Politique ou mystique ?
Michel Jondot
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L'appel mystérieux qu'on discerne
au coeur de l'amitié entre le militant F.L.N. et le prêtre
manifeste que la politique n'est pas incompatible avec la mystique.
Un intellectuel catholique, Louis Massignon,
et un philosophe juif, Emmanuel Lévinas, l'ont bien compris.

L'engagement politique de Massignon

Massignon avait une expérience politique. Celui qui devait devenir Professeur au Collège de France et membre de l'Académie royale au Caire, était aux côtés de Lawrence d'Arabie au Proche-Orient en 1917 et constatait le double langage de l'Occident. On faisait hypocritement une double promesse : on assurait aux Juifs la création d'un foyer dans une Palestine qu'on destinait au roi Hussein. L'injustice dont les arabes de Terre Sainte avaient été victimes en 1947 l'avait conduit à suivre de très près la question des réfugiés palestiniens et il avait pris part à plusieurs missions au Proche-Orient. Les troubles en Afrique du Nord l'amenaient à lancer en 1953 le Comité « France Maghreb ». La ville de Gennevilliers lui était familière. Il venait y prier, dans les années 30, avec des travailleurs marocains qu'il initiait à la langue française. Il n'était pas loin d'Abssi lorsque ce dernier rejoignait le presbytère de la Mission de France. L'année 1957, en effet, était celle du procès fameux de Mohammed Ben Saddok. Parmi les témoins cités par la défense, Massignon siégeait aux côtés d'un confrère de Rufenach, Pierre Mamet.

L'engagement politique de Massignon est un témoignage à la fois intellectuel et spirituel. Le point de départ est une expérience personnelle en 1908. Jeune archéologue, il est l'hôte d'une famille musulmane. Lors d'une expédition liée à ses recherches, on l'arrête et on le suspecte d'espionnage. Sentant peser sur lui une lourde accusation, il tombe malade. Au sortir d'un long coma, il s'aperçoit, lui le rationaliste agnostique, qu'il prie pour la première fois. Soumis à la loi musulmane de l'hospitalité, ses hôtes, sans se soucier de savoir s'ils ont ou non affaire à un espion, interviennent auprès des autorités et obtiennent que celui qu'ils ont pris en charge puisse sans inquiétude retourner dans son pays. Le jeune intellectuel découvre, avec émerveillement, qu'aux yeux de l'islam, il était comme un dépôt confié par Dieu.

Ouvrir la porte à l'inconnu

Ultérieurement son travail de recherche sur les écrits d'un mystique musulman, Hallaj, lui permettront de réfléchir l'expérience vécue en Irak. Il met au point la notion de « substitution  ». Lorsque l'injustice appelle la colère, certains hommes (« les substitués ») prennent sur eux le châtiment mérité. Celui qu'il appelle « l'Etranger » peut alors rencontrer l'humanité dans « le fin-fond de sa misère de pauvresse ». Ainsi se forge, dans sa pensée, le concept d'hospitalité; elle est un mouvement où, se détournant de soi pour accueillir un autre, on ouvre la porte à l'Inconnu; celui-ci peut entrer parce que « les substitués » ont détourné les effets cruels qu'entraîne l'injustice. Il s'agit d'une sorte d'expatriation.

Le monde arabe est au coeur de cette réflexion. Le croyant se réfère à Abraham et son fils Ismaël, l'enfant de la servante, errant avec sa mère, dans le désert. Dans le contexte de la Palestine d'après 1947, Massignon écrit : « l'arabe est la langue des larmes, de ceux qui savent que Dieu dans son essence, est inaccessible; s'il vient à nous c'est comme un Etranger. »

