Maghrébins de banlieue
Saad Abssi et Mohammed Benali
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En mars 2011, des jeunes de Gennevilliers et d’Asnières s’affrontaient violemment.
Fallait-il y voir quelque rapport avec les remous accompagnant «le printemps arabe » ?
Que pensent les arabes, jeunes ou moins jeunes,
devant les événements qui se déroulent au sud de la Méditerranée ?
Saâd et Mohammed répondent aux questions de Christine Fontaine.


Conscience politique dans les mosquées.

En mars dernier, on parlait beaucoup dans la presse des combats de rue entre les jeunes de Gennevilliers et ceux d’Asnières. A la même époque le monde s’intéressait aux changements que connaissait le monde arabe. Y -a-t-il un rapport entre les deux événements ?

Les deux situations n’ont absolument rien à voir.
Les heurts parfois très violents des adolescents qui ont troublé les deux villes mitoyennes d’Asnières et de Gennevilliers ne concernaient qu’une infime minorité : il s’agissait d’adolescents dépourvus de toute conscience politique. Deux bandes rivales s’affrontaient pour des histoires de filles et de drogue mais aucun des deux camps ne manifestait la moindre revendication de quelque ordre que ce soit. D’ailleurs, il s’agissait d’un feu de paille qui s’est éteint au bout de quelques jours.

D’une manière générale peut-on dire que les jeunes qui fréquentent la mosquée En Nour ont une vraie conscience politique ?

Sans aucun doute ! On ne connaît pas de jeunes adultes qui ne soient pas inscrits sur les listes électorales. Ils ne sont pas au nombre de ceux qui s’abstiennent. Pour ma part, je leur dis que voter est un devoir mais bien sûr je n’indique pas la couleur à choisir ni le candidat à désigner. Sur Gennevilliers, ils votent à gauche. Cela ne signifie pas que l’islam de France est marqué politiquement ; c’est la conséquence de la politique de notre maire actuel, Jacques Bourgoin, dont la sagesse est proverbiale. Aux dernières élections, il est passé au premier tour avec 75% des voix. Peu de villes de France, sans doute, sont mieux gérées et peu de maires sont aussi proches de leurs administrés.

C’est presqu’un danger pour la démocratie. Aux dernières élections cantonales, certains Gennevillois se sont abstenus de voter parce qu’ils étaient sûrs que Jacques Bourgoin serait réélu. Mais les jeunes luttent contre cette passivité et ils s’efforcent de mobiliser leurs amis.

Le printemps arabe à Gennevilliers

Le réveil du monde arabe les a-t-il marqués ?

Ils suivent les événements avec sérieux. Ils en parlent volontiers à la sortie des prières du vendredi. La ville de Gennevilliers a organisé une table-ronde où Saâd Abssi était intervenant. Ils y sont venus en très grand nombre. Les samedis soirs nous organisons des conférences dans la mosquée ; une d’entre elles a été consacrée à ce phénomène. C’était pendant les événements d’Egypte, au moment de la chute de Moubarak. On a voulu parler de la place des jeunes dans le monde arabe. Jamais la mosquée n’a été aussi remplie.

Quel jugement portent-ils sur ce qu’on appelle « le printemps arabe » ?

Leur jugement est nuancé. En ce qui concerne la Libye, Kadhafi fait l’unanimité contre lui et tous prennent le parti des résistants. On n’entend pas beaucoup de réactions à propos de l’intervention voulue par l’ONU et par la France, même si certains craignent que l’on crée en Libye une situation analogue à celle qu’on a connue en Irak.

Tout le monde aussi se réjouit du départ de Moubarak en Egypte. On commente sa richesse scandaleuse et on condamne l’écart extraordinaire entre les 70 milliards de dollars dont il dispose et le fait que le peuple meurt de faim. Nombreux là-bas sont les sans-abris qui dorment dans les cimetières.

A l’évidence, tous se félicitent de constater une victoire de la démocratie et une avancée du respect des Droits de l’homme.

Jugements nuancés selon les pays

Tu disais que le jugement était nuancé. Peux-tu préciser ?

Les divergences portent surtout sur les pays du Maghreb. On reconnaît que les droits de l’homme n’étaient pas respectés en Tunisie. Mais on est plus nuancé pour l’Algérie ou pour le Maroc. Comparons l’état d’urgence en Algérie à l’état d’urgence en Egypte. En Algérie, il va de soi qu’il faut se protéger. Depuis 1991 l’Algérie ne cesse de souffrir ; on compte plus de 300 000 personnes massacrées. Tout récemment, à Tizi-Ouzou, des terroristes sont entrés dans la caserne : vingt militaires ont été capturés, quatre ont été pris en otage et un nombre d’armes considérable a été emporté. Rien de tel en Egypte où, depuis 1982, l’état d’urgence n’a d’autre but que de maintenir Moubarak au pouvoir.

Par ailleurs, beaucoup de jeunes que nous avons écoutés soulignent que de nombreux partis existent et qu’on peut s’y exprimer sans danger.

