Mis à part pour être intégrés à la vie sociale Bernard Michollet
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Bernard Michollet est prêtre catholique et œuvre au service de la Mission de France. En revenant à l’expérience de Paul et des premiers apôtres, il nous présente les chrétiens comme « mis à part », certes, mais pour mieux être au service du monde.

Notre société sécularisée traversée par une certaine quête spirituelle, dans laquelle les religions constituent des îlots originaux, est un terreau propice aux réactions identitaires. Elle peut parfois pousser dans ses marges les membres des religions. Mais ceux-ci, tombant dans le piège identitaire qu’on leur tend, croient parfois mieux défendre leur foi en se coupant de la communauté globale.

L’enjeu de l’existence singulière de courants spirituels – ou aussi philosophiques – touche un nombre immense de personnes. Faut-il s’ériger en «  communautés » identifiées par l’apparence, repérables médiatiquement comme l’impose notre culture, pour vivre selon ses convictions, pour exister  ? Presque deux millénaires de christianisme ont donné lieu à de nombreuses postures qu’il n’y a pas lieu de canoniser.

Nous nous proposons, dans ce texte, de revenir aux attitudes originelles des chrétiens des trois premiers siècles au sein de l’empire romain, avant l’imbrication théologico-politique de la chrétienté. Cette histoire de l’Église primitive, relue au concile Vatican II, permet de penser la place des chrétiens dans une société post-chrétienne.

Des figures, Paul, Jean-Baptiste, Jésus (évidemment), les pharisiens, les disciples de la Voie, nous aideront à penser l’aujourd’hui de la singularité de la vie croyante, libérée de la tentation du repli sur soi, voire du séparatisme.


Paul mis à part pour l’évangile de Dieu

L’apôtre Paul commence sa lettre à la communauté des disciples de Jésus de Nazareth qui est à Rome par ces mots : « Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé en tant qu’apôtre, mis à part pour l’évangile de Dieu… » Ainsi les dix premiers mots (en grec) de la lettre aux Romains situent l’apôtre dans sa relation à celui qu’il confesse Christ et à la « bonne nouvelle de Dieu ». Et surprise ! Alors qu’il est qualifié d’envoyé, il est paradoxalement « mis à part  », mais selon une modalité singulière : « pour l’évangile de Dieu ». La « mise à part [de Paul] pour l’évangile de Dieu » mérite qu’on s’y arrête. En effet, la lecture rapide de l’expression pourrait conduire à penser que Paul doit être séparé, à part de la société à laquelle il appartient. Cela paraît contradictoire avec sa mission apostolique.

Il existe deux manières d’être mis à part : l’une négative, pour se démarquer et se positionner contre une réalité et l’autre positive, en vue d’une action ou d’une mission, il s’agit alors d’un engagement ou d’une consécration. La réponse à la question est dans la préposition « pour », Paul est « mis à part pour l’évangile de Dieu » que l’on pourrait traduire aussi « en vue de l’évangile de Dieu ». Donc Paul n’est pas destiné à être séparé de son peuple, Israël, ni des nations. D’ailleurs son histoire faite de voyages et de prises de parole en toutes sortes de lieux est là pour en attester.

En l’absence de verbe pour indiquer le rapport de Paul avec « l’évangile de Dieu », au moins deux interprétations se présentent à l’esprit. La mise à part est la modalité nécessaire pour « vivre » de cette bonne nouvelle (il y revient sans cesse dans ses lettres) et pour l’« annoncer », ce qui est impliqué dans sa qualification d’apôtre.

Ces premiers mots de la lettre aux Romains offrent déjà un critère pour trier les interprétations de la « mise à part » dont se revendiquent des chrétiens et parmi eux, des prêtres. Certains – qui ne craignent pas le jugement de Dieu  ! – conçoivent qu’ils sont à part parce qu’ils sont plus saints ou supérieurs aux croyants de leur église ou d’une autre religion ou aux personnes sans religion. Quelques-uns interprètent aussi leur mise à part comme un pouvoir sur autrui, une autorisation à faire la leçon ou même à imposer leur point de vue. Hélas, il en existe même qui envisagent la « mise à part pour l’évangile » comme leur retrait dans une forteresse bien protégée de laquelle ils tirent à vue sur le reste du monde dont ils croient qu’il les menace…

