L'Irak ou la souffrance d'un peuple
Thar Hayo
"La souffrance" Page d'accueil Nouveautés Contact

Thar, un Irakien, tente de dire la souffrance qu’il partage avec ses concitoyens,
bien que les mots fassent défaut pour se faire entendre en vérité.
Ce témoignage venu du Moyen-Orient est une grave question posée à l’Occident.

Où commencer, où s'arrêter ?

A chaque fois que l’on m’a interrogé sur la souffrance en Irak, je me suis perdu dans ses dédales. Où commencer, où s’arrêter et y a t-il une fin? Et comment décrire ce qui dépasse l’imagination  ? La souffrance en Irak est comme la cuisine française, elle a ses types, ses dimensions, son art et ses saisons. A chaque fourchette de souffrance, une histoire se déroule dans le temps. Elle n’a jamais visé le plaisir mais uniquement la subsistance.

La palette infinie de la souffrance a amené les gens à créer leurs propres variations pour l’apprivoiser et la digérer, telles ces liqueurs digestives inventées dans d’autres contrées. Que ce soit par nécessité ou inventivité, à chaque nouvelle incise de douleur, les gens ont, tels des artistes, développé des approches psychiques et physiques leur permettant de continuer à vivre alors même qu’une fraction de leur souffrance aurait suffi à mener un autre être à la folie ou au suicide. Pour autant, cohabiter avec la douleur nécessite de payer un lourd tribut et de sentir un goût amer à l’évocation du bonheur, de l’ambition et du libre choix. Une part de vie meurt en nous à chaque fois que nous sommes forcés de nous défaire d’un bien afin de ne pas mourir.

Il t'est interdit de questionner

Le règne de la dictature en Irak a duré trois décennies. La dictature a un poids que les mots ne peuvent pas porter. Avoir une opinion était l’un des plus grands interdits et, à l’intérieur de leurs propres demeures, les gens craignaient de critiquer le pouvoir. Celui qui osait murmurer était emmené vers l’inconnu et plus rien ne filtrait sur son destin. Pire, la sentence ne s’abattait pas uniquement sur les opposants et les objecteurs mais bouleversait de fond en comble la vie de leurs familles et proches. Si un jeune homme désertait le service militaire, il était exécuté par balles sur une place publique, ses parents étaient forcés d’assister à la scène puis de s’acquitter du coût des balles qui avaient tué leur fils, car d’après le régime, un déserteur ne méritait pas que l’Etat engage des dépenses pour lui. Même le prix des balles meurtrières devait être remboursé par la famille. Doit-on épiloguer sur le sentiment d’une mère forcée à payer le prix des balles qui ont tué son fils ?

Omar Saïd avait vingt-quatre ans quand il a été emmené à une bataille dont il ne savait même pas quand elle avait débuté. Il embrassa rapidement ses deux enfants et sa femme à qui il dit : « Je reviendrai avant que notre troisième enfant ne vienne au monde ». Saïd n’avait pas rédigé de testament et il ne fut pas permis à sa mère de demander pourquoi elle devait ce jour-là faire ses derniers adieux à son fils. Deux mois plus tard, lors d’une nuit sans étoiles, Saïd revint. Un corps sans vie enlacé par sa mère. Elle remercia Dieu de la faveur qui lui fut accordé de voir une dernière fois son fils. Elle rendit grâce car, contrairement à son mari, son fils n’était pas revenu par une lettre dans une enveloppe blanche ou par un mot sur des lèvres disant : «  Ils étaient nombreux et l’odeur fétide. Nous les avons donc enterrés avec les autres cadavres », comme ce fut fait avec le fils de la voisine  ». Cette fois-ci, Oum Saïd a de la chance. Elle a pu voler le dernier effluve de son parfum, l’enterrer, verser ce qui lui restait de larmes et prier. La femme de Saïd pleura sans savoir sur qui pleurer.

Une guerre a pris fin et une autre a commencé. Des cadavres et des lettres ont frappé à la porte de chaque maison. Des hommes sont partis sans revenir et sans donner de nouvelles. La mort a étendu son ombre dans les rues et les gens ont désespéré du désespoir. Il fut à nouveau interdit de demander : « Pourquoi sommes-nous emmenés comme du bétail ? Pourquoi sommes-nous tués comme du bétail ? Pourquoi sommes-nous forcés de chanter la mort dans ces rues où nos enfants n’ont pas le droit de prononcer le mot « liberté » ? ». Après avoir pleuré leurs morts, ils ont coloré leur mémoire de l’existence heureuse, de la gentillesse et de la générosité des défunts et ils ont souri. Le souvenir de Saïd et des autres est devenu l’un de ces diamants interdits. Et, tel un chapelet, leurs proches ont égrené leurs tristesses refoulées la nuit en s’endormant. Elles sont nombreuses et les compter aide à trouver le sommeil…