On est également assez nuancé par rapport au Maroc. On reconnaît que Mohammed VI a fait des concessions non négligeables par rapport à la Constitution.

La France incapable d'accueillir

Les jeunes de Gennevilliers se sentent-ils solidaires du monde arabe ?

Je n’oserais pas répondre positivement.
Il est vrai qu’ils sont assez fiers de constater les progrès de la démocratie dans le monde arabe. Mais, en réalité, ils se sentent plus motivés par les problèmes qui touchent les musulmans de France. Ils sont particulièrement remontés contre les différents ministres de l’Intérieur. Chacune de leurs petites phrases est ressentie comme un coup de poignard. Le débat sur la laïcité organisé par l’UMP a choqué tout le monde. Pourquoi un débat sur la laïcité à propos des fidèles de l’islam plutôt qu’à propos des Juifs ou des chrétiens ? Il est vrai que la prière dans la rue est une catastrophe mais c’est d’abord une catastrophe pour les croyants dépourvus de lieux de culte. Plutôt que d’en débattre, il faut convenir que la France est incapable de fournir à ceux qu’elle accueille les moyens d’exercer leur culte ; cela fait partie des droits de l’homme. Il faut reconnaître qu’il y a là un problème. Les musulmans de France, à commencer par les jeunes de Gennevilliers, préfèreraient qu’on trouve une solution plutôt que d’affoler l’opinion publique.

La méfiance à l’égard de l’islam crée un malaise parmi les musulmans de France comme jamais. Je connais plusieurs jeunes qui adhéraient à l’UMP et qui sont venus déchirer leur carte devant moi. La situation est telle qu’ils sont sensibles au fait que leur dignité est bafouée plus qu’au fait que les arabes aient acquis la leur propre. En l’occurrence ils se sentent plus blessés dans leur dignité personnelle que solidaires du monde arabe qui commence à relever la tête.

L'islamisme n'est pas à craindre

Considèrent-ils que la démocratisation des pays arabes puisse avoir des retombées religieuses ? Le pouvoir ne risque-t-il pas de tomber aux mains des islamistes ?

Les jeunes que nous entendons n’abordent pas cette question. Pour notre part, nous sommes persuadés que si les révolutions actuelles profitaient aux islamistes, il ne pourrait s’agir que d’islamistes modérés. Si l’on considère les Frères musulmans, on constate qu’il n’y a qu’un nombre infime d’extrémistes. La plupart sont des modérés. Le parti Ennada, en Tunisie, appelle les étrangers à venir bronzer sur les plages du pays ! C’est dire qu’ils n’ont pas peur du manque de pudeur dont les extrémistes accusent les Occidentaux. Parler d’extrémistes est une façon d’entrer dans le jeu de Kadhafi. Celui-ci prétendait que la foule des prisonniers enfermés dans ses geôles étaient d’affreux terroristes alors qu’il ne s’agissait que d’opposants à sa politique. Si l’on considère comme islamistes ceux qui gouvernent en Turquie cessons de craindre ceux qu’on appelle Frères musulmans. La Turquie d’Erdogan a vu les salaires mensuels multipliés par cinq et la liberté d’expression est totale en ce pays. Au départ, Erdogan avait contre lui la justice et l’armée qui prétendaient que la laïcité était menacée. Aujourd’hui la méfiance a disparu. Le Parti pour la Justice et le Développement (PJD) au Maroc a 46 sièges au Parlement ; en Algérie le parti Hamas est au gouvernement. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de courants issus des Frères musulmans qui ne sont une menace pour personne.

On parle beaucoup d’Al-Qaïda. Mais le mouvement n’a aucune emprise sur la population. Ses membres se replient au désert et leur action se limite à prendre des otages pour obtenir des rançons.

Considérez-vous, pour votre part, que ces bouleversements du monde arabe modifieront les relations entre musulmans et chrétiens ? Quel avenir entrevoyez-vous pour ces pays ?

En Egypte, la démonstration a été faite que l’attaque de l’église pendant la messe des coptes avait été organisée par le pouvoir. Sur la place Tahrir, coptes et musulmans étaient ensemble. Il faut attendre pour voir ce que donnera la démocratie. L’ex-président de l’Intérieur est en train d’être jugé. Entre autres chefs d’inculpation on lui reproche l’organisation de l’attaque des Coptes.

Pour le reste, on ne peut que s’interroger. La justice sociale faisait partie des buts poursuivis par ceux qui luttaient pour l’indépendance. Celle-ci a été obtenue mais la justice sociale se fait toujours attendre. A La Mecque, on est émerveillé quand on entre dans la mosquée mais, lorsqu’on sort, on a envie de vomir tant les mendiants et les handicapés sont nombreux. J’ai protesté auprès du gouverneur de La Mecque. Ceux qui aujourd’hui font la révolution ont profité de la démocratisation de l’enseignement. Ils savent se servir d’internet. C’est une autre génération. Sauront-ils mieux faire que leurs prédécesseurs ? Accordons leur notre confiance.

Saad Abssi
Mohammed Benali

Propos recueillis par Christine Fontaine


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