Pas d'avenir sans aînés

Jérôme Truault
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Jérôme Thuault est prêtre et membre de la communauté Sant’Egidio. Il nous présente l’expérience et la réflexion de sa communauté, qui est engagée auprès des anciens depuis plusieurs décennies.

Depuis longtemps, les personnes âgées occupent une place importante au sein de la Communauté de Sant’Egidio. Certes, en 1968, la Communauté est née au sein du monde des jeunes ! Andrea Riccardi n’était alors que lycéen, et c’est avec ses amis de lycée qu’il s’est lancé dans une aventure dont il ne soupçonnait pas la richesse et la fécondité. Mais ce groupe de jeunes n’avait pas choisi de vivre « pour lui-même ». Séduit par le rêve de l’Evangile, Andrea a entendu l’appel à rejoindre les périphéries, à sortir de son petit monde pour partir à la rencontre de ceux qu’ils ne connaissaient pas. Et la visite des périphéries de Rome s’est révélée être comme un voyage au bout du monde. Loin des beaux quartiers, il y avait les bidonvilles des borgate avec des habitants – italiens – vivant dans une grande misère. Ce fut la première rencontre fondatrice pour la toute jeune Communauté de Sant’Egidio – ou bien la deuxième, après la rencontre de la Parole de Dieu. Les lycéens de Sant’Egidio furent fidèles aux rendez-vous avec ces familles venues du sud de l’Italie et reléguées aux portes de Rome, faute de pouvoir accéder à un logement décent.

Quelques années plus tard, tandis que des liens d’amitié forts avaient été noués dans plusieurs quartiers périphériques, les jeunes de Sant’Egidio ont installé leur siège au cœur de Rome, dans le quartier populaire de Trastevere. C’est là qu’en 1972, ils ont « découvert » le monde des personnes âgées. Découvrir n’est pas un abus de langage : il faut du temps pour connaitre et comprendre l’autre, il faut établir une relation vraie. Lorsque les jeunes étudiants de Sant’Egidio ont commencé à rencontrer les personnes âgées du Trastevere, à écouter l’histoire de leurs vies, ils ont pris la mesure de la valeur de ces personnes, ayant traversé l’épreuve de la guerre. Ils ont aussi recueilli leurs souffrances, découvrant une forme inattendue de pauvreté : la solitude, qui condamne, comme toutes les pauvretés, à l’exclusion. Rapidement, les aînés sont devenus des amis ! Et ceux d’entre eux qui n’avaient plus de relations familiales ont pu trouver – à travers la jeune communauté – une famille nouvelle.


L’histoire de Filomena

L’histoire de l’une de ces premières amies mérite d’être racontée. Elle a marqué à jamais la vie de la Communauté de Sant’Egidio et explique l’engagement que nous menons fidèlement depuis cette date. Cette amie s’appelait Filomena. Vivant seule, elle passait ses journées à la recherche de compagnie, de quelqu’un avec qui parler. L’entresol où elle vivait à Trastevere était trop étroit et trop vide pour son relationnel vif. Ainsi, Filomena sortait de chez elle de bon matin et arpentait les ruelles du quartier, dans lesquelles tous la connaissaient. Rapidement, elle rencontra les jeunes de Sant’Egidio et prit donc l’habitude de passer tous les jours pour les saluer. Elle fit partie des premières personnes âgées connues par la Communauté.

Filomena était un peu étourdie, il lui arrivait fréquemment de ne pas retrouver ses affaires. Outre les membres de Sant’Egidio, les commerçants, les voisins, représentaient un réseau de protection significatif pour cette dame âgée sympathique et un peu distraite, qui malgré ses difficultés croissantes liées à l’âge, pouvait néanmoins mener une existence normale.

Un jour, Filomena ne sonna plus à la porte de Sant’Egidio et on ne la trouva pas chez elle. Elle avait été envoyée dans un hospice, sur décision de ses neveux qui n’habitaient pas Rome et avaient considéré que c’était la solution la plus sûre pour elle, vu “qu’elle n’avait plus toute sa tête”. Lorsque la Communauté a pu la retrouver… il était trop tard. Nous étions face à une toute autre personne. Elle ne parlait plus, ne reconnaissait plus les gens, pleurait et se lamentait. On lui avait coupé les cheveux, ses cheveux si denses et dont elle était fière. En l’espace de quelques jours, elle s’est laissé mourir sans que nous réussissions à la faire sortir de l’hospice, afin qu’elle retrouve sa vie habituelle.

Nous avons alors compris le mal que peut représenter l’éloignement de son environnement habituel et le placement en maison de retraite, surtout lorsqu’il n’est pas choisi librement. L’histoire de Filomena s’est répétée tant de fois, en de si nombreux lieux. Aux difficultés liées à la solitude, nos sociétés imposent trop souvent la condamnation à l’isolement, bafouant les droits des personnes âgées.


