre fin à la violence, la destruction et la mort.

Dans l’esprit des premiers chrétiens c’est bien de cela qu’il s’agit : la mort et la résurrection de Jésus-Christ annoncent que la mort et le mal ont été vaincus par la puissance de l’amour de Dieu à l’égard de l’humanité. C’est une bonne nouvelle que ceux et celles qui l’ont accueillie ne peuvent manquer de partager. Certes on continue de mourir et des hommes continuent de commettre le mal. Mais la promesse de Jésus-Christ n’est pas la vie immortelle : lui-même a fait l’expérience de la mort, assurant ainsi sa présence et sa communion à toute souffrance humaine en tout lieu et en tout temps. Ce qu’il promet ce n’est pas l’immortalité mais la vie éternelle. Dans l’évangile selon saint Jean, Jésus parle toujours de la vie éternelle au présent : « qui croit en moi a la vie éternelle » (Jn 3, 15-16 ; Jn 5, 24 ; Jn 6, 47…) et non pas « aura  ». La vie éternelle n’est pas pour ailleurs et plus tard, mais elle commence ici et maintenant quand nous accueillons l’amour de Dieu pour en vivre et que cela oriente notre existence : foi en un seul Dieu confessé comme Père, Fils et Esprit Saint, action de grâce célébrée pour la vie reçue, refus du mal et de la violence, combat pour la justice et pour la dignité de tout être humain, recherche de la beauté, quête de la vérité, humble et silencieuse compassion auprès de ceux qui souffrent. Réalisée en Jésus-Christ, la plénitude du salut est pour les chrétiens en tension : déjà là et encore à venir. Cela nourrit notre espérance et fait entrer notre existence dans une dynamique de recherche où la vérité à accueillir est autant dans le chemin en train d’être parcouru qu’à son terme : « Qui cherche le Seigneur ne manquera d’aucun bien » (Psaume  33). « Qui cherche » et non pas « qui trouve ».


La mission chrétienne et ses ambigüités

La mission chrétienne est l’annonce de cette bonne nouvelle. La difficulté d’une juste compréhension de la mission est liée à l’héritage de notre histoire. La mission a parfois été comprise comme une entreprise de conquête, visant à l’expansion territoriale de l’Église et à l’augmentation du nombre de croyants. Et nous savons bien que des missionnaires n’ont pas manqué de participer à l’œuvre de colonisation entreprise par les États d’Europe occidentale. La difficulté est que cela a donné de l’Église l’image d’une institution au service d’elle-même et de la reproduction des formes d’expression religieuses (théologie, liturgie…) façonnées dans l’Église latine. Or la mission chrétienne est bien plus que cela.

Elle trouve d’abord son origine dans la personne de Jésus-Christ lui-même. Dans l’histoire de la pensée chrétienne, ce n’est que tardivement (XVIe siècle) que l’on a employé le mot mission pour parler d’une activité de chrétiens visant à la conversion de nouveaux croyants. Auparavant le terme mission était employé pour désigner une action divine : l’envoi du Fils par le Père, ce que les chrétiens appellent l’Incarnation, la Parole de Dieu faite homme (« le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous », Jn 1, 14). C’est lui qui nous donne le salut, réalisation de la promesse d’un Dieu qui ne veut pas abandonner l’humanité à la solitude et à la mort.

Si le mot mission qualifiait essentiellement l’action de Dieu, en revanche l’envoi en mission des premiers disciples de Jésus-Christ est attesté par les Écritures. Les premiers disciples sont envoyés par le maître pour annoncer l’avènement du Royaume de Dieu. Et dès l’origine, il y a une tension : d’une part il s’agit d’apporter le message qui va produire une nouveauté dans la vie de ceux que l’on rencontre et qui adhèreront au message (Mt 28, 19 : « Allez donc : de toutes les nations, faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. ») ; d’autre part, il est question de rencontrer le crucifié-ressuscité qui nous précède là où nous sommes envoyés (Mt 28,  7  : « Il est ressuscité des morts, et voici qu’il vous précède en Galilée ; c’est là que vous le verrez. »). Et le récit des premiers missionnaires nous donne à voir non seulement des conversions parmi ceux qu’ils rencontrent mais aussi leur action de grâce devant l’œuvre de l’Esprit qui les a précédés (voir par exemple le récit par Pierre de sa rencontre avec le centurion Corneille, Ac  11). Les missionnaires ont une parole à partager qui nécessite l’articulation d’un dire et d’un faire (le témoignage) ; ils ont aussi à écouter pour reconnaître l’œuvre de Dieu dans le monde et entendre ce que ceux et celles qu’ils rencontrent ont à leur dire de la part de Dieu. Et il est remarquable que les écrits du Nouveau Testament soient des récits où l’on voit l’Église en train de se construire dans la mission et pas avant la mission. L’Église est par nature missionnaire : ce n’est pas une fois qu’elle a élaboré un catéchisme qu’elle part en mission pour diffuser son message ; c’est chemin faisant, dans la rencontre de Jésus-Christ puis de tous, qu’elle élabore et approfondit le contenu de sa foi, sa compréhension actualisée du sens de l’événement Jésus-Christ mort et ressuscité.


