Pardonner pour être libéré
Sabeel
"Le Pardon" Page d'accueil Nouveautés Contact

« Sabeel » est le nom d’un centre de « théologie de la libération » en Palestine. Composé de chrétiens de toutes confessions, il édite une revue trimestrielle « Cornerstone ». Le numéro de l’hiver 2016 rapporte le compte-rendu d’une rencontre entre Palestiniens qui alimente notre réflexion.

« … Combien de fois devrai-je pardonner à mon frère
s’il ne cesse pas de pécher contre moi ?
Jusqu’à sept fois ? Non, lui répondit Jésus,
je ne te dis pas jusqu’à sept fois,
mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois. »
(Matthieu 18,21-22 – Trad. FC)

Le pardon, un défi spirituel

Le pardon est une composante essentielle de la foi et de la vie chrétiennes. Dès leur plus jeune âge, nous apprenons aux enfants à prier  : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » (Matthieu 6, 12). Le pardon des péchés par le Dieu de miséricorde, à travers la crucifixion et la résurrection de Jésus, est le principal message de l’évangile. Même du haut de la croix, notre Seigneur a dit : « Père, pardonne leur car ils ne savent pas ce qu’ils font. » (Luc 23, 34). Il n’y a pas de christianisme sans pardon, et cependant la pratique du pardon continue d’être un défi spirituel pour ceux qui suivent Jésus aujourd’hui. Récemment, un petit groupe de Palestiniens et d’étrangers de la région se sont réunis au bureau de Sabeel à Jérusalem pour réfléchir à la signification du pardon en cette époque et en ces lieux particuliers. Nous avons prié ensemble, nous avons lu la Bible et nous nous sommes demandé en quoi consiste le pardon dans ce contexte, face à la poursuite de l’occupation et de l’oppression soutenue par l’État.

Certains thèmes récurrents sont ressortis de cette conversation :
• Comment comprenons-nous le pardon lorsque la violation n’appartient pas au passé mais se poursuit encore ?
• La repentance est–elle requise pour recevoir le pardon ? Est-elle requise pour accorder le pardon ?
• Le pardon est-il une aide ou une entrave à la cause de la libération et de la justice ?
• Jésus a dit : « Pardonne-leur, Père, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » Mais qu’en est-il si nos oppresseurs savent très bien ce qu’ils font ?
• Comment trouver le courage, la force, la foi pour pardonner ?

Le pardon dans un contexte d’oppression

D’abord, il faut dire que, pour beaucoup, il semble totalement prématuré de parler de pardon dans ce contexte. Comme quelqu’un de notre petit groupe le disait, peut-être aurions-nous dû attendre la fin de l’occupation pour publier un numéro de Cornerstone sur ce sujet ! Pourtant, ces amis de Sabeel ont pensé qu’il était important, en tant que peuple de croyants, de réfléchir loyalement sur le commandement des Écritures de pardonner.

Ce ne fut en aucun cas une étude exhaustive de la question du pardon, ni dans les Écritures, ni dans la pratique chrétienne. En fait, nous avons découvert qu’il y avait au moins autant de façons d’interpréter les paroles de Jésus qu’il y avait de personnes dans le groupe ! Mais il devint très clair qu’il était impossible, dans ce contexte, de débattre du pardon seulement comme d’un concept théologique. Dans un contexte d’oppression, les débats relatifs au pardon conduisent nécessairement à des discussions sur la justice, la réconciliation et les réparations. Un membre de notre groupe, un accompagnateur œcuménique (voir www.eappi.org) à Yanoun, nous a raconté qu’il avait vu un habitant du village au milieu des décombres de son entreprise familiale qui avait été détruite une nouvelle fois par des soldats israéliens. Ce n’était pas la première fois, mais à plusieurs reprises déjà, on avait retiré à cet homme les moyens de faire vivre sa famille. Pas une fois, mais à plusieurs reprises il avait été dépouillé de sa dignité. Cette situation n’est pas une exception. L’expérience des Palestiniens est remplie de ce genre de violations répétées. Des villages entiers sont rasés maintes et maintes fois. Jour après jour, l’humiliation se vit aux postes de contrôle. Le mur de séparation barre la route à la lumière du soleil, barre simplement la route, et empêche toute libération ; pas seulement une fois, mais chaque matin.

« Fais grandir en nous la foi »?