L'hospitalité et la compassion

Le mot « compassion » est indispensable pour comprendre l'hospitalité dont parle Massignon. Celui qui accueille entre dans un espace sacré  : il doit être prêt à souffrir pour que celui qui lui est confié, fût-il coupable, soit épargné. Massignon militera pendant les années difficiles de la guerre d'Algérie. Prises de parole, soutien aux rebelles, participation à des manifestations non-violentes, écrits de combat : ce genre d'actions ne peut être compris si l'on oublie qu'il s'imposait chaque mois une journée de jeûne en expiation. Parce qu'elle est inséparable de la compassion, l'hospitalité a une dimension plus mystique que politique. L'installation de la France au Maghreb faisait de notre pays l'hôte d'un pays musulman. Vivant en terre musulmane, en effet, ses compatriotes étaient chez l'autre comme un dépôt de Dieu. Le Français était l'autre de celui qu'il appelait l'indigène. Habiter le pays de l'autre en oubliant que cette démarche s'accompagne de la Visitation de l'Etranger relève du sacrilège et appelle le sacrifice de substitution.

Entrer dans la langue de l'autre

Au Printemps 1957, dans le presbytère d'une église enfouie au cSur d'une ville déchristianisée, au milieu d'un quartier fourmillant d'immigrés venus du Maghreb, -Musulmans exilés de leur terre, eux aussi descendants d'Ismaël le fils de la servante expulsée - deux hommes, oubliant de défendre les intérêts d'un pays ou d'un parti, vivent une expérience sur laquelle une réflexion intellectuelle, étalée sur toute une vie, apporte un éclairage. Le toit qui abrite Gilles et Saad recouvre une expérience mystique, même si la prière de l'un échappe à la prière de l'autre. Les voici déplacés l'un et l'autre, l'un par l'autre dans le pays hospitalier où il faut entrer dans la langue de l'autre pour être ré-enfantés. La langue étrangère dans laquelle ils s'efforcent, l'un avec l'autre, de pénétrer, les rend attentifs aux accents de l'Etranger qui se fait entendre au cSur d'une misère comparable à celle que Massignon avait connue au moment de sa conversion. Ils reconnaissent l'Etranger dans la plainte des foules qui gémissent sous le poids d'une injustice surhumaine.

Ne peut-on parler de substitution lorsqu'on se souvient qu'Abssi, l'innocent offensé, est poursuivi par la loi à laquelle son hôte lui permet provisoirement d'échapper ? En entendant les pleurs des déshérités, dans le monde du travail ou dans les taudis des marchands de sommeil du côté des Grésillons, Saad entendait bien « la langue des larmes » à travers les mots de la langue française qu'il apprenait tous les jours lorsque auprès de Rufenach, il déchiffrait les articles du Monde. Le mot « sommation  », dans les textes de Massignon, désigne ce que le croyant entend : « j'entends une sommation de justice surhumaine qui monte des croyants désavantagés, colonisés, méprisés. » L'écoute de cet impératif ouvre l'espace que le mot « hospitalité », tant bien que mal, permet d'évoquer.

Deux témoins d'une détresse humaine intense

Expatriation, sommation, étranger, substitution. Ces mots sont les clés qui permettent de pénétrer l'univers de Massignon. Ils ont aidé à comprendre la dimension spirituelle d'une rencontre discrète entre un musulman et un chrétien à une période difficile de l'histoire. Il ne semble pas que Lévinas ait connu Massignon. Est-ce un hasard si les instruments conceptuels de l'un ressemblent à ceux de l'autre ? Il est vrai que l'un et l'autre ont été contemporains d'une détresse humaine intense étalée aux regards des hommes du 20ème siècle : les juifs déportés et persécutés, les habitants de Terre Sainte expulsés de leurs maisons. Toujours est-il que l'Suvre du chrétien aux prises avec l'islam et celle du philosophe juif nous conduisent au même point.

Le mot « expatriation », dans la pensée de Lévinas permet de comprendre une sorte d'Exode de la pensée qu'il est amené à réaliser.
Le philosophe, en Occident, au moins depuis Descartes, et, à la suite de la Grèce antique, a la prétention qu'il peut tout comprendre : la raison humaine en a la capacité. Du nouveau surgit ?
L'intelligence, en déployant ses énergies, est capable d'assimiler, de ramener à du déjà connu. Tout ce qui se manifeste à la conscience humaine est soumis aux lois de l'être auxquelles la raison humaine est ajustée.