L’hécatombe des aînés

La situation que nous traversons actuellement, avec la pandémie de Covid-19, a révélé l’horreur du système dont beaucoup de personnes âgées sont prisonnières. Les aînés ont été les premières victimes de la pandémie : dans les Ehpad et les hôpitaux, des soins vitaux leur ont été refusés ; ils ont été privés de visite – et le sont encore – et retenus chacun dans leur chambre. A fin 2020, selon les données officielles, la moitié des décès dû au Covid concernait des personnes âgées résidant en Ehpad !

Face à une telle hécatombe – un massacre silencieux – Valérie Régnier, responsable de la Communauté de Sant’Egidio en France a publié une tribune dans le Figaro (daté du 14/4/2020) pour dénoncer le régime carcéral auquel sont soumises beaucoup de personnes âgées et pour rappeler qu’il existe des alternatives. Tandis que les Ehpad étaient fermées à clé, à l’extérieur, le déchirement s’est creusé ; à l’intérieur, l’angoisse s’est répandue. De nombreuses familles n’ont pas pu saluer une dernière fois les proches qu’ils savaient malades et livrés à eux-mêmes. D’autres auraient voulu apporter du réconfort… Impossible dans un système qui prive les aînés de toute autonomie. Les alternatives au placement en Ehpad existent : habitats de vie partagés ; aide à domicile, et lorsque c’est nécessaire, hospitalisation à domicile. Sans oublier les réseaux créatifs de solidarité et de proximité, à l’échelle d’un quartier.

Cette tribune a été suivie d’un appel international en faveur de la réhumanisation de notre société et contre une santé sélective. Intitulé « Pas d’avenir sans aînés ! », cet appel a été relayé par le journal Ouest-France, et a reçu le soutient notamment de A. Riccardi, avec R. Prodi, J. Habermas, M. Delaunay, M. de Hennezel, J. Sachs, F. Gonzalez, H.-G. Pöttering, M. Zuppi, I. Bokova, G. De Rita et d’autres personnalités. L’appel affirme : La thèse qu’une espérance de vie plus courte comporte une diminution « légale » de sa valeur est, d’un point de vue juridique, une barbarie. Il reconnait par ailleurs que l’apport des personnes âgées continue d’être l’objet d’importantes réflexions dans toutes les civilisations. Il est fondamental dans la trame sociale de la solidarité entre les générations. Nous ne pouvons pas laisser mourir la génération qui a lutté contre les dictatures, qui a peiné pour reconstruire après la guerre et qui a construit l’Europe.


Promouvoir les alternatives au placement en Ehpad

Convaincus de longue date que l’arrachement des personnes âgées à leur maison, leur quartier précipitait leur déclin, et témoins impuissants de l’abandon dont elles ont été victimes pendant la pandémie, la Communauté de Sant’Egidio est plus déterminée que jamais à mettre en place des alternatives au placement en Ehpad. Déjà, dans plusieurs villes d’Europe – mais aussi en Afrique et en Amérique Latine – des maisons d’accueil ont été créées. Les appartements sont adaptés à la mobilité des aînés ; meublés et décorés avec goût ; les hôtes sont encouragés à apporter leur propre mobilier.

Les aînés, mettant en commun leurs propres ressources, parfois plus que modestes, ont réussi à éviter un séjour en Ehpad, à se garantir l’assistance nécessaire, continuant à vivre comme ils le désirent. Les habitats partagés représentent une alternative innovante au placement et favorisent, en les valorisant, les ressources informelles du territoire (voisins, parents, etc…). Dans ce cadre, les membres de Sant’Egidio assurent une présence gratuite et chaleureuse, contribuant à établir un climat de famille.


Les Jeunes pour la Paix

e trésor de leur vie, tel est l’une des vocations des Jeunes pour la Paix. En Europe, de nombreux jeunes, collégiens, lycéens et étudiants, rendent visite aux personnes âgées, à leur domicile ou en Ehpad. En leur offrant un peu de leur temps, ils luttent contre la solitude des aînés et leur montrent qu’ils ont encore toute leur place dans la société. Il s’agit là d’une véritable alliance entre Jeunes et aînés, qui s’exprime également lors de fêtes, tout au long de l’année, et spécialement pendant l’été.

Les jeunes ont été protagonistes de la campagne « Pas d’avenir sans aînés  !  ». Ils ont vécu dans la douleur l’interdiction de visite dans les maisons de retraite, mais forts de leur créativité, ils ont su trouver les moyens pour communiquer avec leurs amis retenus dans leur chambre. Lettres, photos, mais aussi vidéos ont permis de « traverser » les portes fermées et d’entretenir une relation qui est source de vie pour les personnes âgées.

Jérôme Thuault

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