Comment pardonner des injustices qui n’appartiennent pas au passé mais qui se poursuivent, toujours au présent ? Si nous nous rapportons aux Écritures, nous lisons que Jésus a dit que nous devions pardonner « jusqu’à soixante-dix-sept fois ». Et il a encore dit : « Et si cette même personne t’offense sept fois en un jour et revient à toi sept fois, et dit ‘je me repens’, tu dois la pardonner » (Luc 17, 4). Ceci semble impliquer le besoin pour un chrétien de pardonner des offenses en cours et répétées.

En mettant ces propos dans le contexte de l’occupation de la Palestine, nous nous interrogeons : Jésus aurait-il demandé à un homme de pardonner la démolition de son foyer soixante-dix-sept fois, et même sept fois par jour. Nous savons qu’en entendant cet enseignement, les disciples de Jésus, pleins de défiance, répondirent en disant : « Fais grandir en nous la foi. » Pour nous aussi, cet ordre a semblé incroyable, peut-être même déplacé.

Tout d’abord, nous savons bien qu’il y a des chefs religieux, des responsables de communautés et des proches parents qui poussent les endeuillés au pardon avant même qu’ils ne soient prêts. En réalité, il y a là une forme d’oppression théologique de dire à un homme debout au milieu des décombres de sa maison qu’il doit pardonner. C’est une oppression théologique de soutenir qu’une mère qui a perdu son fils sous la violence doit immédiatement pardonner ou même remercier Dieu qu’il « soit mort pour la bonne cause ». Le pardon peut éventuellement venir, mais les endeuillés n’ont-ils pas la permission de pleurer d’abord ? D’autre part, quand nous considérons l’enseignement de Jésus de pardonner des offenses en cours et répétées, nous nous demandons si le pardon doit laisser les agresseurs impunis. Le pardon de ces péchés diminuerait-il la possibilité d’obtenir justice ? Et qu’en est-il de la compensation de notre souffrance ? Qu’en est-il des réparations ?

Nous avons commencé en parlant de pardon et, comme vous le voyez, nous sommes déjà passés à la repentance, à la justice et aux réparations ! Nous ne comprenons vraiment pas comment pardonner alors que nos familles, nos voisins et nos communautés ne sont toujours pas libres, et nous ne pouvons pas abandonner notre désir de justice. C’est la raison pour laquelle nous nous joignons aux disciples pour prier Jésus : «  Fais grandir en nous la foi ! » Bien que le pardon ne soit jamais simple ni facile, il est toujours plus facile quand l’offense relève du passé. Il est aussi beaucoup plus facile si l’agresseur manifeste un sentiment de repentir. Mais nous sommes aujourd’hui dans une situation où certains occupants nient qu’ils occupent la Palestine. Certains nient même l’existence de la Palestine ou l’existence des Palestiniens ! C’est pour cette raison que le rapport entre repentir et pardon fut le thème majeur de notre discussion.

Quand Jésus nous a commandé de pardonner, il a dit « Si un autre disciple pèche et s’il y a repentance, tu dois pardonner ». Mais qu’en est-il s’il n’y a pas de repentir du tout  ? Sommes-nous encore obligés de pardonner ? Est-il même possible de pardonner dans cette situation ? À quoi ressemblerait un tel pardon ? Un membre du personnel a parlé de l’exemple de gens qui ne reçoivent jamais d’aveu, ni d’expression de repentance, mais choisissent tout de même de pardonner à leur agresseur – par exemple, des femmes qui ont été victimes de violences sexuelles. Bien que, le plus souvent, de tels agresseurs ne reconnaissent jamais leurs crimes, beaucoup de femmes ont trouvé le moyen et la force de leur pardonner. Pardonner l’agresseur devient une étape majeure de leur propre guérison.

