Ne nous séparons pas !
Christian Delorme
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Christian Delorme rencontre l'islam dans les banlieues de Lyon.
On le surnomme « le curé des Minguettes » et depuis 1983,
année de « la marche pour l'égalité »,
sa réflexion et son engagement font autorité dans les milieux musulmans
comme dans les milieux chrétiens.
Il nous fait remarquer que la volonté de «vivre ensemble»
a commencé avant nous.
Il nous faut continuer une construction menacée par la tentation
de l'islamophobie et du repli identitaire.


Une histoire particulière

Merci beaucoup, d'abord, pour nos amis musulmans qui ont bien voulu nous inviter dans cette mosquée. C'est vraiment un très beau signe d'hospitalité. Je crois que ce n'est pas si souvent que cela qu'on organise des rencontres de ce genre!

Pour commencer à aborder cette question («  Laïcité et religions dans la Ville »), j'ai envie de parler d'un certain nombre de réalités qui font partie de la société française et relèvent de son histoire particulière. On ne peut pas aborder un thème comme celui-ci de manière abstraite. Si nous nous trouvions dans la banlieue de Frankfort, ou à Bruxelles, nous ne pourrions pas poser cette question de la même façon. Nous avons des histoires particulières. Certes, les pays européens sont appelés à faire place aux musulmans dans leur fonctionnement global mais chaque pays a cependant une histoire particulière. En France, les musulmans qui y vivent aujourd'hui viennent surtout du Maghreb, d'Algérie, d'Afrique subsaharienne et ces réalités ne sont pas les mêmes qu'en Angleterre. Nous avons une histoire particulière aussi parce qu'en France, la relation entre les religions et l'Etat a suivi des chemins pendant plus de deux siècles qui n'ont pas toujours été très iréniques. Tout cela aujourd'hui pèse sur ce qui se passe dans notre société.

Les temps ont changé

Ce débat n'aurait pas été le même non plus il y a trente ans. Vous vous souvenez de la marche de l'égalité: «la marche des Beurs». Au début des années 80, quand on parlait de la question des religions  dans la cité, ce n'était pas de l'islam qu'il était question. Le grand problème était celui de l'école. En 1983, il y avait des millions de personnes qui marchaient, les uns pour défendre l'autonomie, la liberté, le soutien aux écoles privées catholiques et les autres pour défendre la laïcité absolue de l'école, une école unique pour tous. Le débat «religions - société» ne portait pas sur l'islam.

Je crois aussi que nous sommes aujourd'hui dans un contexte international qui inévitablement joue sur notre approche de cette question. Et là aussi nous ne sommes plus situés comme dans les années 1980. Si je regarde le contexte mondial, il est vrai que le monde musulman de manière très générale, et en particulier le monde arabe, est traversé, depuis au moins 25 ou 30 ans, par des tensions extrêmes, par des violences très grandes. Inévitablement le regard qu'on porte de l'extérieur manifeste des réactions de peur. On peut revenir simplement sur la tragédie israélo-arabe qui a plus de 60 ans maintenant, mais on a vu une guerre en Irak et l'Afghanistan aujourd'hui. On sait bien que dans les sociétés occidentales, la société française en particulier, la perception des dangers qui menacent a changé. Alors que dans ma génération, ou celle de mes aînés, nous avons vécu jusqu'en 1989 avec ce grand clivage: le monde qu'on appelait libre et le monde communiste. La perception du danger, chez beaucoup, venait des régimes communistes. Tout cela s'est effondré et il y a perception «d'autres menaces» qui, avec la place des religions, et notamment de l'islam dans la société, est marquée aussi par des facteurs internationaux.

Et puis surtout, et cela je le répète souvent dans des rencontres avec des jeunes musulmans de France, qui ont le sentiment très fort que la société française développe beaucoup d'islamophobie, je crois qu'il faut être profondément conscient que la société française a un rapport tout à fait particuliers aux religions et d'abord à l'Église catholique. Et là, me semble-t-il, il y a déjà une première distinction à faire. Je crois qu'il ne faut pas confondre sécularisation et laïcité. Cela peut paraître une distinction très technique. Mais je crois important de la comprendre. La laïcité ne manque pas de noblesse ; apparue à la fin du XIXème siècle elle s'est imposée avec force au début du XXème. Elle affirme que la République française se veut neutre au plan religieux. C'est-à-dire qu'elle ne soutient aucune religion. Elle ne soutient plus une religion parce que, pendant des siècles, le pouvoir monarchique en France a été très lié au catholicisme. Les juifs et les protestants ont eu à en souffrir. A l'intérieur de l'Église catholique, le mot « laïque » recouvre une autre distinction entre ceux qu'on appelle les clercs et les autres baptisés.