La conversion du missionnaire

Si l’on reprend nos termes d’évangélisation ou de prosélytisme, on pourrait dire que les premiers chrétiens, tout autant qu’ils ont évangélisé (annoncé la bonne nouvelle du salut), ont été évangélisés par ceux qu’ils rencontraient. Le trésor qu’ils avaient à offrir, trouvait un écho parfois inattendu chez ceux à qui ils le proposaient et leur donnait de mieux comprendre le message qu’ils annonçaient. Dépassés par la vérité qu’ils confessent, ils n’ont pas tant cherché à faire de nouveaux croyants qu’à indiquer une Parole qui concerne la vie de chacun et proposer de cheminer avec eux dans la quête de vérité. Le jésuite Michel de Certeau a décrit cela dans un fameux article intitulé «  la conversion du missionnaire ». S’appuyant sur les récits de missionnaires partis évangéliser les peuples africains, il y décrit la générosité du départ et comment la foi simple et évidente du missionnaire vit l’épreuve de la rencontre des autres. De cette épreuve surgit une nouveauté où les missionnaires reconnaissent la place des autres dans leur chemin et ce que ces autres leur permettent de mieux comprendre de leur propre foi : « La «sympathie» est ici à prendre littéralement  : il éprouve en lui quelque chose qui lui vient d’autrui. Et la voix des autres lui explique intérieurement quelques-unes des paroles saintes qu’il répétait sans intelligence. Fleurs closes depuis longtemps présentes dans son jardin chrétien, certains mots de l’Évangile — ceux qui disent la « fécondité » de la vie divine ou la mystérieuse connivence du Très-Haut avec les pauvres — s’ouvrent en ce matin d’une fraternité nouvelle et lui montrent un secret jusqu’ici inaperçu. En même temps qu’il est accueilli par ses frères, il est introduit dans son « âme », c’est-à-dire dans le pays de son Dieu. Par leur propre découverte, ils lui font voir avec d’autres yeux la vérité qu’il leur transmettait et dont il n’avait pas prévu qu’elle puisse être à ce point créatrice. «Vous m’avez aidé à me comprendre», peut-il leur dire à son tour ; vous m’avez fait mieux comprendre la présence de celui qui nous appelle tous à la vie (1). »

Mais alors dira-t-on, les missionnaires chrétiens qui cherchent la vérité de Dieu dans la rencontre des autres, ne se porteraient-ils vers eux que pour mieux comprendre la Parole de Dieu ? N’instrumentaliseraient-ils pas la relation à l’autre à la mettant à leur propre service ? N’auraient-ils donc rien à proposer comme chemin de vie dans une communauté de croyants rassemblés par la même confession de foi ? Et le baptême ne vaut-il rien ? Si bien sûr, et cela est à annoncer comme un chemin possible de liberté et de bonheur… « éventuellement avec des mots ». Le pape François aime reprendre cette expression de saint François d’Assise (XIIIe siècle) pour mettre en avant la primauté du témoignage sur l’annonce explicite par le discours. Cette cohérence de l’annonce et du témoignage est notamment signifiée dans la célébration par laquelle un homme devient diacre. Il reçoit la charge de proclamer la Parole et l’évêque lui remet pour cela l’évangéliaire en lui disant : « Sois attentif à croire à la Parole que tu liras, à enseigner ce que tu as cru, à vivre ce que tu auras enseigné (2). »


L’amour est le meilleur témoignage

C’est Dieu qui parle en premier. Si notre vie témoigne de sa Parole, cela pourra susciter le dialogue et les questions. Même avec les meilleures intentions (après tout n’est-ce pas rien moins que le salut qui est proposé à celui qui rejoindrait la communauté des croyants ?), le prosélytisme risque toujours la tentation de l’impatience à gagner de nouveaux croyants, l’exigence de rentabilité (combien de gens as-tu converti ?) et l’illusion que c’est le missionnaire qui convertit. Avec des telles perspectives, la communauté deviendrait ainsi sa propre fin en oubliant, non seulement que le salut est beaucoup plus que la participation à la vie de la communauté à laquelle il n’est pas conditionné, et que c’est Dieu lui-même qui envoie son Esprit et qui convertit les cœurs. Ceux qui prennent un mégaphone pour appeler à la conversion risquent de se préoccuper de leur action avant de se rendre attentifs à l’action de Dieu dans le monde et le cœur des êtres humains. Sans liberté, il ne peut y avoir de conversion. C’est pourquoi évangéliser requiert de laisser la Parole de Dieu faire son chemin en l’autre et laisser l’autre l’accueillir librement, sans se conformer d’emblée à un modèle que nous lui proposerions de mettre en œuvre. Le pape Benoît XVI l’a exprimé clairement en mettant en avant la primauté du service de la charité comme témoignage : « Celui qui pratique la charité au nom de l’Église ne cherchera jamais à imposer aux autres la foi de l’Église. Il sait que l’amour, dans sa pureté et dans sa gratuité, est le meilleur témoignage du Dieu auquel nous croyons et qui nous pousse à aimer. Le chrétien sait quand le temps est venu de parler de Dieu et quand il est juste de Le taire et de ne laisser parler que l’amour. Il sait que Dieu est amour (cf. 1 Jn 4, 8) et qu’il se rend présent précisément dans les moments où rien d’autre n’est fait sinon qu’aimer (3). »

La mission chrétienne n’est pas d’abord une conquête, mais une présence, la présence pacifiée des disciples de Jésus-Christ au cœur des réalités du monde présent. Elle n’est pas une tactique, mais une mystique. Celui qui annonce la Bonne Nouvelle commence par l’accueillir pour lui. Il est toujours en travail de conversion intérieure et cherche à faire, en lui, toujours plus de place à Dieu et aux autres. La Bonne Nouvelle de l’amour de Dieu accompli en Jésus-Christ est à vivre comme une promesse réalisée et encore à venir, comme un cadeau offert et comme une espérance de bonheur et de liberté pour tous et pour chacun. C’est parce que nous croyons que Dieu nous a aimés gratuitement le premier que nous avons à partager cet amour de manière désintéressée, en prenant le temps de connaître, de comprendre et d’aimer ceux avec qui nous partageons la même humanité.

Xavier Debilly


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