Metaverse : la transcendance du nihilisme digital

Vlad Muresan
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Vlad Muresan est un philosophe roumain. Prenant appui sur la pensée de Hegel, il voit en Metaverse un fruit direct de la révolte moderne contre le « religieux ».


1. La foi : entre malheur et bonheur

La foi a été décrite par Hegel comme une "conscience malheureuse", ou comme une souffrance du sujet qui ne peut surmonter l’abysse entre soi et l’essence divine. Mais ce malheur de la foi était dénoncé dans la perspective d’un besoin d’union mystique plus profonde, c’est pourquoi c’est à tort qu’il est utilisé par les Lumières contre la foi. Ce malheur de la distance a été toutefois un malheur créatif ponctué de moments de création, de dévotion, de joie et de participation au temps sacré. Le déisme des Lumières souffre plutôt du drame de la conscience malheureuse, le déisme étant la vraie transcendance et distance face à un Absolu-monade inerte. Tandis que l’athéisme, qui nie l’essence transcendante, gagne un bonheur solitaire et amer dans un univers défini par des espaces vides et un mutisme cosmique, ou un bonheur crispé avec les autres êtres humains dans cet univers absurde. La foi vive n’offre pas tout mais elle offre des moments privilégiés où la transcendance rejoint l’immanence : des îlots de bonheur dans l’océan du malheur, ou encore des îlots de sens dans la déréliction sans "destination" de la post-modernité, décrite par Nietzsche comme un parfait nihilisme, c’est-à-dire comme un parfait manque de réponse à la question "pourquoi ?"

2. De la foi à la faim de la réalité

Hegel a observé, en ce sens, que la lecture du journal est devenue la religion de l’homme moderne, sa prière quotidienne. Le flux des événements qui, pour l’homme traditionnel, était la sphère de la contingence, devient à l’époque moderne l’essence en soi. Au lieu de lutter afin de sortir de la sphère du devenir, l’homme moderne se jette avec soif et cherche là quelque chose de plénier, de consistant. L’absolu n’a plus été perçu comme au-delà au sens spatial et au sens temporel. L’essence n’était plus placée au-delà et dans l’avenir, mais dans la marche du progrès qui doit culminer dans le paradis terrestre. Le sens de la foi en la Transcendance a été déplacé d’un cadre spatial à un cadre chronologique. Cette immanentisation moderne correspond à la transition d’une perception cosmique du monde à sa perception historique, de la verticalité de l’univers antique à l’horizontalité de l’univers moderne. Le christianisme a été en Europe le terme moyen entre la vision cyclique du temps des civilisations archaïques et la vision historique du temps des civilisations modernes. Mais le christianisme assure un équilibre entre ces deux visions à travers une perception cruciforme du rapport de la transcendance à l’immanence. Le temps historique était perçu comme un temps messianique, ou autrement dit l’Essence absolue était comprise comme accessible dans l’avenir – mais un avenir métaphysique et non physique, c’est-à-dire dans une coïncidence eschatologique de l’avenir horizontal avec l’Essence verticale. Il était une combinaison de bonheur et de malheur, qui décrit la condition humaine. En revanche, l’utopie moderne a voulu la totalité et a substitué à la foi (rejetée par les Lumières comme une simple promesse lointaine, virtuelle) une faim immense de réalité découverte dans la substance de l’immanence. Mais cette promesse ne s’est pas accomplie. La "réalité" de l’immanence s’est montré une réalité précaire, répétitive, éphémère et sans substance. La faim de réalité du sujet moderne s’est transformée en un désespoir qui a pris deux formes : l’utopisme collectif (psychotique) et l’hédonisme individuel (névrotique).

Bien que la modernité ait commencé avec un scepticisme corrosif vis-à-vis de la "conscience malheureuse" (qui oscille entre le monde et Dieu), elle a dégénéré en idolâtrie de l’histoire, la plus dogmatique qui soit, de l’utopisme progressiste. La psychose du "bonheur terrestre" s’est toutefois réalisée comme une véritable tragédie totalitaire. Tandis que l’hédonisme qui s’est confondu dans la matière, a découvert dans l’essence de la vie son caractère éphémère, c’est-à-dire la mort, la finitude n’étant autre que ce que dit son nom, à savoir la fin. La névrose du bonheur individuel compulsif s’est réalisée comme un désabusement éphémère, une addiction et donc un malheur. Les deux efforts modernes d’absolutisation et d’essentialisation de l’immanence ont échoué. Cet échec a été constaté dans le rapport post-moderne à la désillusion.

3. L’aplatissement de la vie et le besoin d’une nouvelle transcendance

La révolution digitale des mass-media démocratiques (lieu où le sujet moderne cherche son essence) a littéralement envahi la conscience avec l’immanence des "réseaux virtuels" qui ont remplacé la substance divine par les ombres humaines. Dans l’agora virtuel, l’Evénement métaphysique (prémoderne) a été dégradé en événement historique (moderne), puis massifié en événement dérisoire (post-moderne). Le progrès n’a été que le progrès de l’aplatissement et de la déréalisation. Le sujet moderne a désessentialisé l’Absolu au nom de l’histoire, le sujet post-moderne a désessentialisé l’histoire au nom du quotidien. Mais l’homme est un générateur permanent de foi. Arrivé à l’aplatissement extrême de la vie, le sujet ressent le besoin d’une évasion, d’une nouvelle transcendance, d’une nouvelle réalisation immersive dans une essence projetée.