« Se moquer de la philosophie c'est encore philosopher ! » La pensée de Lévinas illustre assez bien cette réflexion de Pascal. En rester à ce que comprend et peut comprendre la raison revient à s'enfermer dans ce qu'il appelle « la totalité ». « La totalité de l'être » est un univers dont il convient de n'être pas prisonnier. Lévinas est juif. Croyant, il est lecteur des écrits de la Loi, des Prophètes, du Talmud. Il décèle dans le Livre de la Révélation une force. Elle ne peut être contrôlée par la raison, certes. Reste que lorsque la raison l'écoute, ses capacités d'invention en sont stimulées. Il en témoigne par son oeuvre.

Une sommation venue d'en haut

La liberté humaine telle que Lévinas la conçoit ne va pas sans réponse à une sommation venue d'en-haut.
Pourquoi parler des livres bibliques plutôt que de toutes les autres Suvres littéraires, celles des poètes en particulier? L'originalité des livres que les Juifs considèrent comme révélés tient au fait qu'ils ne renvoient pas d'abord à des vérités à connaître ou à suggérer. Ils mettent en situation d'écoute. Le fait de dire, la force du dire a priorité sur ce qui est dit. Le Livre appelle. Ceux qui entendent deviennent des « sujets ».

Ceci amène le philosophe à contester la manière dont on envisage, en Occident, le sujet humain et à développer une certaine conception de la liberté. L'individu est considéré comme une réalité autonome. Chacun n'est-il pas libre de décider de sa vie, de ses orientations, d'exprimer ses opinions, de choisir son camp ? En réalité, une liberté autonome, fière de s'affirmer, se heurte à une liberté semblable. Elle entraîne rivalité et violence. Contre ce jeu infernal, la Bible institue un sujet en l'appelant, en le sommant de répondre. « Difficile liberté » : elle consiste à sortir de soi, à entendre la loi et à la suivre.

La rencontre d'autrui, chez Massignon, s'accompagne de la Visitation de l'Etranger. Un phénomène assez semblable se produit chez Lévinas.

"Tu aimeras ton prochain, c'est toi-même"

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même », est-il écrit au Livre du Lévitique. Lévinas préfère traduire : « tu aimeras ton prochain, c'est toi-même ». La Loi invite à regarder la veuve, l'orphelin, l'étranger, à considérer que leur détresse est ce qui institue un sujet. La misère d'autrui donne corps à celui qui entend sa détresse. Il s'agit de « porter l'autre dans sa peau » comme une femme porte en elle l'enfant qui va naître. Lévinas emprunte sans doute cette image à la Bible : ce qu'on désigne dans les traductions par le mot « miséricorde » désigne en hébreu l'attachement de la femme au foetus qu'elle tient en ses entrailles.

L'attitude humaine par excellence est celle du vis-à-vis. Le visage de l'un face à celui de l'autre manifeste cet exode où sortant de moi-même je m'incorpore autrui. Entre deux visages, en effet, s'interpose le commandement « tu ne tueras pas ! ». La Bible parle plus qu'elle n'enseigne; elle appelle à la bonté. Avant toute construction métaphysique, la Loi appelle à la vie. « Avant la métaphysique, l'éthique ». Deux visages se font face. Chaque visage manifeste ce qu'il y a de plus fragile dans la condition humaine; cette faiblesse est le lieu où Dieu se manifeste; humilité de Dieu ! Il parle, il se fait entendre, il se fait proche. Dans ce contexte, le philosophe cite le Psaume : « je suis avec lui dans la détresse (91-15)».