Sécularisation !

La sécularisation est un mouvement beaucoup plus ancien qui appartient essentiellement à l'histoire de l'Europe. Elle explique, en grande partie, ce que l'Europe est devenue et sans doute le progrès qu'a marqué la pensée. La sécularisation, c'est la séparation des pouvoirs, en particulier l'autonomie donnée au temporel par rapport au théologique. Le pouvoir des théologiens ne peut plus s'imposer dans tous les domaines (scientifique, philosophique, artistique, politique). Ce mouvement remonte au XVIème siècle. C'est pourquoi il faut distinguer entre les pays. En Europe on a des pays qui ne sont pas laïques comme en France. Par exemple, en Angleterre, la reine est encore officiellement chef de l'Eglise; le roi du Danemark, le roi de Norvège sont aussi les chefs de l'Eglise luthérienne. Mais en même temps toutes ces sociétés sont sécularisées. C'est à dire que le religieux ne peut plus imposer sa morale. Il ne lui appartient pas de fixer les programmes politiques, idéologiques ou culturels. Il faut reconnaître cette distinction. Souvent on pense que si, en France, il n'y a pas une place suffisante faite aux religions c'est à cause de la laïcité. En fait c'est beaucoup plus compliqué  : il faut en prendre acte.

Une autre chose importante, échappe à beaucoup de jeunes musulmans aujourd'hui qui n'ont pas forcément la mémoire ancienne ; ils oublient l'histoire très douloureuse entre l'Etat, la société civile et les religions. La France a été, plus que d'autres pays, marquée par les guerres de religion. On peut remonter très loin, au XIIIème siècle, au drame des cathares. Si vous allez dans le sud-ouest de la France, vous vous apercevrez que la mémoire de cette période est toujours vivante. Des études ont été faites qui montrent que la déchristianisation a commencé plus tôt dans ces régions que dans d'autres. Les guerres de religion au XVIème siècle, entre catholiques et protestants, ont laissé des blessures très profondes dans la société. Elles ont produit des décrochages dans la société française par rapport aux religions. Certains en sont venus à dire: «si, par exemple, les catholiques et les protestants, qui pourtant se réclament tous du Christ, Maître de la Paix, se font la guerre comment peut-on les suivre?»


Naissance de la laïcité

Ensuite a surgi le grand conflit entre l'Eglise et la République. La révolution française s'est faite en grande partie contre l'Eglise. Il y avait des raisons pour cela parce que l'Eglise - en tout cas ses responsables - était très proche de l'Ancien Régime. Cela a été très sanglant, produisant une fracture très grande dans la société française. Des massacres en Vendée ont laissé des traces ; à Lyon deux milles personnes ont été fusillées, accusées d'avoir fomenté contre la révolution. Toutes ces mémoires-là ont laissé des traces. Si bien que lorsque la laïcité, au sens neuf du terme, a fini par triompher, beaucoup se sont dit : « Enfin on va sortir des guerres de religions ». Et lorsqu'on regarde ce qui s'est passé tout au long du XXème siècle, progressivement, entre la laïcité qui, au départ, est hostile de manière très forte à l'Eglise et l'Eglise pareillement hostile à la laïcité, on constate qu'une pacification s'est faite. Elle s'est faite en plusieurs étapes ; mais je crois que le dernier grand conflit qui a eu lieu entre l'Eglise catholique et la République est celui que j'évoquais tout à l'heure : dans les années 1981, la bataille sur les écoles. Finalement on est parvenu à un compromis grâce à un gouvernement socialiste qui n'était pourtant pas vraiment favorable à l'Eglise. En même temps, il est vrai que le conflit s'est déplacé depuis une vingtaine d'années avec la question de la place de l'islam en France.