Caricatures ! Pas sûr. Ces attitudes sont quelques-unes des perversions du sens religieux de celui qui confond ses certitudes personnelles avec le message et la vie du Christ. Il se prend pour le pur et condamne les autres en les jugeant pécheurs. Jésus, à la suite des prophètes et comme les grands spirituels de l’humanité, s’est insurgé contre cette attitude qu’il a qualifiée d’hypocrite, de relation faussée avec Dieu. Être « mis à part pour l’évangile  » n’a rien à voir avec l’orgueil religieux mais seulement avec la chance – la grâce plutôt – de connaître un peu ce message et de s’appliquer à le vivre. Cette mise à part est d’ordre intérieur. Elle n’a rien à voir avec un pouvoir sur autrui – même s’il s’agit d’un prêtre – mais elle tient plutôt de l’admiration de ce que Dieu réalise dans le cœur des femmes et des hommes que l’on rencontre. Elle n’a rien à voir avec le retrait du monde pour s’en protéger et pour le condamner : comment condamner ceux que Dieu fait vivre et dont lui seul connaît les intentions ?

Ces quelques mots de saint Paul nous renvoient aux choix que Jésus-Christ a réalisés pour répondre à l’appel de son Père de vivre comme son Témoin par excellence.


De Jean du désert à Jésus de la ville

L’itinéraire de Jésus de Nazareth commence publiquement par son compagnonnage avec Jean le baptiseur. Il fait partie de son groupe. Jean est un homme qui fait impression par son choix de se retirer au désert. Il mène une vie d’ascète, tout à fait conforme à l’idée que l’on se fait des prophètes en Israël. Son style de vie lui confère une autorité que les saducéens qui gèrent le Temple ont perdue du fait de leur collusion avec les forces politiques et de leur trop grand intérêt pour l’argent. Son autorité ébranle même celle des divers scribes et docteurs de la Loi parce qu’il s’applique à lui-même la radicalité de la Torah qui appelle l’homme à vivre pour Dieu. Et Jean propose presque une religion parallèle puisqu’il proclame un baptême de repentance en vue de la remise des péchés.

Jésus, donc, vit dans cette perspective avec Jean, un certain temps. Le moment crucial rapporté par tous les évangiles est celui de son baptême par Jean. Les deux hommes s’estiment. Jean semble reconnaître à Jésus une mission qu’il ne se reconnaît pas à lui-même puisqu’il refuse d’être considéré comme « celui qui doit venir », comme le messie espéré par Israël. Pour Jésus, le moment du baptême est celui d’une révélation qui ne va pas sans un combat intérieur, un véritable combat spirituel, rapporté dans les récits de ses tentations au désert. En ce lieu du combat, Jésus mûrit ses choix, se laisse conduire par l’Esprit de Dieu pour discerner son chemin et sa mission. Il prend alors une autre route que celle de Jean le baptiseur, s’enfonce dans les villes pour porter le même message : « Le temps est accompli et le royaume de Dieu s’est approché, repentez-vous et croyez à l’évangile. » (Marc 1, 15) Le temps de Jean prend fin avec son martyre, celui de Jésus se déploie. Le temps de Jean qui crie dans le désert fait place au temps de Jésus qui se mêle à la population.

Dans les villes et les bourgs, Jésus se propose d’aller porter sa « bonne nouvelle » à tous afin qu’ils vivent de la Parole de Dieu. Son projet rencontre celui des pharisiens, héritiers spirituels des martyrs d’Israël qui défendirent la foi au Dieu unique contre l’idolâtrie presque deux cents ans plus tôt. Ce sont des observants rigoristes de la Loi qui ont la noble ambition d’enraciner sa pratique dans l’ensemble de la population. Ils la rappellent à temps et à contre-temps. Et pour être en accord avec cette Loi, selon l’interprétation qu’ils en font, ils élèvent des barrières entre eux, les purs, et les pécheurs, les impurs. Leur objectif est de ramener à eux les enfants de perdition. Ils vivent une vraie consécration à la Loi et veulent attirer les autres à eux en les invitant à quitter leurs habitudes pécheresses. Leur cercle de relations est fait d’anneaux concentriques, les plus proches d’eux étant les plus purs et les plus éloignés ceux qu’ils réprouvent et dont ils s’éloignent pour ne pas se rendre impurs.

Jésus surprend, non parce qu’il se plonge dans la foule des villes et des bourgs, mais parce qu’il se mêle à toutes les strates de la population. Il fréquente les pharisiens avec lesquels il partage le souci que tout le peuple vive selon la Loi, lui-même en vivant profondément. Il s’adresse aussi à des foules bien mélangées, ce qui peut être accepté par les interprètes rigoristes de la Loi, les scribes, souvent de la mouvance pharisienne. Mais ce qui fait scandale, c’est qu’il fréquente le cercle des impurs : « Pourquoi mange-t-il et boit-il avec les publicains et les pécheurs ? » (Marc 2, 16) Il plonge, non seulement au cœur des foules, mais au cœur des groupes humains impurs.