L’embargo

Les avions dans le ciel ressemblaient à des criquets et le bruit de la radio couvrait la voix de la liberté. Et pourtant, cette première tentative de liberté venue de l’Ouest était incroyablement étrange. Au lieu de libérer le peuple, cette guerre priva le pays de toutes les denrées de bases et le plongea dans une destruction totale. Les stations d’essence et les usines, les centrales électriques et les centrales téléphoniques explosèrent sous les bombes. La fumée s’éleva des rues, des écoles et des institutions étatiques. La vie fut paralysée et les avions n’interrompirent pas leurs rondes célestes, s’assurant que la vie s’était bien arrêtée. Et la radio ne cessa de proclamer la victoire de la liberté. En une semaine, l’Irak revint des décennies en arrière. Point d’eau, d’électricité, de routes, d’usines et de médicaments et point de combustibles pour alimenter les voitures et les chaufferies.

Après la guerre, l’embargo économique fut imposé à l’Irak « pour punir le régime ». L’économie s’effondra complètement, menant à la destruction de la structure sociale. Les salaires des fonctionnaires, tels les maîtres d’école et les professeurs, ne suffirent plus à acheter une paire de chaussures, ce qui força ces derniers à travailler dans tous les domaines, les décents et les indécents. Il devint très commun de voir l’un de ces professeurs d’université conduire un taxi et la honte était grande lorsqu’un étudiant découvrait, après s’être installé, que le chauffeur n’était autre que son professeur … Certains fonctionnaires furent embauchés dans des commerces et des boutiques et on en vit d’autres se joindre, une pioche en main, aux files d’attente d’ouvriers en bâtiment, se dissimulant honteusement à chaque passage de l’une de leurs connaissances. Mais au fil des jours, la honte devint un obstacle psychique et pratique que les gens durent dépasser par l’humour. Ainsi, les fonctionnaires s’asseyaient et bavardaient, riant de ce qui leur arrivait comme s’ils contaient les mésaventures d’inconnus. L’un deux dit une fois en riant : « La concurrence dans le milieu des ouvriers est difficile pour nous les professeurs. Les employeurs nous préfèrent les ignorants car nous manquons d’expérience à nous être trop occupés de sciences…».

Est-ce la fin d’une épreuve ou le début d’une autre ?

près dix ans de captivité, Idriss est de retour dans sa patrie. Celle-ci est toujours belle, comme on le lui avait promis mais, au bout de son espérance, quelques désillusions l’attendent. Une longue queue s’était formée pour l’accueillir. Des milliers l’attendaient dans le grand stade où revenaient les prisonniers originaires de Mossoul et, lorsque son nom fut prononcé dans le haut- parleur, les forces de police postées aux portes du stade furent dépassées par des foules venues de toutes les directions et marchant vers le stade avec des larmes de joie dans les yeux. Idriss était un être aimé. Il était un professeur d’université mais aussi un sportif de haut niveau ainsi qu’un intellectuel et un activiste jouissant d’un statut certain parmi ses pairs. Malgré la foule, Idriss prit conscience de l’absence d’êtres qui lui avaient particulièrement manqué. Au moment du retour, du terme mis aux souffrances de la captivité et des retrouvailles avec les êtres chers, Idriss apprit que les dix années écoulées lui avaient pris sa mère et son père et que son frère avait disparu sur l’un des fronts sans laisser de traces. Son rêve longtemps caressé d’embrasser la main de sa mère au moment du retour se dissipa dans l’air. Et ses amis les plus proches auprès desquels il avait tant voulu revenir n’étaient plus là. Idriss voulut se rendre au cimetière de sa ville avant de revenir dans sa maison. Sa visite ressembla étrangement à une entrée dans un café de la ville un vendredi. Ses amis occupaient tous les recoins, non plus sirotant leur thé mais leurs noms inscrits sur des stèles blanches, tombés aux fronts.

Idriss retourna à une réalité sombre dans laquelle l’obtention du pain quotidien n’était pas garantie. Son emploi de professeur d’université ne lui permettait même plus de payer le transport de sa maison à l’université. Idriss, le héros de guerre, l’universitaire, le sportif d’exception et l’intellectuel reconnu passait d’un emploi à un autre, s’endettant auprès d’amis qui avaient délaissé leurs études au niveau de l’école primaire. Certains acceptaient de lui prêter de l’argent par pitié, d’autres pour prouver que leurs choix avaient été les bons. Mais Idriss n’avait pas d’alternative, il lui fallait bien faire vivre ses enfants et les moyens utilisés pour assurer cette subsistance étaient devenus négociables. Les principes étaient désormais contournables. Car la lutte pour la survie a des règles plus dures que ce que certains peuvent s’imaginer. La pression psychologique qui pesait sur les épaules d’Idriss était terrible et il n’eut d’autre choix que de surmonter son passé. Ainsi, Idriss perdit volontairement la mémoire et cacha son passé glorieux qui avait perdu toute valeur. Alors que ses amis vendaient les livres du passé afin de récolter un peu d’argent et qu’Idriss se préparait à faire de même, il prit une décision étrange. Il brûla sa bibliothèque et ses livres et dit à son fils en souriant, alors que les flammes du feu explosaient dans ses yeux remplis de larmes : « Je ne vendrai pas mes livres et ce que je fais aujourd’hui relève de mon choix avant que je n’en n’aie plus… ». Une fois Idriss dit : « J’aurais voulu ne pas revenir, j’aurais voulu rester dans ma cellule à rêver d’un avenir meilleur… ».