Je pense aussi qu'on peut avoir, notamment quand on est jeune musulman et j'en vois beaucoup, l'impression qu'aujourd'hui le système politique français est hostile aux religions. Je crois que c'est plus compliqué que cela. Je sais bien que les Présidents de la République ne sont pas tout et que certains ont eu une fonction plus forte que d'autres. Mais, si on regarde les derniers chefs d'Etat français, depuis de Gaulle jusqu'à Sarkozy, en passant par Mitterrand et Chirac, la plupart n'ont pas du tout été hostiles aux religions. Où y a-t-il finalement une attitude un peu hostile, on pourrait dire une «culture de l'hostilité» aux religions? Je crois que c'est dans deux domaines : dans celui des medias, bien qu'il ne faille pas tous les mettre dans le même sac. Dans toute une partie du monde médiatique il y a cette culture de méfiance à l'égard des religions. On dit: «les religions c'est l'obscurantisme, ce sont les atteintes aux libertés individuelles, atteintes à la liberté de création». L'autre domaine, et là ce sont des restes de notre longue histoire, c'est dans toute une partie du monde de l'école. Surtout dans le monde des collèges et des lycées, c'est moins vrai dans le primaire et beaucoup moins à l'université.

En revanche, vous avez encore d'autres lieux où l'influence, de l'Eglise est encore assez forte. Je pense à toute une partie du monde des affaires, du monde économique, sachant qu'il y a encore tout un patronat chrétien. Dans le monde judiciaire, c'est encore vrai mais c'est en train de changer. C'est encore vrai dans la hiérarchie militaire, par exemple. Je dis cela parce que je crois que lorsqu'on aborde une société il faut toujours en voir la complexité.

Islamophobie ?

Je voudrais en venir à la question de l'islamophobie. Il y a, de toute évidence, de l'islamophobie et une islamophobie qui se développe de plus en plus dans notre société. Certains disent qu'il y a aussi de la «  christianophobie », de la xénophobie. C'est sans doute vrai aussi. Mais aujourd'hui, les musulmans qui sont en France ressentent de manière très forte cette montée de la méfiance à l'égard de l'islam. Que signifie le mot « islamophobie » ? Au sens propre cela veut dire la peur de l'islam. Il peut y avoir une peur qui ne va pas forcément jusqu'au rejet et le rejet lui-même ne va pas forcément jusqu'à la haine. Les peurs font partie de notre réalité humaine. Parfois elles peuvent s'expliquer. Si honnêtement on regarde ce qui se passe dans le monde, il est vrai qu'il y a un contexte international qui ne favorise pas un regard paisible sur l'islam. Les musulmans sont d'ailleurs les premiers à en souffrir. Je crois qu'il y a des mémoires qui nous marquent plus qu'on ne le croit. J'ose à peine parler de la mémoire des croisades mais elle existe et dans le monde occidental et dans le monde arabe. Ce n'est pas pour rien que le jour où Saddam Hussein s'est trouvé en conflit avec les Américains, il a enfourché le cheval de Saladin et il a parlé des Américains comme des Croisés. Cette mémoire des croisades existe quelque part dans l'inconscient. Il y a mémoire d'une histoire conflictuelle depuis des siècles, et peut-être même depuis l'apparition de l'islam pour toute une partie du monde chrétien et du monde musulman.

En France la mémoire coloniale est énorme, pesante. Aussi bien chez ceux qui viennent de l'ancien empire colonial - ils sont les enfants, petits enfants ou arrière-petits enfants de ceux qui ont subi la colonisation et c'est une mémoire blessée et douloureuse. Avec surtout la relation de la France et de l'Algérie qui a laissé des blessures énormes. Cette blessure existe aussi dans toute une partie de la population européenne, puisque c'est le mot employé aujourd'hui. C'est une spécificité de la société française. Nous sommes fortement marqués les uns et les autres par cette mémoire coloniale. Tant qu'on n'aura pas essayé d'oublier tout cela, je crois qu'on aura un certain nombre de difficultés.


Une mémoire douloureuse

Des peurs ont également pris leur sources dans l'histoire récente. Dans la fin des années 70, l'affaire des otages du Liban a beaucoup impressionné l'opinion publique française ; il y a eu la révolution iranienne qui d'ailleurs continue ; il y a eu des attentats, dans les années 80, liés au conflit israélo-arabe, etc.