Ainsi, il renverse la conviction pharisienne qui veut que l’impureté contamine le pur. Jésus donne le signe du contraire, le signe de la sainteté qui contamine l’impur. C’est pourquoi il guérit le lépreux, il pardonne les péchés au paralytique avant de l’inviter à marcher… Assumant son appel intérieur venu de Dieu avec qui il entretient une relation d’un ordre unique, il répond qu’« [il n’est] pas venu appeler des justes, mais des pécheurs » (Marc 1, 16). Ce sera finalement la mission de l’Église.


Les disciples de la Voie

Peut-être parce que Jésus ouvre un chemin inédit, ses disciples sont désignés comme « ceux qui sont de la voie » (Actes 9, 2). Ils constituent l’Église, l’ecclesia, soit le groupe de ceux qui sont appelés par Dieu, dans la tradition judaïque. L’une des perceptions essentielles que les disciples ont de Jésus après l’expérience qu’ils font de sa mort et de sa résurrection, est rapportée sous la forme d’une parole sur ses lèvres : « Moi, je suis le chemin, et la vérité, et la vie ; nul ne vient au Père que par moi. » (Jean 14, 6) Jésus, expérimenté par les disciples comme celui qui les a libérés du poids de leur péché et les fait vivre, est très concrètement le chemin qu’ils empruntent pour fonder leur vie sur Dieu, leur roc, selon la métaphore maintes fois reprise dans les Écritures judaïques.

Ainsi Jésus, mort et aujourd’hui vivant, ressuscité, assis à la droite de Dieu, est bien perçu comme le Messie, le Christ, par ces disciples, c’est-à-dire celui qui les appelle et les entraîne sur un chemin nouveau de vie, celui qui les oriente vers Dieu. Cette articulation de leur vie à celle de leur maître est si vraie qu’ils en partagent l’onction divine et « que ce fut à Antioche pour la première fois que les disciples furent nommés chrétiens » (Actes 11, 26). Dès cette première génération, les femmes et les hommes sont perçus comme ceux du Messie-Christ ou de la Voie, dès lors qu’ils empruntent le chemin de Jésus.

Manifestement, les lettres et les récits du Nouveau Testament ne nous présentent pas des personnes séparées de leur société. Ils vivent au milieu de la population, juive ou païenne, ne s’en démarquant jamais au quotidien sauf lorsque leur foi en Dieu risquait d’être malmenée par l’idolâtrie.

Un cas emblématique de discernement à opérer fut celui de la place à accorder par les judéo-chrétiens aux païens convertis au Christ : fallait-il leur imposer les règles du judaïsme pour qu’ils puissent emprunter la Voie ? Après des débats ayant opposé Pierre et Paul sur des questions de nourriture et aussi sur le signe identitaire de la circoncision, Paul l’emporta. Rien ne doit être imposé à ceux qui empruntent la voie du Christ parce que Jésus n’a jamais fait acception des personnes sur un critère, aurait-il été le plus important, tel que la circoncision. La seule restriction émise fut de ne pas sacrifier aux idoles. Il reste à interpréter ce choix !

Le témoignage de la Lettre à Diognète, rédigée dans la seconde moitié du IIe siècle de notre ère, souligne que les disciples de la Voie, les chrétiens constituant l’Église, vivent pleinement insérés dans leur société.

« Les chrétiens ne sont distingués du reste des hommes ni par leur pays, ni par leur langage, ni par leur manière de vivre ; ils n’ont pas d’autres villes que les vôtres, d’autre langage que celui que vous parlez ; rien de singulier dans leurs habitudes. […] Ils habitent leur cité comme étrangers, ils prennent part à tout comme citoyens, ils souffrent tout comme voyageurs. […] Comme les autres, ils se marient, comme les autres, ils ont des enfants, seulement ils ne les abandonnent pas. […] Les chrétiens sont dans le monde ce que l’âme est dans le corps : l’âme est répandue dans toutes les parties du corps ; les chrétiens sont dans toutes les parties de la Terre ; l’âme habite le corps sans être du corps, les chrétiens sont dans le monde sans être du monde. »

Ce positionnement des chrétiens dans l’empire romain, vivant globalement avec des valeurs et des rites très éloignés de leurs références juives, est extrêmement intéressant. Il donne la tonalité à la recherche contemporaine sur la présence qu’ils peuvent avoir aujourd’hui dans des sociétés sécularisées qui ont largement oublié leur enracinement dans une histoire fortement marquée par le christianisme.