Le pardon, œuvre de la grâce

Le pardon coûte cher. Le grand sacrifice qu’implique l’offre du pardon est une chose dont de nombreux membres de notre groupe ont témoigné. En particulier, quand nous parlons de pardonner des injustices qui se déroulent encore, et à des agresseurs qui nient de nous faire du tort, il est important de reconnaître que le pardon peut être douloureux. Bien sûr, en tant que disciples de Jésus, le sacrifice nous est chose familière. Nous savons que notre Seigneur a pris sur lui tous les péchés du monde quand il a été crucifié à Jérusalem, et nous l’avons entendu appeler tous ses disciples à «  porter la croix et à le suivre » aussi. Le chemin de la croix ne va jamais sans douleur et sans combat – mais nous croyons aussi que le chemin de la croix mène à la vie ! En continuant à réfléchir sur le rapport entre pardon et repentance, notre groupe a passé beaucoup de temps à discuter de ce qu’il est important de voir en une personne (ou un État) qui demande le pardon. Arrivés à ce stade, il était clair que nous étions passés du pardon à la repentance et que, maintenant, nous abordions le but ultime des deux : la réconciliation. Pour que le pardon mène à la réconciliation, il semble clair qu’un certain nombre de choses doivent être réunies. D’abord et avant tout, il parait important d’enregistrer un aveu de culpabilité et de responsabilité. Dans notre situation, par exemple, nous espérons entendre un jour l’État d’Israël admettre qu’il a eu tort d’occuper la Palestine. Avec cet aveu de culpabilité, on aimerait une confession et le désir d’être pardonné. L’aveu de culpabilité et le désir d’être pardonné doivent aussi s’accompagner de repentance. Repentance signifie littéralement « revenir en arrière ». Il est impossible de remonter le temps et d’effacer les injustices de décades d’occupation. Cependant, si le pardon doit mener à la réconciliation, il devrait y avoir un réel changement de conduite, un rejet conscient des tactiques d’oppression et une avancée vers la libération, la justice et les droits humains.

Ces étapes sont capitales pour imaginer un moment où l’occupation pourrait être pardonnée dans son ensemble. L’un des membres de notre groupe a partagé cette expérience, vécue lors du passage récent à un poste de contrôle : pour une raison ou une autre, le soldat et lui-même commencèrent à parler. Il a pu voir que ce soldat, bien qu’il portât l’uniforme et l’arme de l’occupant, était mal à l’aise avec le travail qu’on lui faisait faire. De fait, au moment de vérifier sa carte d’identité, le soldat a dit : « Je suis réellement désolé pour ceci. » Et il a ajouté « Je l’ai pardonné ! je l’ai vraiment pardonné. C’est facile de pardonner un individu. Mais je ne pardonne pas au système injuste qui lui met l’arme dans la main, et lui donne le pouvoir de m’opprimer. C’est tout à fait différent. » Maintes et maintes fois, la différence entre pardonner des individus et pardonner l’injustice du système surgissait dans nos conversations de groupe. Bien qu’une personne soit capable de penser pardonner les petites offenses quotidiennes, le devoir de pardonner toutes ces années de souffrance et d’oppression nécessite quelque chose de plus. L’amour seul ne suffit pas. La maturité ne suffit pas. Nous considérons comment nos frères et sœurs Sud-Africains ont travaillé avec tellement de diligence pour la vérité et la réconciliation après la fin de l’Apartheid, et nous voyons que, malgré la difficulté, une vraie repentance est possible, au moyen de la grâce. La libération et une vie commune sont possibles. Le pardon est possible. La réconciliation est possible. Mais c’est l’œuvre de la grâce.

Pardonner pour être libéré

Alors, à quoi cela nous mène-t-il ? Comment comprenons-nous le pardon dans ce contexte d’occupation ? Qu’est-ce que nos prières, notre travail, et notre réflexion en commun nous ont appris ? Le pardon ne mettra pas fin au conflit. Pardonner aux occupants ne fermera pas le livre de nos souffrances, et ne les dégagera pas de leur responsabilité pour ce qu’ils ont fait. Le pardon ne changera rien à notre passion pour la justice. Nous vivons parfois tellement sous le poids de notre propre colère que nous en sommes paralysés. Lorsque Jésus nous demande de pardonner, c’est peut-être pour nous libérer de la prison de la souffrance, de la colère et de l’amertume, de sorte que nous soyons libres de rechercher la justice pour nos voisins. Le pardon est très important pour notre foi et pour notre situation car, lorsque nous pardonnons, c’est nous qui sommes libérés. Quand nous pardonnons, nous nous débarrassons du pouvoir de l’oppresseur sur nous. Quand nous pardonnons, cela n’a rien à voir avec la responsabilité de rompre le cycle de la violence. Par-dessus tout, quand nous pardonnons, nous le faisons grâce à notre foi en Dieu qui, à travers Jésus, nous a déjà pardonnés. Jésus nous a appris à prier : « Pardonne nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Jésus nous a aussi appelés à chercher la justice, à libérer les opprimés, et à dire la vérité à ceux qui ont le pouvoir. Nous nous efforçons d’être fidèles à tous ces engagements, et nous prions donc avec les disciples :« Montre-nous le chemin. Fais grandir en nous la foi ! »

Trad. L. Buot

Retour au dossier "Le Pardon" / Retour page d'accueil