4. Metaverse: la transcendance du nihilisme digital

Si la modernité a attaqué la religion au nom d’une faim de réalité (parce qu’elle n’a pas accepté d’attendre un accomplissement futur), avec Metaverse naît une nouvelle utopie digitale qui fuit la réalité, et promet une réalisation augmentée du sujet dans sa propre ombre virtuelle. Les media digitaux sont des medias de masse. Ils médiatisent entre une masse et une masse, et sont par là des médias profondément horizontaux. Les grandes firmes ont compris cette saturation dans l’immanence et ont créé un nouveau produit : un nouveau monde utopique qui n’existe nulle part, c’est-à-dire qui existe dans le fantasme du sujet. Cet univers virtuel "juxtaposé" à l’univers réel est l’"upgrade" radical de l’internet pour offrir une sorte d’incarnation de l’homme dans le monde virtuel, jusqu’à présent accessible de façon seulement théorique, maintenant accessible de façon pratique (à travers le corps virtuel d’un avatar digital). Marc Zuckerberg a défini justement Metaverse comme un internet dans lequel tu es, non un internet que tu te contentes de regarder. Nous ne recueillons pas seulement une information de l’extérieur mais "entrons" "corporellement" et expérimentons. Par la création de l’avatar digital, les hommes "naissent de nouveau" et entrent dans un monde nouveau où ils achètent des propriétés, vivent et travaillent, à travers des expériences toujours plus immersives, augmentées, intensifiées. La vie prosaïque, plate et monotone peut être recréée dans cette transcendance abolie, fin de l’histoire et utopie sublimée en véritable "oasis" d’émancipation, dans laquelle les limites de la réalité sont dépassées grâce à la plasticité du monde virtuel.

1/ Cette vie nouvelle se fonde sur un clonage digital de la réalité comme sur une amnésie programmée de la vie réelle par une sorte de baptême fantasmatique, qui n’ajoute pas de substance à la vie "première", mais la suspend. En conséquence, ce n’est pas une vie augmentée mais une vie diminuée. C’est du temps volé à la vie réelle et consommé dans la vie virtuelle. Au lieu de relations naturelles, apparaissent des relations artificielles. Il suffit de se demander ce que nous pourrions faire au lieu de perdre du temps dans Metaverse : aider les autres, créer quelque chose de réel, etc. Le sujet n’est pas augmenté mais réduit à sa propre ombre digitale, déréalisé comme une fiction intersubjective dans laquelle la vie devient un jeu sur l’ordinateur, c’est-à-dire un jeu fantasmé, c’est-à-dire du néant.

2/ Metaverse devient ce dont les critiques de la religion accusent la religion : "oasis" est une utopie consolatrice et compensatrice. Metaverse devient l’opium de la post-modernité. La foi avait la décence critique de situer l’utopie dans l’avenir métaphysique. En revanche, la foi auto-immersive dans l’"oasis" d’abondance est un utopisme fantasmatique, un hédonisme fantasmatique, un matérialisme fantasmatique, qui cherche à substituer à l’échec de la vie réelle, le succès dans le monde virtuel, ici et maintenant. Au lieu d’être un monde augmenté, Metaverse pourrait se révéler un refuge collectif au sein d’une dépression civilisationnelle. La scission de conscience de ceux immergés dans Metaverse entraînera de graves troubles psychiques et une nouvelle forme d’aliénation vis-à-vis du monde.

3/ L’émancipation promise débute avec une "taxe sur le fantasme" : tout se paie, y compris l’accès à ce "ciel nouveau et terre nouvelle" pervers. La plasticité virtuelle n’est pas, toutefois, si grande au point d’inciter le fournisseur à la gratuité... Tout au contraire. L’avatar digital achète des terrains irréels, des maisons irréelles, des voitures irréelles et des vêtements irréels avec de l’argent réel ; autrement dit, l’abondance du monde phantasmatique (qui est, en essence, rien) se paie avec la matière du monde réel. Toutes les limites sont abolies dans le monde virtuel, sauf la différence ontologique entre le monde virtuel et le monde réel. Autrefois, convaincre les gens de donner de l’argent pour rien se nommait de l’escroquerie. Aujourd’hui cela s’appelle une révolution. Big Tech et les États rivalisent pour étendre le Metaverse. Comme l’internet, Metaverse, cet internet immersif, commence comme une option mais devient incontournable. Si tu n’es pas sur internet, tu n’existes pas : de même va-t-il en être avec Metaverse : si tu n’es pas dans Metaverse, tu n’existeras pas. La vie réelle ne sera pas émancipée, mais conditionnée par la vie virtuelle. Mais la colonisation immersive de la vie virtuelle par les hommes sera en fait la colonisation subversive du monde réel par les grandes firmes. Au fur et à mesure que les hommes vont entrer dans Metaverse, Metaverse entrera en eux. L’aspiration au dépassement émancipateur de la réalité va s’accomplir en addiction digitale, donc en captivité dans un fantasme collectif. Les hommes ne seront plus citoyens mais "utilisateurs" ou esclaves politico-économiques de cet empire virtuel du rien, un empire dans lequel n’existent pas de droits constitutionnels mais seulement des "standards de la communauté", appliqués discrétionnairement par les maîtres du monde digital, dans lequel le sujet aura aliéné son existence.

Vlad Muresan


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