L’âme du monde

La Lettre à Diognète développe le verset néo-testamentaire : « Ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde. » (Jean 17, 16) Elle exprime l’idée que les disciples de la Voie ne présentent aucune particularité au sein de la cité. Pourtant, ils y vivent « comme étrangers » parce que leur « royaume » est d’un autre ordre, ils y « souffrent tout comme voyageurs » parce qu’elle est la route qu’ils empruntent pour une destinée qui la dépasse. Tout en étant dans le monde, les chrétiens ne sont pas en pleine adéquation avec toutes ses valeurs, à l’instar de Jésus.

Cette posture est décryptée à l’aide du schème stoïcien selon lequel l’univers vit grâce à une âme, un esprit immanent qui l’anime. Comme l’âme stoïcienne du monde, « les chrétiens sont dans toutes les parties de la Terre », c’est-à-dire présents un peu partout. Ils sont alors intimement liés au monde comme l’âme au corps, donc aussi en s’en distinguant. Se prétendre l’âme du monde, c’est être lié à lui sans s’y noyer.

À l’époque de la chrétienté, le schème théologico-politique impliquait que l’Église soit en quelque sorte l’âme de l’État. Selon divers modèles, c’est la conception qui régit tout régime théocratique. Aujourd’hui, les civilisations à l’échelle planétaire font le pas de la prise en compte du sujet individuel responsable de la construction de sa cité. Sans cautionner les dérives de l’individualisme égoïste, nous pouvons nous réjouir de la montée en puissance de la liberté de pensée, de choisir et de conduire sa vie. Bien que l’avènement en soit difficile, les sociétés modernes incarnent de plus en plus une civilisation de sujets humains qui se prennent en main individuellement et collectivement.

Dans ce contexte, comment interpréter la prétention « [des] chrétiens [à être] dans le monde ce que l’âme est dans le corps » ? Compte tenu de l’évolution contemporaine, le schème de la chrétienté est à évincer. Il reste donc à envisager la présence chrétienne au sein des sociétés en tant qu’Église rassemblée ou dispersée. En tant que groupe humain, l’Église apporte sa contribution à la société tandis que ses membres mettent également leur touche évangélique personnelle là où ils vivent. Ne serait-ce pas ainsi qu’ils sont pour le monde ce qu’est l’âme pour le corps ?

Le concile Vatican II a formalisé cette posture en affirmant que « L’Église [est], dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (Lumen gentium 1, 1964). L’Église est sacrement parce qu’elle est un signe qui renvoie au Christ et que son action est féconde. En effet, le sacrement produit ce qu’il indique en tant que signe. Ainsi l’Église se recentre sur sa dimension de communauté de foi au service de Dieu et de l’humanité. Dès lors, elle redécouvre la posture des premiers disciples et celle de Jésus lui-même. Elle n’est pas au pouvoir et n’a pas à prendre le pouvoir. Mais elle a bien la responsabilité de témoigner sereinement de l’Évangile en tant que communauté et par l’engagement de ses membres en prise avec la société afin que la vie de celle-ci se transforme peu à peu grâce à Dieu. Le reste relève plus de la volonté de puissance que de la vie animée par l’Esprit Saint.

***

« Mis à part pour l’Évangile », les chrétiens à la suite de Paul et par la grâce de Jésus sont consacrés à Dieu, c’est-à-dire au service de la communion avec lui en faisant croître l’unité entre les humains. Car l’Esprit Saint qui tourne les cœurs vers Dieu les tourne en même temps les uns vers les autres puisqu’il est au fondement de l’amour humain. D’ailleurs le critère de l’attitude juste envers Dieu est la qualité de la relation avec autrui.

Si ce sens de la présence au monde comme l’âme est présente au corps, anime les croyants, ils ne succombent pas à la tentation de l’orgueil qui se présente sous deux modalités, la prise du pouvoir ou la création d’une contre-société. En effet, sûrs d’eux, par orgueil, les croyants peuvent vouloir imposer à leur cité leurs convictions en installant une théocratie. Ou alors, toujours par orgueil, dans le lointain sillage des pharisiens hypocrites (ils ne l’étaient pas tous), ils se constituent en groupe fermé de purs qui jugent et condamnent leurs contemporains. Comme Jésus rejetant ces tentations au désert, les croyants choisissent la voie du don d’eux-mêmes dans le service de leurs semblables, le plus sûr moyen de vibrer à l’unisson de la volonté de Dieu.

Bernard Michollet, théologien Mission de France



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