La vision politique de Lévinas

A partir de là, certes, Lévinas développe une vision politique qui lui est propre : deux visages s'affrontent, se regardent et la rencontre permet, dans les cas privilégiés, la naissance des sujets accédant à la responsabilité. Oui, mais le tiers : comment faire pour que le lien entre deux sujets ne porte pas tort à un troisième ? N'est-ce pas le « tiers » qui pour Saad et pour Rufenach a pu les unir, par-delà leurs particularités ? Le tiers, c'est-à-dire l'autre de l'autre. Le tiers, pour le prêtre, prenait le visage du fellah algérien démuni ou torturé. Le tiers, Abssi le reconnaissait sur les traits du prolétaire déshérité dont les droits étaient bafoués.

Comment ne pas reconnaître, dans cette démarche d'un philosophe, la description de l'expérience spirituelle de celui qui, découvrant sa « misère de pauvresse », percevait la présence de l'Etranger, l'Autre se donnant à reconnaître dans une expérience d'hospitalité ? Le vis-à-vis de Lévinas et l'hospitalité de Massignon procèdent de la même vision du monde. Sans qu'ils aient eu à la conceptualiser, Saad et Gilles ont vécu une expérience que deux intellectuels à peu près contemporains permettent de penser.

Face à la violence humaine, comme Massignon, Lévinas parle de substitution.
« Tu ne tueras pas ». La violence pourtant crève les yeux. Que reste-t-il à faire pour celui qui, au cSur de nos détresses, entend la voix de l'Autre interdisant le meurtre ? Comme Massignon, Lévinas se réfère à Abraham ; il invite les justes à se substituer aux violents. Dans la mesure où ils existent, ils sont responsables, ils soutiennent le monde. Lorsqu'on ne trouve pas de justes dans une génération, la tâche des fils consiste à se substituer aux pères pour faire triompher l'appel du Livre et entendre la voix de l'Autre dans les plaintes des victimes ou des laissés pour compte : l'étranger, la veuve et l'orphelin, figures symboliques d'une humanité blessée.

Le mot "fraternité" s'impose

Le mot « fraternité » n'a pas encore été prononcé. N'est-ce pas lui qui unifie ces démarches diverses ? Il vient à l'esprit quand on songe à Massignon se faisant proche du monde musulman, heurté par la parole que l'Occidental, par sagesse politique, a bafouée! Ne soyons pas étonnés que celui dont il a failli devenir le disciple, Charles de Foucauld, se soit voulu « frère universel ». Le mot s'impose quand on se rappelle les prises de conscience de Gennevilliers, non seulement dans l'accueil mutuel de deux hommes mais dans la considération commune des foules méprisées ou des hommes torturés. Le mot « fraternité » vient expressément sous la plume du philosophe. Elle est présupposée comme le fait originel sans lequel ne peut s'établir une cité humaine. Elle prend naissance dans le vis-à-vis.

Lévinas, Massignon, Abssi, Rufenach : des noms de personnes se réclamant d'une même foi monothéiste et se référant chacun à Abraham. Cela suffit-il à expliquer leur parenté spirituelle ou leur désir de fraternité universelle? Ne répondons pas trop vite. Pendant ces années où l'Algérie et la France étaient emportées dans un tourbillon de violence, un athée apporte un témoignage qu'il faut citer ici. Directeur d'un journal à Alger qui ne cachait pas la réalité et ne mâchait pas ses mots, Henri Alleg et quelques uns de ses confrères journalistes d' « Alger Républicain », fut arrêté. Mis au rang de ceux dont il défendait la cause (dans une villa d'Alger trop célèbre pour les séances de torture qui s'y déroulèrent), il a écrit son témoignage : « La question ». Mis à l'écart de tous les martyrs qui l'entouraient, il lui est pourtant arrivé de croiser des Algériens soumis à même épreuve : « j'étais toujours torse nu, encore marqué des coups reçus, la poitrine et les mains plaquées de sang. Ils comprenaient que, comme eux, j'avais été torturé et ils me saluaient au passage : « courage : frère ! » Et dans leurs yeux, je lisais une solidarité, une amitié, une confiance si totale que je me sentais fier, justement parce que j'étais européen, d'avoir ma place parmi eux ». Henri Alleg est athée. Comme le croyant il a fait l'expérience du dépassement de sa particularité d'européen.



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