La liberté venue de l’Occident

Après douze années de guerre et d’embargo meurtriers durant lesquelles le peuple irakien mena une existence indigne de la condition humaine, après cette guerre intelligente censée affaiblir le régime mais qui le renforça tout en affaiblissant le peuple (la mort d’un million d’enfants suite aux privations de nourriture et de médicaments n’était que la face émergée de l’iceberg), la douleur devint bien plus affûtée et il sembla que les souffrances étaient infinies dans ce pays. Ces gens qui ne connaissent pas la douleur furent très habiles à la créer. En 2003, les «  armées de la démocratie » selon certains ou les « hordes des ténèbres  » selon d’autres, mirent un terme « aux souffrances » et « au jeu  » par une bataille ouverte qui causa la mort de milliers de personnes parmi le peuple qui, comme à l’habitude, n’eut pas le choix. Le monde décida de ce que le peuple voulait sans consulter personne.

Après la chute du régime, les gens n’avaient pas d’attentes particulières ni de demandes excessives, ni même de ressentiment ou de haine contre les nouveaux venus. Leur seule aspiration fut celle d’une vie meilleure et d’un peu de liberté, ainsi que du droit de s’enquérir de leur destinée et des stratégies élaborées par le Bien qui avait triomphé du Mal. Le peuple applaudit le Bien mais ce nouveau changement ne mena qu’à plus de boue et les gens se mirent à regretter les jours anciens.

Lors de l’une de ces journées d’été où la chaleur est étouffante, Salam, un garçon de quinze printemps, menait l’un de ses clients dans la voiture privée sur laquelle il avait écrit à la main « taxi ». Alors que, comme habituellement, Salam avait éteint le moteur de sa voiture et qu’il patientait avec son client dans la file d’attente qui s’étendait sur plusieurs kilomètres jusqu’à un check point, une bataille menée avec des armes légères, moyennes et lourdes eut lieu à quelques kilomètres de distance entre les forces américaines et des insurgés inconnus. Des colonnes de fumées s’élevèrent de toutes parts et la terre trembla sous leurs pieds. Soudainement, Salam éclata de rire et, alors que son client s’apprêtait à le questionner sur la raison de ce rire, il se mit aussi à s’esclaffer avant même d’avoir formulé sa question. Salam dit : « Regarde-nous. Au temps de la dictature, nous étions emprisonnés, insultés et tués si nous nous aventurions à réclamer notre liberté. Depuis l’avènement de la liberté, nous sommes tués, emprisonnés et insultés sans raison et avant même d’avoir demandé quoi que ce soit. Nous avons vraiment mal compris le concept de démocratie. Chaque partie est en fait devenue libre d’aiguiser notre souffrance à nous le peuple et notre liberté d’êtres humains ne fait que s’amenuiser depuis trois décennies ».

Salam avait obtenu son diplôme universitaire en juillet 2003 après la dernière guerre. Une année s’était écoulée depuis la bataille de la liberté et, comme la plupart des milliers de fraîchement diplômés, il était sans travail, passant la moitié de sa journée dans les files de demandeurs d’emploi s’étirant devant les administrations de l’Etat et l’autre moitié de sa journée comme chauffeur de taxi utilisant la voiture de l’un de ses proches.

Après plus d’un an d’inertie, les gens se mirent à accepter n’importe quel emploi, ce qui fit de certains des proies faciles à enrôler dans des entreprises de violence variées. La colère du peuple se porta sur le régime et les occupants qui s’étaient retirés et isolés dans les palais de l’ancien régime. Cette colère populaire joua un rôle majeur dans la montée d’une violence et la propagation d’un radicalisme qui avaient jusque-là été étrangers à ce pays.

Les villes se sont transformées en casernes militaires, des centaines de milliers de personnes ont été contraintes de quitter leur foyer. Des dizaines de milliers furent tués, disparurent et les prisons se sont remplies de détenus ignorant tout de leur acte d’accusation. Après que les champs de bataille se furent couverts de cadavres, les gens virent les cadavres remplir les rues et ne se sont plus sentis en sécurité.

Cette histoire n’a pas de fin…La souffrance est devenue une compagne et les gens finirent par bien la connaître. Les Irakiens ne traitent plus avec la souffrance mais vivent avec elle. Il n’y a pas de mots pour exprimer la douleur d’une nation qui, inventant l’écriture, a élargi le champ de la parole.

Thar Hayo


Retour au dossier "La souffrance" / Retour page d'accueil