Et puis, dans les causes de cette peur, il y a cette présence de plus en plus visible de l'islam. Les musulmans, bien sûr, souffrent de cela parce que, quand on voit ce qui se passe aujourd'hui à la Mosquée de Gennevilliers, on sait bien qu'on est en présence de cet islam familial, d'hospitalité. Mais beaucoup de gens ne voient pas cela. Ils voient ce qui se passe sur le plan international. Mais ils voient aussi - et cela revient encore à l'histoire particulière de la France - que pendant des siècles l'Eglise catholique a imposé son ordre moral, a imposé ses valeurs, ses modèles d'éducation et ils se demandent si les musulmans ne vont pas prendre le relais d'une Eglise dont ils ne veulent plus. Je crois que cet aspect compte beaucoup. C'est pour cela qu'il faut, bien sûr, dénoncer l'islamophobie mais en même temps il faut prendre en compte ces aspects. Et je ne m'arrête pas sur tout ce qui concerne les problèmes de sécurité dans les banlieues.

Le retour du religieux fait peur

Je crois que pour réussir ce vivre ensemble en France - je dis plutôt réussir que construire parce que ce vivre ensemble ne cesse pas de se construire depuis des années et des années - là aussi, il faut que nous soyons bien vigilants: nous ne sommes pas en train d'inventer l'amitié entre les chrétiens et les musulmans. J'évoque le travail que j'ai fait sur l'émir Abd-el-kader: sans doute que l'Emir qui est né en 1808 a été le pionnier, du côté musulman, des relations d'hospitalité avec les chrétiens. On n'a rien inventé, il faut seulement que nous continuions à apporter notre pierre à cette construction. Le vivre ensemble a existé, il existe et nous devons le faire grandir. Pour un certain nombre d'entre nous qui ont connu ce qu'on appelle les banlieues, il y a trente ans, c'est vrai qu'il y avait plus de rencontres, de proximité entre les gens et qu'on se posait moins de questions. J'ai connu de belles histoires où les familles s'invitaient naturellement au moment des fêtes. Entre chrétiens ou musulmans, il y avait d'abord cette conscience d'appartenance à une même humanité. Aujourd'hui les choses ont pu se durcir. Faisons attention à garder mémoire de tout ce qui a été construit, à ne pas le mépriser. Je dis parfois aux jeunes  : « vous dites souvent que vos parents ne savent pas ce qu'est le vrai islam et que vous, vous l'avez découvert ! Mais vos parents même s'ils avaient un islam marqué par des cultures paysannes pas forcément très orthodoxes étaient en fait de vrais musulmans ». Qu'est-ce qui fait le vrai musulman comme le vrai chrétien ? C'est l'intimité de cette relation que l'on a à Dieu. L'histoire d'un bel islam en France existe depuis très longtemps. Je crois qu'il faut faire attention de ne pas le dénigrer, au contraire de l'accueillir comme un beau témoignage qui a existé.

Refuser les séparations

Et aujourd'hui, je terminerai là-dessus, il y a de références identitaires - surtout chez les musulmans mais on les retrouve aussi chez certains chrétiens - dans certains milieux chrétiens aussi il y a un besoin de réaffirmer le témoignage de la foi ; on pourrait parler de phénomènes identitaires ; par exemple beaucoup de jeunes prêtres aujourd'hui ont besoin d'affirmer haut et fort qu'ils ont choisi leur vocation.

Aujourd'hui ces besoins de références identitaires, ces besoins de se réaffirmer, sont sans doute nécessaires pour un certain nombre. Mais il ne faut pas que cela nous sépare. Et moi, quand j'entends parler de plus en plus du développement du commerce Hallal, de banques islamiques, je me dis: «Cela peut être bien à condition que cela ne sépare pas les gens». Si le développement du commerce hallal fait que les gens ne peuvent plus manger ensemble cela devient une catastrophe. Si la finance islamique fait que les gens ont des banques séparées ce n'est pas forcément une bonne chose. Les carrés musulmans c'est bien à mon avis si c'est dans des cimetières communaux et si on n'est pas trop éloignés les uns des autres. Moi je n'ai pas envie, même dans la mort, d'être séparé des musulmans avec qui nous avons une longue partie d'histoire commune. Oui ! Soyons vraiment ce que nous sommes. Mais, en même temps, ne nous séparons pas les uns des autres.

Christian Delorme


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